Sommaire
IL'île, un lieu closIILa révolte des femmesAL'abolition des classesBS'affranchir des stéréotypesIIILa question du genreLa Colonie
Marivaux
1750
Un groupe d'hommes et de femmes d'un pays qui a perdu la guerre vont se réfugier sur une île. Ils sont alors obligés de trouver des institutions, de mettre en place un gouvernement. Ils organisent alors l'élection de deux nouveaux gouverneurs de l'île. Le seigneur Timagène est élu pour représenter la noblesse, et l'artisan Sorbin pour représenter le tiers état. Les femmes s'indignent car elles ont été refusées au nouveau gouvernement. Elles décident de devenir indépendantes, et d'établir leurs propres lois en formant leur propre comité constitutionnel. Arthénice représente la noblesse et Mme Sorbin le tiers état.
Les femmes veulent aussi abolir l'amour et le mariage. Elles assurent qu'il s'agit d'une forme de servitude. Ainsi, la fille de Mme Sorbin, Lina, n'a plus le droit de voir Persinet, l'homme qu'elle aime. Elle doit faire une profession de foi contre l'amour. Mais Lina ne peut s'y résoudre. Madame Sorbin décrète aussi que les femmes doivent s'enlaidir, car c'est comme cela que les hommes les contrôlent, en les considérant comme de belles choses. Arthénice et Madame Sorbin ordonnent aux hommes de leur donner l'accès à toutes les fonctions qu'ils exercent, ou elles se sépareront d'eux éternellement. Ils donnent alors le pouvoir à Hermocrate. Timagène va mettre au point un stratagème pour reprendre le pouvoir. Il feint une attaque des sauvages. Les hommes décident donc que les femmes doivent aller au combat. Les femmes ne sont plus rassurées. Madame Sorbin dit à son mari : "Va te battre, je vais à notre ménage." Les règles sont ainsi rétablies.
L'île, un lieu clos
Le cadre de l'action est une île, un endroit clos dont on ne peut s'échapper. L'endroit devient le lieu de l'expérimentation sociale. Les personnages sont coupés de leur vie d'avant et n'ont plus aucun contact avec l'extérieur. C'est véritablement un nouveau monde, un nouveau cosmos, avec ses propres règles qu'il faut inventer. Une situation nouvelle est ainsi créée, et permet à Marivaux d'établir son histoire. L'île est un monde clos, comme l'est la scène de théâtre. Les personnages vont jouer à changer de rôle. C'est un double plan théâtral et social, Marivaux joue avec la structure dramatique pour défendre une idéologie.
La pièce renvoie, par son sujet, à deux pièces d'Aristophane, Lysistrata et l'Assemblée des femmes. Les rapports entre hommes et femmes sont changés par cette nouvelle situation.
La révolte des femmes
L'abolition des classes
L'histoire de la pièce inclut l'abolition des classes. Les hommes et les femmes mettent en scène des États généraux où un membre de la noblesse et un du tiers état se rencontrent. Ils forment un gouvernement. L'abolition des classes s'accompagne ici de l'abolition de la position, de la situation. Arthénice et Madame Sorbin, veulent rassembler les femmes autour de nouvelles revendications qui visent à demander l'égalité avec les hommes.
Ce but commun permet alors de gommer les différences sociales. Madame Sorbin assure d'ailleurs : "il n’y a plus qu’une femme et qu’une pensée ici." Tant que les femmes sont liées, tant qu'elles sont rassemblées contre les hommes, les classes n'ont plus de valeur. C'est l'union des classes contre un ennemi commun : les hommes.
S'affranchir des stéréotypes
Marivaux va plus loin que la simple revendication de l'égalité par les femmes. Il se penche également sur la raison pour laquelle les femmes sont jugées inférieures aux hommes, et sur la façon dont elles sont conditionnées pour rester à la place qu'on leur a donnée. Ainsi, la pièce ne se présente pas comme une simple comédie, elle aborde des sujets sensibles. Marivaux trouve de vrais arguments à mettre dans la bouche des femmes. Il y a une véritable remise en question des rapportes entre genre et identité.
En effet, Arthénice et Madame Sorbin décident qu'il faut se libérer des stéréotypes pour mieux revendiquer l'égalité. Elles réclament d'accéder aux mêmes métiers que les hommes. Surtout, il est intéressant de noter que Madame Sorbin voit un lien de cause à effet dans la façon dont les femmes sont vêtues et maquillées. Elle insiste ici sur l'importance pour les femmes de se libérer des apparences, de cesser d'être de belles personnes. Pour elle, c'est une des raisons qui font que les hommes les estiment inférieures.
ARTHÉNICE :
Il est vrai qu'on nous traite de charmantes, que nous sommes des astres, qu'on nous distribue des teints de lis et de roses, qu'on nous chante dans les vers, où le soleil insulté pâlit de honte à notre aspect, et, comme vous voyez, cela est considérable ; et puis les transports, les extases, les désespoirs dont on nous régale, quand il nous plaît.
MADAME SORBIN :
Vraiment, c'est de la friandise qu'on donne à ces enfants.
UNE AUTRE FEMME :
Friandise, dont il y a plus de six mille ans que nous vivons.
ARTHÉNICE :
Et qu'en arrive-t-il ? que par simplicité nous nous entêtons du vil honneur de leur plaire, et que nous nous amusons bonnement à être coquettes, car nous le sommes, il en faut convenir.
UNE FEMME :
Est-ce notre faute ? Nous n'avons que cela à faire.
ARTHÉNICE :
Sans doute ; mais ce qu'il y a d'admirable, c'est que la supériorité de notre âme est si invincible, si opiniâtre, qu'elle résiste à tout ce que je dis là, c'est qu'elle éclate et perce encore à travers cet avilissement où nous tombons ; nous sommes coquettes, d'accord, mais notre coquetterie même est un prodige.
UNE FEMME :
Oh ! tout ce qui part de nous est parfait.
ARTHÉNICE :
Quand je songe à tout le génie, toute la sagacité, toute l'intelligence que chacune de nous y met en se jouant, et que nous ne pouvons mettre que là, cela est immense ; il y entre plus de profondeur d'esprit qu'il n'en faudrait pour gouverner deux mondes comme le nôtre, et tant d'esprit est en pure perte.
Marivaux
La Colonie, scène IX
1750
La question du genre
La question du genre est donc au cœur de la pièce. Si la fin de la comédie remet tristement chacun à sa place, Marivaux n'allant pas au bout de son idée, il a tout même interrogé l'identité de l'homme et de la femme. Arthénice et Madame Sorbin, en décidant de demander l'égalité, adoptent des comportements dits masculins. Elles refusent la coquetterie, elles rejettent la séduction. Elles jouent aux hommes. Tant et si bien d'ailleurs que les hommes se voient forcés de jouer aux femmes.
En effet, ils usent de qualités dites féminines pour amadouer les femmes. Ainsi, Monsieur Sorbin pleure (il est sensible), Persinet se montre soumis, ils tentent tous de séduire les femmes. L'île est devenu le lieu de l'expérimentation où les personnages découvrent ce qu'est être l'Autre. Ou plutôt, chacun est obligé de regarder l'image que l'Autre a de lui.