Sommaire
ILorenzo, un débauché et un athéeIILorenzo, un poltron ou un manipulateur ?IIILa présentation du ducIVLa transgression des règles classiquesVUne critique de l'ÉgliseLE DUC (à Valori) :
Votre Éminence a-t-elle reçu ce matin des nouvelles de la cour de Rome ?
VALORI :
Paul III envoie mille bénédictions à votre Altesse et fait les vœux les plus ardents pour sa prospérité.
LE DUC :
Rien que des vœux, Valori ?
VALORI :
Sa Sainteté craint que le duc ne se crée de nouveaux dangers par trop d'indulgence. Le peuple est mal habitué à la domination absolue ; et César, à son dernier voyage, en a dit autant, je crois, à votre Altesse.
LE DUC :
Voilà, pardieu, un beau cheval, sire Maurice ! hé ! quelle croupe de diable !
SIRE MAURICE :
Superbe, Altesse.
LE DUC :
Ainsi, monsieur le commissaire apostolique, il y a encore quelques mauvaises branches à élaguer. César et le Pape ont fait de moi un roi ; mais, par Bacchus, ils m'ont mis dans la main une espèce de sceptre qui sent la hache d'une lieue. Allons, voyons, Valori, qu'est-ce que c'est ?
VALORI :
Je suis un prêtre, Altesse ; si les paroles que mon devoir me force à vous rapporter fidèlement doivent être interprétées d'une manière aussi sévère, mon cœur me défend d'y ajouter un mot.
LE DUC :
Oui, oui, je vous connais pour un brave. Vous êtes, pardieu, le seul prêtre honnête homme que j'aie vu de ma vie.
VALORI :
Monseigneur, l'honnêteté ne se perd ni ne se gagne sous aucun habit, et parmi les hommes il y a plus de bons que de méchants.
LE DUC :
Ainsi donc, point d'explications ?
SIRE MAURICE :
Voulez-vous que je parle, monseigneur ? tout est facile à expliquer.
LE DUC :
Eh bien ?
SIRE MAURICE :
Les désordres de la cour irritent le Pape.
LE DUC :
Que dis-tu là, toi ?
SIRE MAURICE :
J'ai dit les désordres de la cour, Altesse ; les actions du duc n'ont d'autre juge que lui-même. C'est Lorenzo de Médicis que le Pape réclame comme transfuge de sa justice.
LE DUC :
De sa justice ? Il n'a jamais offensé de pape à ma connaissance, que Clément VII, feu mon cousin, qui, à cette heure, est en enfer.
SIRE MAURICE :
Clément VII a laissé sortir de ses États le libertin qui, un jour d'ivresse, avait décapité les statues de l'arc de Constantin. Paul III ne saurait pardonner au modèle titré de la débauche florentine.
LE DUC :
Ah ! parbleu, Alexandre Farnèse est un plaisant garçon ! Si la débauche l'effarouche, que diable fait-il de son bâtard, le cher Pierre Farnèse, qui traite si joliment l'évêque de Fano ? Cette mutilation revient toujours sur l'eau, à propos de ce pauvre Renzo. Moi, je trouve cela drôle, d'avoir coupé la tête à tous ces hommes de pierre, je protège les arts comme un autre, et j'ai chez moi les premiers artistes de l'Italie. Mais je n'entends au respect du pape pour ces statues qu'il excommunierait demain, si elles étaient en chair et en os.
SIRE MAURICE :
Lorenzo est un athée ; il se moque de tout. Si le gouvernement de votre Altesse n'est pas entouré d'un profond respect, il ne saurait être solide. Le peuple appelle Lorenzo, Lorenzaccio : on sait qu'il dirige vos plaisirs, et cela suffit.
LE DUC :
Paix ! tu oublies que Lorenzo de Médicis est cousin d'Alexandre. (Entre le cardinal.) Cardinal, écoutez un peu ces messieurs qui disent que le Pape est scandalisé des désordres de ce pauvre Renzo, et qui prétendent que cela fait tort à mon gouvernement.
LE CARDINAL :
Messire Francesco Molza vient de débiter à l'Académie romaine une harangue en latin contre le mutilateur de l'arc de Constantin.
LE DUC :
Allons donc, vous me mettriez en colère ! Renzo un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l'ombre d'un ruffian énervé ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d'en apercevoir l'ombre à son côté ! d'ailleurs un philosophe, un gratteur de papiers, un méchant poète, qui ne sait seulement pas faire un sonnet ! Non, non, je n'ai pas encore peur des ombres. Eh ! corps de Bacchus ! que me font les discours latins et les quolibets de ma canaille ! j'aime Lorenzo, moi, et, par la mort de Dieu, il restera ici.
LE CARDINAL :
Si je craignais cet homme, ce ne serait pas pour votre cour, ni pour Florence, mais pour vous, duc.
LE DUC :
Plaisantez-vous, cardinal, et voulez-vous que je vous dise la vérité ? (Il lui parle bas.) Tout ce que je sais de ces damnés bannis, de tous ces républicains entêtés qui complotent autour de moi, c'est par Lorenzo que je le sais. Il est glissant comme une anguille ; il se fourre partout, et me dit tout. N'a-t-il pas trouvé moyen d'établir une correspondance avec tous ces Strozzi de l'enfer ? Oui, certes, c'est mon entremetteur ; mais croyez que son entremise, si elle nuit à quelqu'un, ne me nuira pas. Tenez ! (Lorenzo paraît au fond d'une galerie basse.) Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d'orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail ; ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n'a pas la force de rire. C'est là un homme à craindre ? Allons, allons, vous vous moquez de lui. Hé ! Renzo, viens donc ici ; voilà sire Maurice qui te cherche dispute.
LORENZO (monte l'escalier de la terrasse.) :
Bonjour, messieurs les amis de mon cousin.
LE DUC :
Lorenzo, écoute ici. Voilà une heure que nous parlons de toi. Sais-tu la nouvelle ? Mon ami, on t'excommunie en latin, et sire Maurice t'appelle un homme dangereux, le cardinal aussi ; quant au bon Valori, il est trop honnête pour prononcer ton nom.
LORENZO :
Pour qui dangereux, Éminence ? pour les filles de joie ou pour les saints du paradis ?
LE CARDINAL :
Les chiens de cour peuvent être pris de la rage comme les autres chiens.
LORENZO :
Une insulte de prêtre doit se faire en latin.
SIRE MAURICE :
Il s'en fait en toscan, auxquelles on peut répondre.
LORENZO :
Sire Maurice, je ne vous voyais pas ; excusez-moi, j'avais le soleil dans les yeux ; mais vous avez bon visage et votre habit me paraît tout neuf.
SIRE MAURICE :
Comme votre esprit ; je l'ai fait faire d'un vieux pourpoint de mon grand-père.
LORENZO :
Cousin, quand vous aurez assez de quelque conquête des faubourgs, envoyez-la donc chez sire Maurice. Il est malsain de vivre sans femme, pour un homme qui a, comme lui, le cou court et les mains velues.
SIRE MAURICE :
Celui qui se croit le droit de plaisanter doit savoir se défendre. À votre place, je prendrais une épée.
LORENZO :
Si l'on vous a dit que j'étais un soldat, C'est une erreur ; je suis un pauvre amant de la science.
SIRE MAURICE :
Votre esprit est une épée acérée, mais flexible. C'est une arme trop vile ; chacun fait usage des siennes. (Il tire son épée.)
VALORI :
Devant le duc, l'épée nue !
LE DUC (riant) :
Laissez faire, laissez faire. Allons, Renzo, je veux te servir de témoin ; qu'on lui donne une épée !
LORENZO :
Monseigneur, que dites-vous là ?
LE DUC :
Eh bien ! ta gaieté s'évanouit si vite ? Tu trembles, cousin ? Fi donc ! tu fais honte au nom des Médicis, je ne suis qu'un bâtard, et je le porterais mieux que toi, qui es légitime ? Une épée, une épée ! un Médicis ne se laisse point provoquer ainsi. Pages, montez ici ; toute la cour le verra, et je voudrais que Florence entière y fût.
LORENZO :
Son Altesse se rit de moi.
LE DUC :
J'ai ri tout à l'heure, mais maintenant je rougis de honte. Une épée ! (Il prend l'épée d'un page et la présente à Lorenzo.)
VALORI :
Monseigneur, c'est pousser trop loin les choses. Une épée tirée en présence de votre
Altesse est un crime punissable dans l'intérieur du palais.
LE DUC :
Qui parle ici, quand je parle ?
VALORI :
Votre Altesse ne peut avoir eu autre dessein que celui de s'égayer un instant, et sire Maurice lui-même n'a point agi dans une autre pensée.
LE DUC :
Et vous ne voyez pas que je plaisante encore ! Qui diable pense ici à une affaire sérieuse ? Regardez Renzo, je vous en prie ; ses genoux tremblent ; il serait devenu pâle, s'il pouvait le devenir. Quelle contenance, juste Dieu ! je crois qu'il va tomber. (Lorenzo chancelle ; il s'appuie sur la balustrade et glisse à terre tout d'un coup.)
LE DUC (riant aux éclats) :
Quand je vous le disais ! personne ne le sait mieux que moi ; la seule vue d'une épée le fait trouver mal. Allons ! chère Lorenzetta, fais-toi emporter chez ta mère. (Les pages relèvent Lorenzo.)
SIRE MAURICE :
Double poltron ! fils de catin !
LE DUC :
Silence ! sire Maurice ; pesez vos paroles ; c'est moi qui vous le dis maintenant ; pas de ces mots-là devant moi.
VALORI :
Pauvre jeune homme ! (Sire Maurice et Valori sortent.)
LE CARDINAL (resté seul avec le duc) :
Vous croyez à cela, monseigneur ?
LE DUC :
Je voudrais bien savoir comment je n'y croirais pas.
LE CARDINAL :
Hum ! c'est bien fort.
LE DUC :
C'est justement pour cela que j'y crois. Vous figurez-vous qu'un Médicis se déshonore publiquement, par partie de plaisir ? D'ailleurs ce n'est pas la première fois que cela lui arrive ; jamais il n'a pu voir une épée.
LE CARDINAL :
C'est bien fort. C'est bien fort. (Ils sortent.)
Alfred de Musset
Lorenzaccio
1834
Lorenzo, un débauché et un athée
- Cette scène dresse le portrait d'un Lorenzo débauché. En effet, pour il est coupable de "désordres de la cour", et le "pape le réclame".
- Le champ lexical de la religion est présent : "cour de Rome", "Paul III", "mille bénédictions", "sainteté".
- Il devient même le responsable de toute la débauche de la ville de Florence : "modèle titré".
- Il est qualifié de profanateur, il y a une allusion à l'époque où Lorenzo a décapité des rois de l'arc de Constantin.
- Lorenzo est qualifié d'athée. C'est un crime terrible pour l'époque. On l'associe à un "libertin", on parle de son "ivresse". Lui-même en arrivant évoque les "filles de joie", ce qui souligne sa vie dissolue.
- "Le peuple appelle" signifie que Lorenzo choque la population. Il faut qu'il paie le prix de sa débauche. Il est un "lendemain d'orgie ambulant".
- Le nom de Lorenzo suivi de "accio" est insultant, c'est un surnom péjoratif qui souligne le peu de respect qu'on a pour lui.
- Lorenzo est l'âme damnée du duc.
Lorenzo, un poltron ou un manipulateur ?
- Deux autres portraits sont faits de Lorenzo dans cette scène, des portraits qui sont contradictoires.
- Le duc dit son affection pour Lorenzo : "J'aime Lorenzo, moi". Il fait un portrait affectueux de son ami. Sa description est donc subjective.
- Le duc ne comprend pas qu'on puisse avoir peur de Lorenzo. Il l'appelle "Renzo". Pour lui, ce n'est qu'un peureux, un homme ridicule : "fieffé poltron", "femmelette", "l'ombre d'un ruffian". Idée d'ombre répétée avec "des ombres". Il est "ma canaille", affection et en même temps mépris. Plusieurs fois, le mot "peur" est répété pour souligner la lâcheté de Lorenzo, qui d'ailleurs dans la scène a très peur de devoir se battre en duel.
- Lorenzo n'est pas fort, il a des "mains fluettes et maladives", le "visage morne".
- Lorenzo est un mauvais écrivain : "un rêveur", "un philosophe", "un gratteur de papiers", "un méchant poète".
- Le Duc rappelle que Lorenzo est son espion : "glissant comme une anguille", "se fourre partout", "me dit tout", "entremetteur". Caractère fourbe de Lorenzo.
- Lorenzo est comparé à une femme avec "Lorenzetta" et "femmelette". C'est un vrai poltron.
- Cibo semble être le seul qui perçoit Lorenzo comme un manipulateur, un acteur. Il est certain que Lorenzo joue un jeu, qu'il feint d'être lâche, qu'il se donne une image de libertin pour mieux cacher son vrai dessein. D'ailleurs, il ne croit pas que Lorenzo ait vraiment peur de se battre. À travers sa vision de Lorenzo, celui-ci apparaît comme dangereux.
- D'ailleurs, l'apparition de Lorenzo permet de confirmer qu'il est spirituel, c'est un homme d'esprit. Son esprit est comparé à une épée. Il semble en effet bien plus malin qu'il ne le laisse paraître.
- Lorenzo apparaît comme un personnage complexe.
La présentation du duc
- La scène permet de dresser le portrait du duc comme un homme naïf et crédule. Il ne soupçonne pas Lorenzo.
- Il semble pourtant se rendre compte que le Pape et Charles Quint le manipulent. Il sait qu'on lui a donné le commandement de Florence par jeu politique et non par respect. Il se sait un pion.
- Le duc apparaît comme un homme qui aime s'amuser, notamment car il apprécie Lorenzo pour ses qualités clownesques. De plus, il ne respecte pas les représentants de l'Église.
- Son discours est marqué par des exclamations. C'est un homme émotionnel qui s'énerve facilement.
- Il apparaît comme un homme qui s'intéresse à la culture et aux arts.
- Il défend sa famille, son cousin notamment. Il a le sens de l'honneur.
La transgression des règles classiques
- Cette scène ne respecte pas les règles classiques.
- La bienséance n'est pas suivie. En effet, des hommes sont prêts à se battre sur scène, ce qui est choquant.
- Par ailleurs, on relève de nombreux termes qui sont familiers voire insultants. Cela ne va pas avec le langage de la tragédie classique : "fils de catin".
- Alfred de Musset présente des personnages nobles qui ne se comportent pas selon leur rang. Ils se moquent, ils raillent, ils s'amusent.
- Les diminutifs donnés à Lorenzo le rabaissent, alors qu'il est noble : "Renzo"; "Lorenzetta".
- Le héros éponyme de la pièce apparaît comme un libertin ridicule et poltron, un homme qui n'est pas respecté.
Une critique de l'Église
- Alfred de Musset propose une critique de la société.
- Tout d'abord, il fait une satire de l'Église et dénonce son hypocrisie. Le Pape s'offusque du comportement de Lorenzo, mais il a un fils bâtard.
- Alfred de Musset dénonce le luxe et l'argent qui corrompent. Ainsi, Lorenzo se moque en disant : "votre habit me paraît tout neuf". Ce qui anime les hommes n'est pas la foi, mais l'argent.
- L'idée que toute la société est corrompue et débauchée est également présente : "le seul prêtre honnête homme, "à cette heure, est en enfer".
- Les vœux des hommes d'Église concernant la pauvreté et la chasteté ne sont donc pas respectés. Lorenzo fait au grand jour ce que les autres font en cachette.
- Le but des hommes d'Église présents dans cette scène est de stopper la débauche à Florence. Mais ils ont peur du duc et n'osent pas dire clairement les choses. Il parle de "désordres de la cour". Lorsque le duc réagit, Valori revient sur ce qu'il a dit et dit de Lorenzo : "pauvre jeune homme".
- Les hommes d'Église sont donc montrés comme des hypocrites qui ne vont pas au bout des choses.
Quel portrait est fait de Lorenzo ?
I. Un homme débauché
II. Un peureux qui n'a que son esprit
III. Un comédien rusé
Quelles sont les caractéristiques du drame romantique présentes dans cette scène ?
I. Un langage familier
II. Un duel sur scène
III. Un héros qui n'est pas respecté
Que critique Alfred de Musset dans cette scène ?
I. La crédulité du duc
II. L'hypocrisie de l'Église
III. Une dénonciation de la corruption