Sommaire
IUne scène d'expositionIIUn valet révolutionnaireIIILe registre comiqueIVLa relation maître/valet(Figaro et le Comte, caché)
FIGARO (une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban il chantonne gaiement, un papier et un crayon à la main) :
Bannissons le chagrin,
Il nous consume :
Sans le feu du bon vin
Qui nous rallume,
Réduit à languir,
L'homme, sans plaisir,
Vivrait somme un sot,
Et mourrait bientôt.
Jusque-là ceci ne va pas mal, hein, hein ! ...Et mourrait bientôt. Le vin et la paresse Se disputent mon cœur... Eh non ! ils ne se le disputent pas, ils y règnent paisiblement ensemble... Se partagent mon cœur. Dit-on se partagent ? ... Eh ! mon Dieu, nos faiseurs d'opéras-comiques n'y regardent pas de si près. Aujourd'hui, ce qui ne vaut pas la peine d'être dit, on le chante. (Il chante.)
Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur.
Je voudrais finir par quelque chose de beau, de brillant, de scintillant, qui eût l'air d'une pensée. (Il met un genou en terre et écrit en chantant.) Se partagent mon cœur. Si l'une a ma tendresse... L'autre fait mon bonheur. Fi donc ! c'est plat. Ce n'est pas ça... Il me faut une opposition, une antithèse. Si l'une... est ma maîtresse, L'autre... Eh ! parbleu, j'y suis ! ... L'autre est mon serviteur. Fort bien, Figaro ! ... (Il écrit en chantant.)
Le vin et la paresse
Se partagent mon cœur ;
Si l'une est ma maîtresse,
L'autre est mon serviteur,
L'autre est mon serviteur,
L'autre est mon serviteur.
Hein, hein, quand il y aura des accompagnements là-dessous, nous verrons encore, Messieurs de la cabale, si je ne sais ce que je dis. (Il aperçoit le Comte.) J'ai vu cet Abbé-là quelque part. (Il se relève.)
LE COMTE (à part) :
Cet homme ne m'est pas inconnu.
FIGARO :
Eh non, ce n'est pas un Abbé ! Cet air altier et noble...
LE COMTE :
Cette tournure grotesque...
FIGARO :
Je ne me trompe point ; c'est le Comte Almaviva.
LE COMTE :
Je crois que c'est ce coquin de Figaro.
FIGARO :
C'est lui-même, Monseigneur.
LE COMTE :
Maraud ! si tu dis un mot...
FIGARO :
Oui, je vous reconnais voilà les bontés familières dont vous m'avez toujours honoré.
LE COMTE :
Je ne te reconnaissais pas, moi. Te voilà si gros et si gras...
FIGARO :
Que voulez-vous, Monseigneur, c'est la misère.
LE COMTE :
Pauvre petit ! Mais que fais-tu à Séville ? Je t'avais autrefois recommandé dans les Bureaux pour un emploi.
FIGARO :
Je l'ai obtenu, Monseigneur, et ma reconnaissance...
LE COMTE :
Appelle-moi Lindor. Ne vois-tu pas, à mon déguisement, que je veux être inconnu ?
FIGARO :
Je me retire.
LE COMTE :
Au contraire. J'attends ici quelque chose ; et deux hommes qui jasent sont moins suspects qu'un seul qui se promène. Ayons l'air de jaser. Eh bien, cet emploi ?
FIGARO :
Le Ministre, ayant égard à la recommandation de Votre Excellence, me fit nommer sur-le-champ Garçon Apothicaire.
LE COMTE :
Dans les hôpitaux de l'Armée ?
FIGARO :
Non ; dans les haras d'Andalousie.
LE COMTE (riant) :
Beau début !
FIGARO :
Le poste n'était pas mauvais ; parce qu'ayant le district des pansements et des drogues, je vendais souvent aux hommes de bonnes médecines de cheval...
LE COMTE :
Qui tuaient les sujets du Roi !
FIGARO :
Ah ! ah ! il n'y a point de remède universel ; mais qui n'ont pas laissé de guérir quelquefois des Galiciens, des Catalans, des Auvergnats.
LE COMTE :
Pourquoi donc l'as-tu quitté ?
FIGARO :
Quitté ? C'est bien lui-même ; on m'a desservi auprès des Puissances : L'envie aux doigts crochus, au teint pâle et livide ...
LE COMTE :
Oh grâce ! grâce, ami ! Est-ce que tu fais aussi des vers ? Je t'ai vu là griffonnant sur ton genou, et chantant dès le matin.
FIGARO :
Voilà précisément la cause de mon malheur, Excellence. Quand on a rapporté au Ministre que je faisais, je puis dire assez joliment, des bouquets à Chloris, que J'envoyais des énigmes aux journaux, qu'il courait des Madrigaux de ma façon ; en un mot, quand il a su que j'étais imprimé tout vif, il a pris la chose au tragique, et m'a fait ôter mon emploi, sous prétexte que l'amour des Lettres est incompatible avec l'esprit des affaires.
LE COMTE :
Puissamment raisonné ! et tu ne lui fis pas représenter...
FIGARO :
Je me crus trop heureux d'en être oublié ; persuadé qu'un Grand nous fait assez de bien quand il ne nous fait pas de mal.
LE COMTE :
Tu ne dis pas tout. je me souviens qu'à mon service tu étais un assez mauvais sujet.
FIGARO :
Eh ! mon Dieu, Monseigneur, c'est qu'on veut que le pauvre soit sans défaut.
LE COMTE :
Paresseux, dérangé...
FIGARO :
Aux vertus qu'on exige dans un Domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de Maîtres qui fussent dignes d'être Valets ?
LE COMTE (riant) :
Pas mal. Et tu t'es retiré en cette Ville ?
FIGARO
Non pas tout de suite.
LE COMTE (l'arrêtant) :
Un moment... J'ai cru que c'était elle... Dis toujours, je t'entends de reste.
FIGARO :
De retour à Madrid, je voulus essayer de nouveau mes talents littéraires, et le théâtre me parut un champ d'honneur...
LE COMTE :
Ah ! miséricorde !
FIGARO (Pendant sa réplique, le Comte regarde avec attention du côté de la jalousie.) :
En vérité, je ne sais comment je n'eus pas le plus grand succès, car j'avais rempli le parterre des plus excellents Travailleurs ; des mains... comme des battoirs ; j'avais interdit les gants, les cannes, tout ce qui ne produit que des applaudissements sourds ; et d'honneur, avant la Pièce, le Café m'avait paru dans les meilleures dispositions pour moi. Mais les efforts de la cabale...
LE COMTE :
Ah ! la cabale ! Monsieur l'Auteur tombé !
FIGARO :
Tout comme un autre : pourquoi pas ? Ils m'ont sifflé ; mais si jamais je puis les rassembler...
LE COMTE :
L'ennui te vengera bien d'eux ?
FIGARO :
Ah ! comme je leur en garde, morbleu !
LE COMTE :
Tu jures ! Sais-tu qu'on n'a que vingt-quatre heures au Palais pour maudire ses Juges ?
FIGARO :
On a vingt-quatre ans au théâtre ; la vie est trop courte pour user un pareil ressentiment.
LE COMTE :
Ta joyeuse colère me réjouit. Mais tu ne me dis pas ce qui t'a fait quitter Madrid.
FIGARO :
C'est mon bon ange, Excellence, puisque je suis assez heureux pour retrouver mon ancien Maître. Voyant à Madrid que la république des Lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les Insectes, les Moustiques, les Cousins, les Critiques, les Maringouins, les Envieux, les Feuillistes, les Libraires, les Censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux Gens de Lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait ; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent ; à la fin, convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et, mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra-Morena, l'Andalousie ; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événements ; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là ; aidant au bon temps, supportant le mauvais ; me moquant des sots, bravant les méchants ; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde ; vous me voyez enfin établi dans Séville et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira de m'ordonner.
LE COMTE :
Qui t'a donné une philosophie aussi gaie ?
FIGARO :
L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer. Que regardez-vous donc toujours de ce côté ?
LE COMTE :
Sauvons-nous.
FIGARO :
Pourquoi ?
LE COMTE :
Viens donc, malheureux ! tu me perds. (Ils se cachent.)
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais
Le Barbier de Séville
1775
Une scène d'exposition
- C'est la deuxième scène de la pièce, mais elle sert de scène d'exposition.
- Il s'agit d'une rencontre, ou plus certainement de retrouvailles entre un ancien valet et son maître.
- Les retrouvailles sont liées au hasard. Les personnages se posent des questions pour savoir où ils en sont l'un et l'autre, ce qui permet au spectateur de recueillir des informations.
- La scène se déroule à Séville, les personnages se sont connus à Madrid.
- Le spectateur en apprend beaucoup plus sur Figaro, ce qui souligne l'importance du personnage.
- Le passé simple et l'imparfait sont utilisés pour relater le passé du personnage : "fit", "n'était pas...".
- La relation entre les personnages se dessine. Le Comte traite Figaro avec familiarité, alors que Figaro est respectueux.
Un valet révolutionnaire
- Figaro dénonce l'injustice de la société.
- On sent qu'il y a une certaine rancune de Figaro à l'égard de son maître.
- Figaro remet en question les exigences des maîtres. Il les peint comme durs et injustes.
- Paradoxalement, Figaro met en avant la dignité et les vertus des valets.
- Figaro se montre insolent : "un grand vous fait assez de bien quand il ne fait pas de mal". Il ne s'attaque pas au Comte seulement, mais à toute l'aristocratie.
- Il critique le décalage entre les valeurs de la personne et le statut social. Alors qu'il a une formation d'apothicaire, il n'a pu que s'occuper de chevaux, car il n'est pas assez noble.
- Figaro critique la censure politique en évoquant le ministre, et la critique littéraire. En effet, il a été victime de la cabale.
- Il dénonce l'absence de solidarité entre les écrivains.
- Il utilise la métaphore des insectes : il est victime de parasites.
- Beaumarchais parle à travers Figaro. Il a lui-même été victime de la cabale littéraire. Figaro est donc le porte-parole de l'auteur.
Le registre comique
- La scène est comique. Figaro raconte ses mésaventures sur un ton picaresque.
- Le Comte est spectateur, comme le public, il écoute et découvre la vie de Figaro, qui en bon acteur mime ses péripéties.
- Figaro est vif et spirituel : "Fais-tu des vers? - Voilà précisément la source de mon malheur".
- Figaro joue sur les mots et fait des sous-entendus. L'insolence de Figaro prête à rire.
- Figaro utilise des procédés hyperboliques, des énumérations et des accumulations pour faire sourire. Le récit est vivant, marqué par de nombreuses exclamations et interrogations.
- Figaro est un personnage attachant et amusant. Il rend la scène vivante et drôle avec son enthousiasme, qui se transmet aux spectateurs.
La relation maître/valet
- La relation entre maître et valet est ambiguë.
- Contrairement au Comte, Figaro fait preuve d'esprit critique. Il est spirituel, il utilise le langage aristocratique. Il se montre supérieur à son maître dans l'art oratoire.
- Figaro utilise néanmoins un vocabulaire familier, contrairement au Comte : "ceci ne va pas mal, hein, hein !", "Fi donc !", "Eh !" (interjection), "parbleu".
- Les comportements des personnages sont opposés. Le Comte se cache : "seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu".
- Figaro est à découvert, "une guitare sur le dos", il "chantonne". Cela montre l'insouciance du personnage.
- Il y a une opposition entre le naturel et la sincérité de Figaro, et le caractère cachottier et secret du Comte.
- Le Comte avoue qu'il est amoureux et cherche à voir la femme qu'il aime, Rosine : "le cœur de Rosine". Il veut la séduire et cesser ses autres conquêtes, il veut se poser. Figaro, quant à lui, entend profiter de la vie : "vin", "plaisir", "paresse".
- Si le Comte est plus riche, il apparaît comme plus pauvre dans cette scène, car il n'est pas insouciant, il est inquiet, il a des soucis. Figaro semble libre comme l'air et heureux de sa situation.
En quoi cette scène remplit-elle son rôle de scène d'exposition ?
I. Une présentation des personnages
II. Des retrouvailles
III. Esquisse de l'intrigue
Comment Beaumarchais oppose-t-il les deux personnages ?
I. Le rang social
II. Figaro, héros de la scène
III. La nervosité du Comte et la liberté de Figaro
Que dénonce Figaro ?
I. Dénonciation de l'injustice sociale
II. Critique des maîtres
III. Dénonciation de la cabale littéraire