Sommaire
ILa maladresse d'ArlequinIILa sincérité du personnageIIIEuphrosine, un personnage nobleIVEuphrosine, maîtresse du discoursVLe rapport de forceVIL'abattement d'Arlequin(Arlequin arrive en saluant Cléanthis, qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.)
EUPHROSINE :
Que me voulez-vous ?
ARLEQUIN (riant) :
Eh ! eh ! eh ! ne vous a-t-on pas parlé de moi ?
EUPHROSINE :
Laissez-moi, je vous prie.
ARLEQUIN :
Eh ! là, là, regardez-moi dans l'œil pour deviner ma pensée.
EUPHROSINE :
Eh ! pensez ce qu'il vous plaira.
ARLEQUIN :
M'entendez-vous un peu ?
EUPHROSINE :
Non.
ARLEQUIN :
C'est que je n'ai encore rien dit.
EUPHROSINE (impatiente) :
Ah !
ARLEQUIN :
Ne mentez point ; on vous a communiqué les sentiments de mon âme ; rien n'est plus obligeant pour vous.
EUPHROSINE :
Quel état !
ARLEQUIN :
Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai ? Mais cela se passera ; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.
EUPHROSINE :
Vous ?
ARLEQUIN :
Eh ! pardi ! oui ; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux ? Vous êtes si belle ! il faut bien vous donner son cœur ; aussi bien vous le prendriez de vous-même.
EUPHROSINE :
Voici le comble de mon infortune.
ARLEQUIN (lui regardant les mains) :
Quelles mains ravissantes ! les jolis petits doigts ! que je serais heureux avec cela ! mon petit cœur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre aussi, oh ! je deviendrais fou tout à fait.
EUPHROSINE :
Tu ne l'es que trop.
ARLEQUIN :
Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.
EUPHROSINE :
Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.
ARLEQUIN :
Bon, bon ! à qui est-ce que vous contez cela ? vous êtes digne de toutes les dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà, moi, et un empereur n'y est pas ; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous ?
EUPHROSINE :
Arlequin, il semble que tu n'as pas le cœur mauvais.
ARLEQUIN :
Oh ! il ne s'en fait plus de cette pâte-là ; je suis un mouton.
EUPHROSINE :
Respecte donc le malheur que j'éprouve.
ARLEQUIN :
Hélas ! je me mettrais à genoux devant lui.
EUPHROSINE :
Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite ; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras, je suis sans asile et sans défense, je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l'état où je suis; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage : je ne t'ai jamais fait de mal; n'ajoute rien à celui que je souffre.
(Elle sort.)
ARLEQUIN (abattu, les bras abaissés, et comme immobile) :
J'ai perdu la parole.
Pierre de Marivaux
L'Île des esclaves
1725
La maladresse d'Arlequin
- Arlequin est un personnage qui se montre très maladroit dans cette scène.
- Sa maladresse est visible avec la didascalie : il tire par la manche.
- Il utilise des exclamations dans son discours : "eh ! eh ! eh".
- Il fait de l'humour alors qu'il se lance dans un discours galant : "m'entendez-vous un peu ?"
- Il insulte et donne un ordre : "Ne mentez point".
- Il fait son propre éloge : "vous êtes digne de toutes les dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus".
- Il ne maîtrise pas le discours, il balbutie : ";" et "qu'".
La sincérité du personnage
- Malgré sa maladresse, Arlequin est sincère.
- Le personnage est émouvant. Sa déclaration d'amour est brutale : "Je ne sais comment vous le dire", "je vous aime".
- Il est naturel et dit ce qu'il pense : "Vous êtes si belle !", "Il faut bien vous donner son cœur".
- Il utilise des diminutifs : "petits".
- Il n'essaie pas de flatter, il connaît sa position : "Si vous aviez la charité d'être si tendre si..."
Euphrosine, un personnage noble
- La première phrase de sa dernière réplique montre sa résolution et devient presque une maxime : "Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément". Répétition de "persécuter". Elle dénonce la façon dont il essaie de profiter de la situation.
- Euphrosine reprend la parole comme une maîtresse, mais pas pour donner des ordres. Elle réveille Arlequin.
- Elle se fait implorante avec le subjonctif : "Je te prie".
- La situation a atteint son paroxysme, la maîtresse implore la pitié du valet.
- Euphrosine réclame la pitié du valet au nom de l'humanité. C'est une véritable leçon que donne Marivaux sur la façon dont il faut se comporter avec les autres.
- Elle cherche à apitoyer Arlequin : "je ne suis digne […] enfant".
- Le ton est amical : "mon enfant".
- On constate une grande humilité : "que de pitié".
Euphrosine, maîtresse du discours
- Le langage est digne d'une tragédienne : "infortunée", "persécuter", "disgrâces".
- Le registre de langue est soutenu.
- Il utilise le registre pathétique avec des impératifs, des phrases interrogatives, des questions rhétoriques.
- Le discours est maîtrisé, les propositions se juxtaposent. La tirade est encadrée par "vois l'extrémité" et "voilà l'état".
- Il y a un rythme ternaire et une opposition : "rang, naissance, éducation"/ "disgrâces, esclavage, douleur".
- On remarque l'opposition entre le passé heureux et le présent douloureux.
Le rapport de force
- Euphrosine fait naître la compassion chez Arlequin.
- Elle sait argumenter alors qu'Arlequin bredouille.
- Elle ne joue plus. Elle ne se montre plus superficielle et hautaine. Elle est émouvante, défaite. Elle réclame la pitié. Elle est digne d'admiration.
- Arlequin ne joue plus non plus, il est sincère dans sa déclaration. Mais il réalise l'impossibilité de cet amour.
- Euphrosine comprend désormais ce que c'est de souffrir et d'être dans une position inférieure.
- C'est une véritable leçon d'humanité d'Euphrosine. Elle rappelle qu'elle n'a jamais fait de mal à Arlequin quand il était à son service.
L'abattement d'Arlequin
- Le personnage est troublé par le désespoir d'Euphrosine.
- Il éprouve des difficultés à s'exprimer, fait preuve de maladresse. Il sait qu'il n'est pas à sa place.
- Il est dans l'impossibilité de réconforter la femme qu'il aime.
- Arlequin est moins comique qu'au début, il est sincère. Il est aussi abattu qu'Euphrosine. Arlequin réalise que la situation n'a pas d'issue. Il arrive même à la limite du langage, et c'est lui qui clôt la scène avec le désespéré : "J'ai perdu la parole" après la didascalie qui précise que ses bras tombent.
Cette scène est-elle comique ?
I. Une déclaration d'amour maladroite qui fait sourire
II. La détresse d'Euphrosine
III. Une leçon d'humanité
Quel est le rapport de force entre les personnages ?
I. Arlequin profite de la situation pour déclarer son amour
II. Euphrosine appelle à la pitié
III. La maîtrise du discours et la leçon d'Euphrosine
Comment Marivaux rappelle-t-il le déséquilibre entre les personnages ?
I. La maladresse d'Arlequin
II. La dignité d'Euphrosine
III. Un appel à la pitié et la compassion