SGANARELLE :
Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
LE PAUVRE :
Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.
DOM JUAN :
Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.
LE PAUVRE :
Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône.
DOM JUAN :
Ah, ah, ton avis est intéressé, à ce que je vois.
LE PAUVRE :
Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.
DOM JUAN :
Eh, prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
SGANARELLE :
Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme, il ne croit qu'en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre sont huit.
DOM JUAN :
Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?
LE PAUVRE :
De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
DOM JUAN :
Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise.
LE PAUVRE :
Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.
DOM JUAN :
Tu te moques ; un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.
LE PAUVRE :
Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
DOM JUAN :
Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins ; ah, ah, je m'en vais te donner un Louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.
LE PAUVRE :
Ah, Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
DOM JUAN :
Tu n'as qu'à voir si tu veux gagner un Louis d'or ou non, en voici un que je te donne si tu jures, tiens il faut jurer.
LE PAUVRE :
Monsieur.
SGANARELLE :
Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
DOM JUAN :
Prends, le voilà, prends te dis-je, mais jure donc.
LE PAUVRE :
Non Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.
DOM JUAN :
Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité, mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.
(Il court au lieu du combat.)
Molière
Dom Juan
1665
La religion et la foi
- Cette scène oppose deux hommes qui ont la foi : Sganarelle et le pauvre. Le pauvre vit isolé dans cette forêt, sa situation est pathétique car il vit seul, "retiré", "tout seul" et ce "depuis dix ans".
- Enfin sa situation est très précaire car il dit vivre "dans la plus grande nécessité du monde". Cet homme survit uniquement grâce aux aumônes des voyageurs qu'il rencontre.
- Dom Juan voit en lui un terrain d'expérience et tente de corrompre le pauvre. Pour ce faire, il lui propose un marché tentant : "Je m'en vais te donner un Louis d'or tout à l'heure pourvu que tu veuilles jurer". Contre toute attente, le pauvre refuse de jurer : "J'aime mieux mourir de faim". Il prouve ainsi sa foi. Il ne se laisse pas tenter par l'argent.
- Ensuite, il y a Sganarelle qui tente de convaincre Dom Juan que Dieu existe, qu'il est très puissant et qu'il ne faut pas le provoquer au risque de déclencher sa colère. Mais son rôle ainsi que sa foi sont ambigus.
- Lors des premiers échanges, il se montre courtois et poli : "Enseignez-nous", "Vous ne connaissez pas Monsieur".
- Par la suite, au lieu de rester du côté du pauvre et le soutenir, il se place aux côtés de son maître et tente lui aussi de le corrompre, par jeu : "Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal." À l'entendre, jurer n'est pas un pêché, alors que pour le pauvre c'est inconcevable : "voudriez-vous que je commisse un tel péché ?" L'adverbe intensif "tel" accentue encore plus le décalage entre les positions des deux hommes. De plus, Sganarelle qui vouvoyait le pauvre au début, finit par le tutoyer.
- Sganarelle est beaucoup moins croyant que le pauvre, il s'agit davantage pour le valet d'habitudes, de conformisme et de superstitions. C'est d'ailleurs pour cela qu'il ne parvient pas à convaincre son maître.
L'athéisme
- Contrairement à ces deux personnages, Dom Juan est athée, il ne croit pas en Dieu et blasphème régulièrement tout au long de la pièce. Ici toutefois, Dom Juan est perturbé, car il rencontre un homme dont la foi est pure et sincère.
- Pour autant, il décide au départ de jouer avec ce pauvre et de tester la sincérité de sa foi. Le pauvre, après avoir renseigné les deux hommes et les avoir avertis d'un danger, leur demande humblement l'aumône de manière très classique pour le XVIIe siècle : "Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône."
- Immédiatement, Dom Juan soupçonne le pauvre de s'être montré bienveillant par appât du gain : "Ah, ah, ton avis est intéressé, à ce que je vois."
- Dom Juan semble même satisfait de cela, car il va s'en prendre à lui en montrant de manière logique que son Dieu est ingrat, car il le laisse mourir de faim : "Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins."
- Dom Juan met en avant l'aspect paradoxal de cette situation : "Tu te moques ; un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.", "Eh, prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres." Son ton est ironique, moqueur, il n'éprouve aucune compassion pour le vieil homme.
- Cette rencontre conforte Dom Juan dans son athéisme, car elle est la preuve que même si un Dieu existait, il serait inefficace. De manière cruelle, Dom Juan va vouloir détourner l'homme de sa foi en le faisant jurer, mais sans résultat.
La tentation
- Dans cette scène, Dom Juan provoque encore une nouvelle fois le Ciel en blasphémant tout d'abord sur l'ingratitude divine, puis en tentant de pousser un croyant fidèle au blasphème.
- Cette scène fait écho à la tentation du Christ dans le désert. Seul, à l'écart de tous comme le pauvre, Jésus est tenté par Satan qui souhaite éprouver sa foi et lui demande trois fois de se détourner de Dieu, mais Jésus résiste. Dom Juan insiste trois fois pour que le pauvre jure : "pourvu que tu veuilles jurer", "Tiens : il faut jurer", "mais jure donc". Il prend ici la place du diable, car son offre ressemble à un pacte avec le diable, la vente de son âme pour un Louis d'or.
- Face à la résistance du pauvre, Dom Juan perd patience et se trouve déstabilisé. Il emploie l'impératif et use de sa supériorité sociale et physique, dominant le pauvre : "il faut jurer", "prends, te dis-je", "mais jure donc." Cela s'apparente à de la torture pour le pauvre qui se trouve être dans un état de dénuement absolu. Mais Dom Juan échoue pour la première fois, ses belles paroles et son argent n'ont pas l'effet escompté.
Dom Juan, un altruiste ?
- Cette scène montre Dom Juan sous un mauvais jour, il sera qualifié par Sganarelle de "Grand seigneur méchant homme". Toutefois, cette noirceur n'est pas absolue. En filigrane se dessine l'humanité du libertin bousculé par les réactions du pauvre.
- La dernière réplique de Dom Juan remet en cause toute la scène, car il finit par donner la pièce "pour l'amour de l'humanité", qui s'oppose bien entendu au principe de la charité chrétienne opérant "pour l'amour de Dieu".
- Dom Juan n'est toujours pas convaincu de l'existence de Dieu ni de sa bonté, mais il est touché et se sent proche des hommes, de ses semblables. S'il donne l'argent au pauvre, ce n'est pas pour que ce dernier prie pour lui ni achète sa rédemption, c'est parce qu'il en a besoin en tant qu'homme. Ici, il prouve que peut exister une conduite morale humaniste sans qu'elle soit liée à une quelconque transcendance.
- Il se place tout à fait dans la lignée des humanistes du XVIe siècle pour lesquels l'être humain et non Dieu doit être au centre des préoccupations des hommes. Pour Dom Juan, la morale humaniste prévaut sur la morale chrétienne, hypocrite, car les riches ont les moyens d'acheter leur salut. Ils ne donnent pas aux pauvres par compassion, mais pour acheter leur place au paradis.
- Cette dernière réplique surprend, car elle laisse entrevoir une part de bonté chez cet homme qui vient d'offrir une forte somme à un inconnu alors qu'il croule sous les dettes.
En quoi cette scène est-elle surprenante ?
I. Le pauvre remporte le duel
II. Sganarelle succombe à la tentation
III. L'humanité de Dom Juan
Quelles images de la foi ce texte livre-t-il ?
I. La foi par conformisme de Sganarelle
II. La foi pure du pauvre
III. L'athéisme de Dom Juan
Quelles images de Dom Juan livre cette scène ?
I. Un personnage athée
II. Un tentateur cruel
III. Un humaniste
En quoi cette scène est-elle construite sur des oppositions ?
I. L'athéisme et la foi
II. Le bien et le mal
III. L'hypocrisie et l'honnêteté