Sommaire
IUne déclaration d'amourIIL'originalité de la scèneIIILa parole, un jeuIVLa double énonciationVLe thème du masqueVIUne critique socialeDORANTE (à part) :
Qu'elle est digne d'être aimée ! Pourquoi faut-il que Mario m'ait prévenu ?
SILVIA :
Où étiez-vous donc, monsieur ? Depuis que j'ai quitté Mario, je n'ai pu vous retrouver pour vous rendre compte de ce que j'ai dit à M. Orgon.
DORANTE :
Je ne me suis pourtant pas éloigné. Mais de quoi s'agit-il ?
SILVIA (à part) :
Quelle froideur ! (Haut) J'ai eu beau décrier votre valet et prendre sa conscience à témoin de son peu de mérite ; j'ai eu beau lui représenter qu'on pouvait du moins reculer le mariage, il ne m'a pas seulement écoutée. Je vous avertis même qu'on parle d'envoyer chez le notaire, et qu'il est temps de vous déclarer.
DORANTE :
C'est mon intention. Je vais partir incognito, et je laisserai un billet qui instruira M. Orgon de tout.
SILVIA (à part) :
Partir ! ce n'est pas là mon compte.
DORANTE :
N'approuvez-vous pas mon idée ?
SILVIA :
Mais… pas trop.
DORANTE :
Je ne vois pourtant rien de mieux dans la situation où je suis, à moins que de parler moi-même, et je ne saurais m'y résoudre. J'ai d'ailleurs d'autres raisons qui veulent que je me retire ; je n'ai plus que faire ici.
SILVIA :
Comme je ne sais pas vos raisons, je ne puis ni les approuver ni les combattre, et ce n'est pas à moi à vous les demander.
DORANTE :
Il vous est aisé de les soupçonner, Lisette.
SILVIA :
Mais je pense, par exemple, que vous avez du dégoût pour la fille de M. Orgon.
DORANTE :
Ne voyez-vous que cela ?
SILVIA :
Il y a bien encore certaines choses que je pourrais supposer ; mais je ne suis pas folle, et je n'ai pas la vanité de m'y arrêter.
DORANTE :
Ni le courage d'en parler ; car vous n'auriez rien d'obligeant à me dire. Adieu, Lisette.
SILVIA :
Prenez garde ; je crois que vous ne m'entendez pas, je suis obligée de vous le déclarer.
DORANTE :
À merveille ! et l'explication ne me serait pas favorable. Gardez-moi le secret jusqu'à mon départ.
SILVIA :
Quoi ! sérieusement, vous partez ?
DORANTE :
Vous avez bien peur que je ne change d'avis
SILVIA :
Que vous êtes aimable d'être si bien au fait !
DORANTE :
Cela est bien naïf. Adieu.
SILVIA (à part) :
S'il part, je ne l'aime plus, je ne l'épouserai jamais… (Elle le regarde aller.) Il s'arrête pourtant ; il rêve ; il regarde si je tourne la tête, et je ne saurais le rappeler, moi… Il serait pourtant singulier qu'il partît après tout ce que j'ai fait !… Ah ! voilà qui est fini, il s'en va ; je n'ai pas tant de pouvoir sur lui que je le croyais. Mon frère est un maladroit ; il s'y est mal pris. Les gens indifférents gâtent tout. Ne suis-je pas bien avancée ? Quel dénouement ! Dorante reparaît pourtant ; il me semble qu'il revient. Je me dédis donc ; je l'aime encore… Feignons de sortir, afin qu'il m'arrête ; il faut bien que notre réconciliation lui coûte quelque chose.
DORANTE (l'arrêtant) :
Restez, je vous prie ; j'ai encore quelque chose à vous dire.
SILVIA :
À moi, monsieur ?
DORANTE :
J'ai de la peine à partir sans vous avoir convaincue que je n'ai pas tort de le faire.
SILVIA :
Eh ! monsieur, de quelle conséquence est-il de vous justifier auprès de moi ? Ce n'est pas la peine ; je ne suis qu'une suivante, et vous me le faites bien sentir.
DORANTE :
Moi, Lisette ! est-ce à vous de vous plaindre, vous qui me voyez prendre mon parti sans me rien dire ?
SILVIA :
Hum ! si je voulais, je vous répondrais bien là-dessus.
DORANTE :
Répondez donc, je ne demande pas mieux que de me tromper. Mais que dis-je ? Mario vous aime.
SILVIA :
Cela est vrai.
DORANTE :
Vous êtes sensible à son amour ; je l'ai vu par l'extrême envie que vous aviez tantôt que je m'en allasse ; ainsi vous ne sauriez m'aimer.
SILVIA :
Je suis sensible à son amour ! qui est-ce qui vous l'a dit ? Je ne saurais vous aimer ! qu'en savez-vous ? Vous décidez bien vite.
DORANTE :
Eh bien, Lisette, par tout ce que vous avez de plus cher au monde, instruisez-moi de ce qui en est, je vous en conjure.
SILVIA :
Instruire un homme qui part !
DORANTE :
Je ne partirai point
SILVIA :
Laissez-moi. Tenez, si vous m'aimez, ne m'interrogez point. Vous ne craignez que mon indifférence et vous êtes trop heureux que je me taise. Que vous importent mes sentiments ?
DORANTE :
Ce qu'ils m'importent, Lisette ! peux-tu douter encore que je ne t'adore ?
SILVIA :
Non, et vous me le répétez si souvent que je vous crois ; mais pourquoi m'en persuadez-vous ? que voulez-vous que je fasse de cette pensée-là, monsieur ? Je vais vous parler à cœur ouvert. Vous m'aimez ; mais votre amour n'est pas une chose bien sérieuse pour vous. Que de ressources n'avez-vous pas pour vous en défaire ! La distance qu'il y a de vous à moi, mille objets que vous allez trouver sur votre chemin, l'envie qu'on aura de vous rendre sensible, les amusements d'un homme de votre condition, tout va vous ôter cet amour dont vous m'entretenez impitoyablement. Vous en rirez peut-être au sortir d'ici, et vous aurez raison. Mais moi, monsieur, si je m'en ressouviens, comme j'en ai peur, s'il m'a frappée, quel secours aurai-je contre l'impression qu'il m'aura faite ? Qui est-ce qui me dédommagera de votre perte ? Qui voulez-vous que mon cœur mette à votre place ? Savez-vous bien que, si je vous aimais, tout ce qu'il y a de plus grand dans le monde ne me toucherait plus ? Jugez donc de l'état où je resterais. Ayez la générosité de me cacher votre amour. Moi qui vous parle, je me ferais un scrupule de vous dire que je vous aime, dans les dispositions où vous êtes. L'aveu de mes sentiments pourrait exposer votre raison, et vous voyez bien aussi que je vous les cache.
DORANTE :
Ah ! ma chère Lisette, que viens-je d'entendre ? tes paroles ont un feu qui me pénètre. Je t'adore, je te respecte. Il n'est ni rang, ni naissance, ni fortune qui ne disparaisse devant une âme comme la tienne. J'aurais honte que mon orgueil tînt encore contre toi, et mon cœur et ma main t'appartiennent.
SILVIA :
En vérité, ne mériteriez-vous pas que je les prisse ? ne faut-il pas être bien généreuse pour vous dissimuler le plaisir qu'ils me font ? et croyez-vous que cela puisse durer ?
DORANTE :
Vous m'aimez donc ?
SILVIA :
Non, non ; mais si vous me le demandez encore, tant pis pour vous.
DORANTE :
Vos menaces ne me font point de peur.
SILVIA :
Et Mario, vous n'y songez donc plus ?
DORANTE :
Non, Lisette. Mario ne m'alarme plus ; vous ne l'aimez point ; vous ne pouvez plus me tromper ; vous avez le cœur vrai ; vous êtes sensible à ma tendresse. Je ne saurais en douter au transport qui m'a pris, j'en suis sûr ; et vous ne sauriez plus m'ôter cette certitude-là.
SILVIA :
Oh ! je n'y tâcherai point, gardez-la ; nous verrons ce que vous en ferez.
DORANTE :
Ne consentez-vous pas d'être à moi ?
SILVIA :
Quoi ! vous m'épouserez malgré ce que vous êtes, malgré la colère d'un père, malgré votre fortune ?
DORANTE :
Mon père me pardonnera dès qu'il vous aura vue ; ma fortune nous suffit à tous deux, et le mérite vaut bien la naissance. Ne disputons point, car je ne changerai jamais.
SILVIA :
Il ne changera jamais ! Savez-vous bien que vous me charmez, Dorante ?
DORANTE :
Ne gênez donc plus votre tendresse, et laissez-la répondre…
SILVIA :
Enfin, j'en suis venue à bout. Vous… vous ne changerez jamais ?
DORANTE :
Non, ma chère Lisette.
SILVIA :
Que d'amour !
Pierre de Marivaux
Le Jeu de l'amour et du hasard
1730
Une déclaration d'amour
- C'est une scène de déclaration d'amour.
- La scène est pleine de lyrisme, c'est l'expression des sentiments des personnages. On trouve l'énonciation "je" et "tu", ainsi que de nombreux possessifs : "mon", "ma. On trouve également une ponctuation très expressive, des questions et des exclamations.
- Le champ lexical de l'amour est mis en avant : "aimer", "charmez", "sensible", "tendresse", "feu", "adore" "respecter", "cœur", "ma main".
- Le langage soutenu rend la scène plus lyrique.
- L'enjeu de la scène est simple : Dorante veut que Silvia avoue son amour pour lui, et Silvia que Dorante l'accepte même si elle est pauvre (ce qu'elle n'est pas, puisqu'elle n'est pas Lisette).
Elle teste son amour, il attend sa déclaration.
L'originalité de la scène
- Il y a un déséquilibre entre Silvia et Dorante dans cette scène. La scène est plus montrée du point de vue de Silvia. C'est elle qui a le plus de répliques. Elle a notamment un long monologue original où elle décrit ce qui se passe.
- Les répliques courtes de Dorante sont des stichomythies qui diffèrent des longues répliques de Silvia.
- Il s'agit d'un dernier test de la part de Silvia. Elle veut aller jusqu'au bout pour voir si Dorante l'aime vraiment, s'il est prêt à tout abandonner pour elle.
La parole, un jeu
- Il n'y a pas beaucoup de vraies didascalies dans cette scène, mais le discours des personnages est très explicatif. Il permet de cerner les sentiments des personnages, les actions.
- Ainsi, le long monologue de Silvia, quand Dorante s'apprête à partir, nous renseigne beaucoup sur la mise en scène. Elle dit : "il s'arrête", "il rêve", "il regarde", "il s'en va", "il reparaît".
- Elle met également en scène l'action. Elle joue, puisqu'elle dit qu'elle va partir : "afin qu'il m'arrête". Elle devient metteur en scène.
- Les personnages parlent avec un langage soutenu et précieux. Ils ne jouent plus à être des valets.
La double énonciation
- La première énonciation est celle entre Silvia et Dorante.
- Il y a ensuite la double énonciation théâtrale. Le spectateur sait des choses que les personnages ignorent. Ainsi, le spectateur entend les apartés de Silvia. De plus, alors que Dorante pense encore que Silvia est Lisette, le spectateur sait qui elle est.
Le spectateur sait que les deux personnages s'aiment véritablement. - On trouve de nombreuses questions rhétoriques dont le spectateur a la réponse. Silvia imagine toute sorte de situations qui pourraient éloigner Dorante d'elle. Mais le spectateur sait qu'elle n'est pas une servante.
- La double énonciation permet d'apporter une forme d'ironie à la scène. Le pathétisme de Dorante est atténué par le fait que le public sait qui est Silvia, qu'elle aime Dorante, et que tout se passera bien.
Le thème du masque
- Le thème du masque est essentiel dans la pièce. Les personnages n'ont pas cessé de jouer des rôles autres que les leurs. Les quiproquos sont donc au cœur de l'intrigue. C'est ici le dernier quiproquo. Silvia en profite jusqu'au bout pour s'assurer de la sincérité de Dorante.
- Dans cette scène, seule Silvia joue un rôle. Le spectateur s'en rend compte à travers ses répliques. Elle se met en scène. Dorante est lui-même.
- La limite entre les rôles est floue. Les personnages se perdent eux-mêmes et ne cessent d'alterner entre "tu" et "vous".
Une critique sociale
- Cette scène permet une critique sociale. Même si Silvia est en réalité noble, Dorante dans cette scène réfute l'idée qu'on ne peut pas s'aimer si on n'appartient pas au même rang social.
- Marivaux dénonce dont une société de classes qui entrave les sentiments des hommes. Il oppose au mariage arrangé le mariage d'amour. Il affirme la possibilité pour des êtres de classes sociales différentes de s'aimer.
- Dans cette scène, Silvia joue encore une servante, elle est Lisette. Pourtant, elle domine la scène, elle ne reste pas à sa place de valet. Elle se montre supérieure à Dorante pendant tout le dialogue.
En quoi cette scène est-elle originale ?
I. La double énonciation
II. La prise en charge de la scène par Silvia
III. La supériorité de Silvia sur Dorante
Comment Marivaux critique-t-il la société dans cette scène ?
I. Une dénonciation des normes sociales
II. Silvia/Lisette, la supériorité du valet
III. Une déclaration d'amour malgré les interdits
Quels sont les enjeux de la scène ?
I. Dorante attend la déclaration d'amour de Silvia
II. Le dernier test de Silvia
III. Le triomphe de l'amour sur la société
Comment est traité le thème du masque dans cette scène ?
I. La double énonciation
II. Silvia/Lisette
III. Des frontières floues entre jeu et réalité