Sommaire
IUne machine infernaleIILa résolution de l'intrigueIIILe registre tragiqueIVLe comique de la scèneVLes éléments surnaturelsVIUne réinterprétation du mytheANTIGONE :
Mon oncle ! Tirésias ! Montez vite, vite, c'est épouvantable ! J'ai entendu crier dans la chambre ; petite mère ne bouge plus, elle est tombée tout de son long et petit père se roule sur elle et il se donne des coups dans les yeux avec sa grosse broche en or. Il y a du sang partout. J'ai peur ! J'ai trop peur, montez... montez vite…
(Elle rentre.)
CRÉON :
Cette fois, personne ne m'empêchera...
TIRÉSIAS :
Si ! je vous empêcherai. Je vous le dis. Créon, un chef-d'œuvre d'horreur s'achève. Pas un mot, pas un geste, il serait malhonnête de poser une seule ombre de nous.
CRÉON :
C'est de la pure folie !
TIRÉSIAS :
C'est la pure sagesse... Vous devez admettre...
CRÉON :
Impossible. Du reste, le pouvoir retombe entre mes mains.
(Au moment où, s'étant dégagé, il s'élance, la porte s'ouvre. Œdipe aveugle apparaît.
Antigone s'accroche à sa robe.)
TIRÉSIAS :
Halte !
CRÉON :
Je deviens fou. Pourquoi, pourquoi a-t-il fait cela ? Mieux valait la mort.
TIRÉSIAS :
Son orgueil ne le trompe pas. Il a voulu être le plus heureux des hommes, maintenant il veut être le plus malheureux.
ŒDIPE :
Qu'on me chasse, qu'on m'achève, qu'on me lapide, qu'on abatte la bête immonde.
ANTIGONE :
Père !
ŒDIPE :
Laisse-moi... ne touche pas mes mains, ne m'approche pas.
TIRÉSIAS :
Antigone !
Mon bâton d'augure. Offre-le-lui de ma part. Il lui portera chance.
(Antigone embrasse la main de Tirésias et porte le bâton à Œdipe.)
ANTIGONE :
Tirésias t'offre son bâton.
ŒDIPE :
Il est là ?... J'accepte, Tirésias... J'accepte... Souvenez-vous, il y a dix-huit ans, j'ai vu dans vos yeux que je deviendrais aveugle et je n'ai pas su comprendre. J'y vois clair, Tirésias, mais je souffre... J'ai mal... La journée sera rude.
CRÉON :
Il est impossible qu'on le laisse traverser la ville, ce serait un scandale épouvantable.
TIRÉSIAS (bas) :
Une ville de peste ? Et puis, vous savez, ils voyaient le roi qu'Œdipe voulait être ; ils ne verront pas celui qu'il est.
CRÉON :
Vous prétendez qu'il deviendra invisible parce qu'il est aveugle.
TIRÉSIAS :
Presque.
CRÉON :
Eh bien, j'en ai assez de vos devinettes et de vos symboles. J'ai ma tête sur mes épaules, moi, et les pieds par terre. Je vais donner des ordres.
TIRÉSIAS :
Votre police est bien faite, Créon ; mais où cet homme se trouve, elle n'aurait plus le moindre pouvoir.
CRÉON :
Je...
(Tirésias l'empoigne par le bras et lui met la main sur la bouche... Car Jocaste paraît dans
la porte. Jocaste morte, blanche, belle, les yeux clos. Sa longue écharpe enroulée autour du cou.)
ŒDIPE :
Jocaste ! Toi ! Toi vivante !
JOCASTE :
Non, Œdipe. Je suis morte. Tu me vois parce que tu es aveugle ; les autres ne peuvent plus me voir.
ŒDIPE :
Tirésias est aveugle...
JOCASTE :
Peut-être me voit-il un peu.. mais il m'aime, il ne dira rien...
ŒDIPE :
Femme ! ne me touche pas...
JOCASTE :
Ta femme est morte pendue, Œdipe. Je suis ta mère. C'est ta mère qui vient à ton aide... Comment ferais-tu rien que pour descendre seul cet escalier, mon pauvre petit ?
ŒDIPE :
Ma mère !
JOCASTE :
Oui, mon enfant, mon petit enfant... Les choses qui paraissent abominables aux humains, si tu savais, de l'endroit où j'habite, si tu savais comme elles ont peu d'importance.
ŒDIPE :
Je suis encore sur la terre.
JOCASTE :
À peine...
CRÉON :
II parle avec des fantômes, il a le délire, la fièvre, je n'autoriserai pas cette petite...
TIRÉSIAS :
Ils sont sous bonne garde.
CRÉON :
Antigone ! Antigone ! je t'appelle...
ANTIGONE :
Je ne veux pas rester chez mon oncle ! Je ne veux pas, je ne veux pas rester à la maison. Petit père, petit père, ne me quitte pas ! Je te conduirai, je te dirigerai...
CRÉON :
Nature ingrate.
ŒDIPE :
Impossible, Antigone. Tu dois être sage... je ne peux pas t'emmener.
ANTIGONE :
Si ! si !
ŒDIPE :
Tu abandonnerais Ismène ?
ANTIGONE :
Elle doit rester auprès d'Etéocle et de Polynice. Emmène-moi, je t'en supplie !
Je t'en supplie ! Ne me laisse pas seule ! Ne me laisse pas chez mon oncle ! Ne me
laisse pas à la maison.
JOCASTE :
La petite est si fière. Elle s'imagine être ton guide. Il faut le lui laisser croire.
Emmène-la. Je me charge de tout.
ŒDIPE :
Oh !...
(Il porte la main à sa tête.)
JOCASTE :
Tu as mal ?
ŒDIPE :
Oui, dans la tête et dans la nuque et dans les bras... C'est atroce.
JOCASTE :
Je te panserai à la fontaine.
ŒDIPE (abandonné) :
Mère...
JOCASTE :
Crois-tu ! cette méchante écharpe et cette affreuse broche ! L'avais-je assez prédit.
CRÉON :
C'est im-pos-si-ble. Je ne laisserai pas un fou sortir en liberté avec Antigone.
J'ai le devoir...
TIRÉSIAS :
Le devoir ! Ils ne t'appartiennent plus ; ils ne relèvent plus de ta puissance.
CRÉON :
Et à qui appartiendraient-ils ?
TIRÉSIAS :
Au peuple, aux poètes, aux cœurs pur.
JOCASTE :
En route ! Empoigne ma robe solidement... n'aie pas peur...
(Ils se mettent en route.)
ANTIGONE :
Viens, petit père... partons vite...
ŒDIPE :
Où commencent les marches ?
JOCASTE ET ANTIGONE :
Il y a encore toute la plate-forme...
(Ils disparaissent... On entend Jocaste et Antigone parler exactement ensemble.
JOCASTE ET ANTIGONE :
Attention... compte les marches... Un, deux, trois, quatre, cinq...
CRÉON :
Et en admettant qu'ils sortent de la ville, qui s'en chargera, qui les recueillera ?...
TIRÉSIAS :
La gloire.
CRÉON :
Dites plutôt le déshonneur, la honte...
TIRÉSIAS :
Qui sait ?
(Rideau).
Jean Cocteau
La Machine infernale
1932
Une machine infernale
- Le titre de la pièce s'explique dans cette dernière scène.
- La machine infernale est l'emballement du destin. On ne peut pas l'arrêter.
- Les trois premiers actes s'étalaient sur vingt-quatre heures. Le dernier acte s'ouvre sur un Œdipe qui est vieux, "dix-sept ans après les faux bonheurs" (didascalie du début du dernier acte). Les dieux ont voulu cette punition.
Œdipe se rend compte des années plus tard de ses crimes. - Ce final présente le suicide de Jocaste qui apprend que son mari est son fils, la mutilation d'Œdipe qui se crève les yeux devant sa fille Antigone.
La résolution de l'intrigue
- Cette scène présente la résolution de l'intrigue.
- Œdipe est aveugle. Il est déchu. Il perd son titre de roi, c'est Créon qui prend la place.
Créon prend le pouvoir notamment dans sa façon autoritaire de parler : "Il est impossible qu'on laisse", "Je vais donner des ordres", "Je n'autoriserai pas cette petite", "Je ne te laisserai pas", "J'ai le devoir". Il détache les syllabes : "C'est im-pos-sible". - Le devin Tirésias retrouve sa dignité. On reconnaît son autorité, sa prédiction a été accomplie. Grâce à lui, Œdipe peut partir avec sa fille : "Ils ne t'appartiennent plus, ils ne relèvent plus de ta puissance".
- On voit l'amitié entre Œdipe et Tirésias : "bonne chance, qu'il lui porte chance !".
- Œdipe reconnaît ses erreurs : "Souvenez-vous autrefois, il y a dix-huit ans, j'ai vu dans vos yeux que je deviendrai aveugle et je n'ai pas su comprendre. J'y vois clair." Il y a une opposition entre "voir clair" et la condition aveugle.
- Antigone fait son apparition, c'est la fille d'Œdipe, héroïne de tragédie. Elle est déjà dans la fidélité au père et dans le rejet du pouvoir de Créon.
- Jocaste se suicide : "Ta femme est morte, pendue, Œdipe, je suis ta mère."
- Les coupables sont punis et la peste va cesser.
Le registre tragique
- La scène est tragique. Accélération du rythme.
- Il y a des détails sur l'apparence d'Antigone : "les cheveux épars".
- L'horreur d'Antigone est marquée notamment par la ponctuation expressive : "C'est épouvantable !", "J'ai peur !", "J'ai trop peur".
- C'est tragique, car c'est la fille qui rapporte la tragédie : "Petit père se roule sur elle et il se donne des coups dans les yeux avec sa grosse broche en or. Il y a du sang partout."
- La demande d'Œdipe qui n'est plus roi et veut garder ses filles est pathétique : "Elles, non, ne me les enlève pas.", "mes enfants où donc êtes-vous ?".
- Œdipe s'accable : "Qu'on abatte la bête immonde !", "ne touche pas mes mains, ne m'approche pas".
- On retrouve le vocabulaire de la souffrance : "Je souffre", "J'ai mal", "La journée sera rude".
- Les didascalies ajoutent au pathétique : "Il porte la main à sa tête".
- Il y a la présence de l'interjection : "Oh !"
Le comique de la scène
- La tonalité est comique. Il y a une confrontation entre Antigone et Créon.
- Créon ne pense qu'à une chose, le scandale : "Ce serait un scandale épouvantable".
L'utilisation de l'adjectif "épouvantable" n'a pas sa place dans la tragédie. - Créon ne comprend pas le langage métaphorique de Tirésias, il se montre idiot : "Une ville de peste ?" Il prend tout au pied de la lettre : "Vous prétendez qu'il deviendra invisible parce qu'il est aveugle."
- Le registre de langue est familier : "J'en ai assez de vos devinettes."
- Les répliques d'Antigone semblent être celles d'une enfant gâtée : "Je ne veux pas rester chez mon oncle !"
La réponse de Créon est comique : "Nature ingrate".
Les éléments surnaturels
- Il y a aussi une tonalité fantastique dans cette scène.
- La didascalie signale la présence de Jocaste : "Jocaste morte".
- Elle est caractérisée comme "belle". Elle apaise les personnages. Elle parle à son fils/mari : "Mon enfant, mon petit enfant", "Mon pauvre petit".
- Elle se montre protectrice : "C'est ta mère qui vient à ton aide.", "Je me charge de tout".
- Elle encourage : "N'aie pas peur".
- Il y a l'idée de l'enfance retrouvée pour Œdipe qui découvre une mère qui prend soin de lui.
Une réinterprétation du mythe
- Cette scène est une réécriture du mythe.
- Créon définit l'histoire comme un "déshonneur" et une "honte".
- Il y a l'idée du peuple qui se transmet le mythe à travers les siècles. Antigone et Œdipe "appartiennent" au peuple d'après Tirésias.
- Une mention est faite aux "cœurs purs". Ce sont les opposés de Créon. Ce sont les poètes.
Le champ lexical de la vue rappelle que le poète voit les choses mieux que les autres. - Il y a une nouvelle interprétation de la mutilation d'Œdipe : "il a voulu être le plus heureux des hommes ; maintenant il veut être le plus malheureux."
En quoi cette scène est-elle une réécriture du mythe d'Œdipe ?
I. Le mélange des registres
II. Le caractère fantastique
III. Une réinterprétation du mythe
En quoi le dénouement est-il celui d'une tragédie ?
I. La mort de Jocaste
II. La punition d'Œdipe
III. Le registre pathétique
En quoi cette scène remplit-elle sa fonction de dénouement ?
I. La punition des personnages
II. Le rétablissement de la paix
III. Créon et Antigone : la suite
En quoi ce dénouement justifie-t-il le titre de la pièce ?
I. La résolution de l'intrigue
II. L'implacable destin
III. La réhabilitation de Tirésias