Sommaire
ILe dénouement de la pièceIILe réquisitoire de CléanthisIIILe thème du pardonIVUne fin utopique ?CLÉANTHIS (en entrant avec Euphrosine qui pleure) :
Laissez-moi, je n'ai que faire de vous entendre gémir. (Et plus près d'Arlequin) Qu'est-ce que cela signifie, seigneur Iphicrate ? Pourquoi avez-vous repris votre habit ?
ARLEQUIN (tendrement) :
C'est qu'il est trop petit pour mon cher ami, et que le sien est trop grand pour moi.
(Il embrasse les genoux de son maître.)
CLÉANTHIS :
Expliquez-moi donc ce que je vois ; il semble que vous lui demandiez pardon ?
ARLEQUIN :
C'est pour me châtier de mes insolences.
CLÉANTHIS :
Mais enfin notre projet ?
ARLEQUIN :
Mais enfin, je veux être un homme de bien ; n'est-ce pas là un beau projet ? je me repens de mes sottises, lui des siennes ; repentez-vous des vôtres, Madame Euphrosine se repentira aussi ; et vive l'honneur après ! cela fera quatre beaux repentirs, qui nous feront pleurer tant que nous voudrons.
EUPHROSINE :
Ah ! ma chère Cléanthis, quel exemple pour vous !
IPHICRATE :
Dites plutôt : quel exemple pour nous ! Madame, vous m'en voyez pénétré.
CLÉANTHIS :
Ah ! vraiment, nous y voilà avec vos beaux exemples. Voilà de nos gens qui nous méprisent dans le monde, qui font les fiers, qui nous maltraitent, et qui nous regardent comme des vers de terre ; et puis, qui sont trop heureux dans l'occasion de nous trouver cent fois plus honnêtes gens qu'eux. Fi ! que cela est vilain, de n'avoir eu pour mérite que de l'or, de l'argent et des dignités ! C'était bien la peine de faire tant les glorieux ! Où en seriez-vous aujourd'hui, si nous n'avions point d'autre mérite que cela pour vous ? Voyons, ne seriez-vous pas bien attrapés ? Il s'agit de vous pardonner, et pour avoir cette bonté-là, que faut-il être, s'il vous plaît ? Riche ? non ; noble ? non ; grand seigneur ? point du tout. Vous étiez tout cela ; en valiez-vous mieux ? Et que faut-il donc ? Ah ! nous y voici. Il faut avoir le cœur bon, de la vertu et de la raison ; voilà ce qu'il nous faut, voilà ce qui est estimable, ce qui distingue, ce qui fait qu'un homme est plus qu'un autre. Entendez-vous, Messieurs les honnêtes gens du monde ? Voilà avec quoi l'on donne les beaux exemples que vous demandez et qui vous passent. Et à qui les demandez-vous ? À de pauvres gens que vous avez toujours offensés, maltraités, accablés, tout riches que vous êtes, et qui ont aujourd'hui pitié de vous, tout pauvres qu'ils sont. Estimez-vous à cette heure, faites les superbes, vous aurez bonne grâce ! Allez ! vous devriez rougir de honte.
ARLEQUIN :
Allons, m'amie, soyons bonnes gens sans le reprocher, faisons du bien sans dire d'injures. Ils sont contrits d'avoir été méchants, cela fait qu'ils nous valent bien ; car quand on se repent, on est bon ; et quand on est bon, on est aussi avancé que nous. Approchez, Madame Euphrosine ; elle vous pardonne ; voici qu'elle pleure ; la rancune s'en va, et votre affaire est faite.
CLÉANTHIS :
Il est vrai que je pleure : ce n'est pas le bon cœur qui me manque.
EUPHROSINE (tristement) :
Ma chère Cléanthis, j'ai abusé de l'autorité que j'avais sur toi, je l'avoue.
CLÉANTHIS :
Hélas ! comment en aviez-vous le courage ? Mais voilà qui est fait, je veux bien oublier tout ; faites comme vous voudrez. Si vous m'avez fait souffrir, tant pis pour vous ; je ne veux pas avoir à me reprocher la même chose, je vous rends la liberté ; et s'il y avait un vaisseau, je partirais tout à l'heure avec vous : voilà tout le mal que je vous veux ; si vous m'en faites encore, ce ne sera pas ma faute.
ARLEQUIN (pleurant) :
Ah ! la brave fille ! ah ! le charitable naturel !
IPHICRATE :
Êtes-vous contente, Madame ?
EUPHROSINE (avec attendrissement) :
Viens que je t'embrasse, ma chère Cléanthis.
ARLEQUIN (à Cléanthis) :
Mettez-vous à genoux pour être encore meilleure qu'elle.
EUPHROSINE :
La reconnaissance me laisse à peine la force de te répondre. Ne parle plus de ton esclavage, et ne songe plus désormais qu'à partager avec moi tous les biens que les dieux m'ont donnés, si nous retournons à Athènes.
Pierre de Marivaux
L'Île des esclaves
1798
Le dénouement de la pièce
- Cette scène est le dénouement de la pièce.
- La scène est marquée par la surprise de Cléanthis. Elle ne comprend pas : "Qu'est-ce que cela signifie", "Expliquez-moi".
- Elle se montre très dure avec Euphrosine : "Je n'ai que faire de vous".
- Elle refuse d'abandonner sa vengeance : "Mais enfin notre projet".
- Elle est indignée : "Ah ! vraiment".
- C'est Arlequin qui domine la scène, il pousse Cléanthis à pardonner : "repentez vous", "allons m'amie". Il évoque la morale : "Quand on se repent", "bons".
- La résolution de la pièce se fait avec Euphrosine qui reconnaît ses torts : "ma chère…je l'avoue". Elle promet à Cléanthis de mieux la traiter à l'avenir.
- Iphicrate reconnaît la valeur d'Arlequin : "Quel exemple pour nous".
- Les valets ont donc gagné quelque part, puisque les maîtres reconnaissent leurs torts et les voient comme des êtres ayant une véritable valeur.
- Finalement, la scène se termine avec le pardon de Cléanthis : "je veux bien oublier tout", "je vous rends la liberté", "je partirai avec vous".
- Les valets renoncent donc à leur pouvoir et acceptent de servir de nouveau leurs maîtres.
Le réquisitoire de Cléanthis
- Cléanthis dénonce la société. Elle trouve anormal qu'on valorise une personne en fonction de son rang social, sans prendre en compte ses mérites personnels.
- Le réquisitoire de Cléanthis est bâti sur des oppositions. Elle oppose les maîtres aux valets : "voilà des maîtres", "plus honnêtes qu'eux", "de pauvres gens que vous avez".
- Elle assure que les valets sont supérieurs en valeur morale aux maîtres.
- Cléanthis fait preuve d'ironie. Elle décrit ses maîtres comme des "honnêtes gens" et des "glorieux" mais en pensant le contraire.
- Pour elle, le seul mérite des maîtres est l'argent : "ont pour mérite qu'argent, dignités".
- Elle utilise les questions rhétoriques.
- Les vraies valeurs pour Cléanthis sont : "le cœur bon, la vertu, la raison".
- Elle répète plusieurs fois "il faut", ce qui souligne qu'elle donne une leçon.
Le thème du pardon
- Le pardon clôt la pièce. Cléanthis ne pardonne pas facilement, mais elle finit par reconnaître que c'est la meilleure solution : "il est vrai que je pleure", "manque".
- Le rôle d'Iphicrate dans cette scène est de pousser Euphrosine à prendre exemple sur les valets, à reconnaître leur valeur et à s'excuser.
- Euphrosine est le personnage le plus négatif de la pièce. Elle est profondément égoïste. Mais même elle finit par voir le pardon comme la meilleure des solutions.
- Arlequin est celui qui pousse tous les autres à pardonner. Il est l'homme moral qui voit dans la compassion et le pardon des valeurs supérieures aux autres. Il est à genoux, le jeu de scène est important.
- Les deux valets se révèlent avec une grandeur d'âme supérieure à celle de leurs maîtres.
Une fin utopique ?
- Cette scène clôt la pièce de façon utopique. C'est une fin où tous les personnages s'embrassent, le pardon domine.
- Le repentir domine également : "Quatre beaux repentirs qui vous feront pleurer".
- On relève plusieurs protestations d'amitié, des embrassements.
- Les esclaves refusent de céder à la vengeance.
- Le thème de la charité chrétienne est évoqué : "le charitable naturel".
- Le pardon réciproque est plein de lyrisme, chacun exprime ses sentiments.
- La fin a néanmoins quelque chose de dramatique. Les serviteurs redeviennent serviteurs, et les maîtres retrouvent leurs droits sur eux.
En quoi ce dénouement est-il ambigu ?
I. Un réquisitoire contre l'injustice sociale
II. Le thème du pardon
III. Les maîtres et les valets retrouvent leur place
Pourquoi peut-on dire que cette fin est utopique ?
I. Le thème du pardon
II. L'expression des sentiments
III. Des personnages unis malgré les différences sociales
Que dénonce Cléanthis ?
I. La noblesse, une fausse valeur
II. Les vraies valeurs morales
III. Une société profondément injuste
En quoi cette fin n'est-elle pas utopique ?
I. Le thème du pardon
II. Opposition hommes/femmes : misogynie de Marivaux ?
III. Valets et maîtres retrouvent leur place