Sommaire
IL'exaltation de l'amourIICyrano, un héros prêt à sacrifier son amourIIILe discours amoureuxIVLe bonheur mélancolique de CyranoVL'aspect comique de la pièceROXANE (entrouvrant sa fenêtre) :
Qui donc m'appelle ?
CHRISTIAN :
Moi.
ROXANE :
Qui, moi ?
CHRISTIAN :
Christian.
ROXANE (avec dédain) :
C'est vous ?
CHRISTIAN :
Je voudrais vous parler.
CYRANO (sous le balcon, à Christian) :
Bien. Bien. Presque à voix basse.
ROXANE :
Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !
CHRISTIAN :
De grâce !...
ROXANE :
Non ! Vous ne m'aimez plus !
CHRISTIAN (à qui Cyrano souffle ses mots) :
M'accuser, - justes dieux ! -
De n'aimez plus... quand... j'aime plus !
ROXANE (qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant) :
Tiens, mais c'est mieux !
CHRISTIAN (même jeu) :
L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète...
Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette !
ROXANE (s'avançant sur le balcon) :
C'est mieux ! - Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot
De ne pas, cet amour, l'étouffer au berceau !
CHRISTIAN (même jeu) :
Aussi l'ai-je tenté, mais... tentative nulle :
Ce... nouveau-né, Madame, est un petit... Hercule.
ROXANE :
C'est mieux !
CHRISTIAN (même jeu) :
De sorte qu'il... strangula comme rien...
Les deux serpents... Orgueil et... Doute.
ROXANE (s'accoudant au balcon) :
Ah ! c'est très bien.
- Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ?
CYRANO (tirant Christian sous le balcon, et se glissant à sa place) :
Chut ! Cela devient trop difficile ! ...
ROXANE :
Aujourd'hui...
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO (parlant à mi-voix, comme Christian) :
C'est qu'il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE :
Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.
CYRANO :
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c'est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;
Or, moi, j'ai le cœur grand, vous, l'oreille petite.
D'ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont plus vite.
Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
ROXANE :
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
CYRANO :
De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude !
ROXANE :
Je vous parle, en effet, d'une vraie altitude !
CYRANO :
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
ROXANE (avec un mouvement) :
Je descends !
CYRANO (vivement) :
Non !
ROXANE (lui montrant le banc qui est sous le balcon) :
Grimpez sur le banc, alors, vite !
CYRANO (reculant avec effroi dans la nuit) :
Non !
ROXANE :
Comment... non ?
CYRANO (que l'émotion gagne de plus en plus) :
Laissez un peu que l'on profite...
De cette occasion qui s'offre... de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE :
Sans se voir ?
CYRANO :
Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.
Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,
J'aperçois la blancheur d'une robe d'été :
Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !
Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
Si quelquefois je fus éloquent...
ROXANE :
Vous le fûtes !
CYRANO :
Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
De mon vrai cœur...
ROXANE :
Pourquoi ?
CYRANO :
Parce que... jusqu'ici
Je parlais à travers...
ROXANE :
Quoi ?
CYRANO :
...le vertige où tremble
Quiconque est sous vos yeux !... Mais, ce soir, il me semble...
Que je vais vous parler pour la première fois !
ROXANE :
C'est vrai que vous avez une toute autre voix.
CYRANO (se rapprochant avec fièvre) :
Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
J'ose être enfin moi-même, et j'ose...
(Il s'arrête et, avec égarement.)
Où en étais-je ?
Je ne sais... tout ceci, - pardonnez mon émoi, -
C'est si délicieux... c'est si nouveau pour moi !
ROXANE :
Si nouveau ?
CYRANO (bouleversé, et essayant toujours de rattraper ses mots) :
Si nouveau... mais oui... d'être sincère :
La peur d'être raillé, toujours au cœur me serre...
ROXANE :
Raillé de quoi ?
CYRANO :
Mais de... d'un élan !... Oui, mon cœur,
Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur :
Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête
Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !
ROXANE :
La fleurette a du bon.
CYRANO :
Ce soir, dédaignons-la !
ROXANE :
Vous ne m'aviez jamais parlé comme cela !
CYRANO :
Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,
On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches !
Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,
Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve
En buvant largement à même le grand fleuve !
ROXANE :
Mais l'esprit ?...
CYRANO :
J'en ai fait pour vous faire rester
D'abord, mais maintenant ce serait insulter
Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
Que de parler comme un billet doux de Voiture !
- Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
Nous désarmer de tout notre artificiel :
Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
Le vrai du sentiment ne se volatilise,
Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains,
Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
ROXANE :
Mais l'esprit ?...
CYRANO :
Je le hais, dans l'amour ! C'est un crime
Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime !
Le moment vient d'ailleurs inévitablement,
- Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! -
Où nous sentons qu'en nous un amour noble existe
Que chaque joli mot que nous disons rend triste !
ROXANE :
Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
Quels mots me direz-vous ?
CYRANO :
Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j'étouffe,
Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ;
Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !
De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé :
Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,
Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,
Mon regard ébloui pose des taches blondes !
ROXANE (d'une voix troublée) :
Oui, c'est bien de l'amour...
CYRANO :
Certes, ce sentiment
Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
De l'amour, il en a toute la fureur triste !
De l'amour, - et pourtant il n'est pas égoïste !
Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
S'il ne pouvait, parfois, que de loin j'entendisse
Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
- Chaque regard de toi suscite une vertu
Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?...
Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !
Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !
C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots
Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !
Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles
Ou non, le tremblement adoré de ta main
Descendre tout le long des branches du jasmin !
Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante.
ROXANE :
Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !
Et tu m'as enivrée !
CYRANO :
Alors, que la mort vienne !
Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer !
Je ne demande plus qu'une chose...
CHRISTIAN (sous le balcon) :
Un baiser !
ROXANE (se rejetant en arrière) :
Hein ?
CYRANO :
Oh !
ROXANE :
Vous demandez ?
CYRANO :
Oui... je...
(À Christian bas)
Tu vas trop vite.
CHRISTIAN :
Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !
CYRANO (à Roxane) :
Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux !
Je comprends que je fus bien trop audacieux.
ROXANE (un peu déçue) :
Vous n'insistez pas plus que cela ?
CYRANO :
Si ! j'insiste...
Sans insister !... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !
Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas !
CHRISTIAN (à Cyrano, le tirant par son manteau) :
Pourquoi ?
CYRANO :
Tais-toi, Christian !
ROXANE (se penchant) :
Que dites-vous tout bas ?
CYRANO :
Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
Je me disais : tais-toi, Christian !...
Les théorbes se mettent à jouer.
Une seconde !...
On vient !
(Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont l'un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre.)
Air triste ? Air gai ?... Quel est donc leur dessein ?
Est-ce un homme ? Une femme ? - Ah ! c'est un capucin !
Edmond Rostand
Cryano de Bergerac
1897
L'exaltation de l'amour
- Dans cette scène, Cyrano peut enfin exprimer son amour, même si Roxane ne sait pas que c'est lui. Il est exalté, ce qui se voit dans son discours.
- Le champ lexical de l'exaltation est présent : "j'étouffe", "je suis fou", "je n'en peux plus", "c'est trop", "je frissonne".
- Le rythme est très rapide, il est parfois heurté avec de nombreuses coupes.
- On relève une ponctuation expressive avec exclamations et interrogations.
- Les images sont souvent hyperboliques : "tous ceux", "j'étouffe", "je suis fou", "tout le temps", "je me souviens de tout, j'ai tout aimé", "tellement", "toute chose", "sur tout", "trop beau", "trop doux", "jamais espéré tant".
Cyrano, un héros prêt à sacrifier son amour
- Cyrano ne parle jamais d'un amour partagé. En effet, même s'il joue le rôle de Christian, il ne peut oublier qu'en tant que Cyrano, il ne connaîtra jamais le bonheur avec Roxane. Les adverbes qu'il utilise renforcent cette idée : "loin", "parfois", "un peu"
- C'est un amour désintéressé, car Cyrano n'attend rien en retour. Il parle même de sacrifier son bonheur : "n'est pas égoïste", "quand même tu devrais n'en savoir jamais rien".
- Cyrano emploie le conditionnel. C'est le mode de l'irréel. Il ne peut que rêver d'une vie avec Roxane : "Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien".
- Cyrano est dans l'abnégation : "Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien".
- La vie de Cyrano dépend de celle de Roxane. Il a passé son temps à la regarder, comme le montrent les nombreux souvenirs qu'il convoque à sa mémoire : "l'an dernier, un jour, le douze mai, / Pour sortir le matin".
Le discours amoureux
- L'amour est associé à la préciosité. C'est un mouvement qui met en valeur les phrases élégantes et les métaphores qui placent la femme en supérieure, en déesse. L'esprit est plus important que le corps. L'amour est donc idéalisé et platonique.
- Cyrano compare les cheveux de Roxane au soleil : "rond vermeil", "taches blondes". La comparaison joue avec un lieu commun : "Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles".
- Le discours de Cyrano se dépare de la préciosité au fur et à mesure. Le sentiment devient plus naturel.
- On relève de nombreuses répétitions : "Tous ceux, tous ceux, tous ceux...". On peut relever la difficulté de trouver les mots justes.
- Il répète sa déclaration : "je vous aime", "je t'aime".
- On observe un changement entre le vouvoiement et le tutoiement.
- Cyrano est bouleversé. Il peut enfin exprimer son amour.
Le bonheur mélancolique de Cyrano
- Cyrano éprouve un bonheur infini dans cette scène. Il peut parler à Roxane, il peut lui dire qu'il l'aime.
- Physiquement, il est ému : "je frissonne".
- Pour Cyrano, la scène a quelque chose d'incroyable, de surréel : "Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous". Le chiasme souligne l'aspect extraordinaire de cette conversation pour Cyrano.
- Plusieurs expressions soulignent la surprise de Cyrano, son émerveillement : "C'est à cause des mots que je dis qu'elle tremble", "cette ivresse, c'est moi, moi qui l'ai su causer", "Dans mon espoir même le moins modeste", "je n'ai jamais espéré tant".
- Mais ce bonheur est terni par la conscience qu'il ne peut exister que cette nuit. Cyrano se fait passer pour Christian, il sait qu'il ne vivra jamais un amour véritable avec Roxane.
- La scène souligne la solitude de Cyrano, son désespoir. Ce moment de bonheur est illusoire et court.
L'aspect comique de la pièce
- Cette scène d'amour ressemble à une parodie de Roméo et Juliette, avec Roxane sur le balcon et Christian et Cyrano en dessous.
- Cyrano représente l'intelligence et Christian la beauté.
- Le comique de situation est utilisé. Roxane croit s'adresser à Christian alors qu'en fait elle parle à Cyrano. C'est un quiproquo.
- Le comique de mots est utilisé également. Cyrano répète "Monte !" à Christian. La maladresse de Christian prête à rire. Il ne peut dire que "Ah ! Roxane !"
- Le décalage entre les paroles de Cyrano et la situation fait rire. La supercherie est burlesque. Roxane ignore ce qui se passe, mais le spectateur voit les deux hommes changer de place constamment.
En quoi le bonheur de Cyrano est-il teinté de tristesse ?
I. L'exaltation de Cyrano
II. L'expression de l'amour
III. Le désespoir et la solitude de Cyrano
Comment l'amour est-il peint dans cette scène ?
I. La préciosité
II. Un amour désintéressé
III. Un bonheur intense
En quoi cette scène est-elle originale ?
I. Une déclaration d'amour exaltée
II. Le comique de la scène
III. Un bonheur mélancolique