Sommaire
IUn duel verbalIILa présence des maximesIIILe code de l'honneurIVLes deux tiradesVUne tentative de conciliation ou un test ?DON RODRIGUE :
À moi, Comte, deux mots.
LE COMTE : Parle.
DON RODRIGUE :
Ôte-moi d'un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?
LE COMTE :
Oui.
DON RODRIGUE :
Parlons bas, écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l'honneur de son temps, le sais-tu ?
LE COMTE :
Peut-être.
DON RODRIGUE :
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c'est son sang, le sais-tu ?
LE COMTE :
Que m'importe !
DON RODRIGUE :
À quatre pas d'ici je te le fais savoir.
LE COMTE :
Jeune présomptueux !
DON RODRIGUE :
Parle sans t'émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend pas le nombre des années.
LE COMTE :
Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain,
Toi qu'on na jamais vu les armes à la main ?
DON RODRIGUE :
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître
Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.
LE COMTE :
Sais-tu bien qui je suis ?
DON RODRIGUE :
Tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Mais j'aurais trop de force, ayant assez de cœur.
A qui venge son père il n'est rien d'impossible :
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
LE COMTE :
Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens
Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir,
Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime,
Que ta haute vertu répond à mon estime
Et que voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse,
J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal,
Dispense ma valeur d'un combat inégal ;
Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort
Et j'aurais seulement le regret de ta mort.
DON RODRIGUE :
D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie ?
LE COMTE :
Retire-toi d'ici.
DON RODRIGUE :
Marchons sans discourir.
LE COMTE :
Es-tu las de vivre ?
DON RODRIGUE :
As-tu peur de mourir ?
LE COMTE :
Viens, tu fais ton devoir et le fils dégénère
Qui survit un moment à l'honneur de son père.
Pierre Corneille
Le Cid
1637
Un duel verbal
- La règle de la bienséance, une des trois règles classiques (vraisemblance et règles des trois unités) interdit le combat sur scène (en France). Le dialogue est donc un échange verbal violent qui symbolise le combat.
- On trouve le champ lexical du combat : "sang", "honneur", "arme", "force".
- Il y a une métonymie : "un bras puissant". Rodrigue ne se désigne plus que par son bras, plus que par sa force et sa volonté de se battre.
- Le langage est tourné vers l'action. Les répliques sont très souvent courtes.
- Les deux hommes utilisent l'impératif très souvent : "marchons sans discourir". C'est le mode de l'ordre.
- Les mots symbolisent des coups. Il y a une répétition de "Sais-tu" en anaphore et de "le sais-tu" en fin de vers. Violence des propos, effet de martèlement.
- On relève de nombreuses questions oratoires. Elles sont toutes liées à l'honneur, les deux hommes entendent se rappeler mutuellement qu'ils sont braves et héroïques. Trois d'entre elles sont liées à la mort : "As-tu peur de mourir ?", "Es-tu las de vivre ?" et "Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie ?".
- Les répliques très courtes qui se succèdent sont appelées des stichomythies. Elles donnent l'impression d'un échange rapide, et donc d'un combat fait de plusieurs coups.
- Le vocabulaire utilisé est souvent lié à l'héroïsme : "honneur", "valeur", "combat", "courage".
La présence des maximes
- On peut relever trois maximes dans cette scène.
- Une maxime est un précepte, un principe de conduite ou une règle morale. Elle s'apparente à un proverbe.
- Rodrigue dit : "Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées/ La valeur n'attend pas le nombre des années." Ces deux vers sont très célèbres. On peut parler de maxime, car cela semble être une vérité générale, d'où l'utilisation du présent. Cette maxime entend rectifier une idée que peut se poser le public quant à la légitimité du combat puisque Rodrigue est jeune. Il fait comprendre que même s'il n'a pas la même expérience que son adversaire, il pourra se montrer vaillant.
- Rodrigue dit aussi : "À qui venge son père, il n'est rien impossible." Il entend ici souligner son devoir de se battre, puisqu'il est là pour laver l'honneur de sa famille.
- Le Comte quant à lui dit : "À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire." Il doute de la valeur de Rodrigue. Il fait comprendre qu'il est plus fort que lui, et qu'il trouve que le combat est inégal.
- Le Comte dit aussi : "Et le fils dégénère/ Qui survit un moment/ À l'honneur de son père." Il semble certain qu'il va tuer Rodrigue.
- Ces maximes rappellent le problème moral qui existe. Rodrigue va se battre contre le père de sa fiancée, et le Comte estime que Rodrigue n'est pas prêt. Dans cette scène, Rodrigue légitime le combat.
Le code de l'honneur
- Les sentiments de Rodrigue : l'exaltation, l'assurance, le sentiment d'être dans son bon droit. Le jeune homme ne cesse de légitimer son devoir de défendre son père.
- Rodrigue est lucide, il sait que son adversaire a une grande valeur : "J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur."
- Rodrigue est indigné quand il comprend que le Comte le plaint : "D'une indigne pitié ton audace est suivie."
- La conduite de Rodrigue est celle du code de l'honneur de la noblesse. Rodrigue doit venger l'honneur de son père. On peut parler d'éthique chevaleresque.
- Les deux hommes ont du respect l'un pour l'autre. On trouve ainsi de nombreux éloges : "vainqueur", "invaincu", "cavalier parfait", "grand cœur".
- Ils ont les mêmes valeurs, celles de la noblesse : "vertu", "honneur", "vaillance".
Les deux tirades
- Les deux tirades ralentissent l'action. Elles sont des pauses dans le duel verbal et permettent d'établir les motivations des deux personnages.
- Rodrigue tente de légitimer le combat. Il rappelle son lien avec son père, l'importance du sang, son honneur.
- Le Comte expose la situation, il rappelle le mariage de Rodrigue et Chimène. Le spectateur est rappelé au dilemme de Rodrigue.
- La tirade du Comte comporte deux parties. La première développe les qualités de Rodrigue : "ce grand cœur", 'l'honneur de la Castille", "ardeur magnanime", "haute vertu".
- La deuxième partie correspond à la pitié du Comte, voire même à de la condescendance : "ma pitié s'intéresse", "je plains ta jeunesse", "essai fatal", "combat inégal", "trop peu d'honneur suivrait", "sans effort".
Une tentative de conciliation ou un test ?
- Le Comte assure apprécier Rodrigue et tente de le convaincre d'abandonner l'idée du combat. Il procède de deux façons différentes.
- D'abord, il impressionne Rodrigue. Il lui dit qu'il est "vain" et "présomptueux", et lui rappelle qu'il est plus fort que lui.
- Ensuite, il le flatte. Il assure comprendre pourquoi le jeune homme veut se venger et souligne qu'il a de l'admiration pour lui : "mon âme avec plaisirs te destinait ma fille".
- À la fin de sa tirade, le Comte ajoute même qu'il regrettera Rodrigue après sa mort : "le regret de ta mort".
- Mais le Comte semble aussi provoquer Rodrigue, qui d'ailleurs parle d'"indigne pitié".
- Le Comte provoque aussi Rodrigue en lui disant "Es-tu las de vivre ?", sous-entendant que le jeune homme ne peut pas gagner ce combat.
- Enfin, le Comte condamne Rodrigue, il accepte de se battre et l'assure de sa mort prochaine : "qui survit un moment à l'honneur de son père".
- Le Comte tente de dissuader Rodrigue, mais finalement il approuve son geste. Il reconnaît que le jeune homme est obligé de se battre pour laver son honneur. On peut alors penser qu'il a testé Rodrigue, il a voulu voir s'il irait jusqu'au bout ou s'il se montrerait lâche.
En quoi cette scène est-elle un combat verbal ?
I. Le vocabulaire du combat et de l'héroïsme
II. Les maximes pour justifier le duel
III. La présence du code de l'honneur
Quelles sont les valeurs héroïques évoquées par les personnages ?
I. Le code de l'honneur
II. Les valeurs chevaleresques
III. La détermination de Rodrigue
En quoi la position du Comte est-elle ambiguë ?
I. Une tentative de conciliation
II. La provocation
III. Un test du courage de Rodrigue ?