Sommaire
IUne scène d'expositionIIDom Juan : un libertinIIIL'impiété de Dom JuanIVLe portrait de SganarelleAUn valet crédule et fasciné par son maîtreBUn personnage lâche mais attachantSGANARELLE (tenant une tabatière) :
Quoi que puisse dire Aristote et toute la philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre. Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme. Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se trouve ? On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent. Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s'est mise en campagne après nous, et son cœur, que mon maître a su toucher trop fortement, n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici. Veux-tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? J'ai peur qu'elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.
GUSMAN :
Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure ? Ton maître t'a-t-il ouvert son cœur là-dessus, et t'a-t-il dit qu'il eût pour nous quelque froideur qui l'ait obligé à partir ?
SGANARELLE :
Non pas ; mais, à vue de pays, je connais à peu près le train des choses ; et sans qu'il m'ait encore rien dit, je gagerais presque que l'affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l'expérience m'a pu donner quelques lumières.
GUSMAN :
Quoi ? ce départ si peu prévu serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ?
SGANARELLE :
Non, c'est qu'il est jeune encore, et qu'il n'a pas le courage.
GUSMAN :
Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?
SGANARELLE :
Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c'est par là qu'il s'empêcherait des choses.
GUSMAN :
Mais les saints nœuds du mariage le tiennent engagé.
SGANARELLE :
Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.
GUSMAN :
Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme après tant d'amour et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de vœux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin et tant d'emportements qu'il a fait paraître, jusqu'à forcer, dans sa passion, l'obstacle sacré d'un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il aurait le cœur de pouvoir manquer à sa parole.
SGANARELLE :
Je n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connaissais le pèlerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui. Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore : tu sais que, par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu ; mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Épicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons. Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat. Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir. Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et pour en achever le portrait, il faudrait bien d'autres coups de pinceau. Suffit qu'il faut que le courroux du Ciel l'accable quelque jour ; qu'il me vaudrait bien mieux d'être au diable que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle, en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste. Le voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons-nous. Écoute au moins : je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.
Molière
Dom Juan
1664
Une scène d'exposition
- L'ouverture de la pièce est un portrait de Dom Juan, héros éponyme de la pièce. À la fin de la scène, il entre sur scène. Cette exposition permet donc de présenter le héros avant son arrivée. C'est un procédé classique au théâtre.
- L'autre personnage principal de la pièce est Sganarelle. Il se présente lui-même en discutant avec le valet de Done Elvire.
- L'intrigue de la pièce est également présentée. Sganarelle fait comprendre au valet que Dom Juan n'a aucune intention d'épouser sa maîtresse : "tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse", "un mariage ne lui coûte rien à contracter". La pièce va en effet suivre Dom Juan qui fuit ses obligations et est poursuivi par les frères de Done Elvire.
- Le thème du libertinage est évoqué. Sganarelle fait comprendre que son maître aime "attraper les belles".
- La scène présente les valets discutant de leurs maîtres respectifs, et cela permet d'aborder le thème des relations sociales et des différences sociales qui va être aussi central dans la pièce.
Dom Juan : un libertin
- Le portrait que Sganarelle fait de son maître n'est guère positif. Il le présente d'abord comme un libertin qui ne respecte pas le mariage : "épouseur à toutes mains".
- Les conventions sociales sont remises en cause. En effet, Dom Juan est prêt à séduire n'importe quelle femme, qu'importe son statut, ce qui est souligné par la gradation "dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne".
- Dom Juan est présenté comme un diable : "bête brute" ; "pourceau d'Épicure" ; "sardanapale".
- Pour exagérer le libertinage de Dom Juan, Sganarelle utilise l'énumération suivante : "il aurait encore épousé toi, son chien, son chat", "demoiselle, paysanne", "qui est prêt à séduire toutes les femmes".
- Ce portrait du libertin en appelle un autre. Dom Juan n'est pas simplement un séducteur, mais quelqu'un qui teste toutes les limites. Il veut atteindre la liberté totale. Il ne transgresse pas uniquement les lois morales.
L'impiété de Dom Juan
- Sganarelle évoque l'athéisme de son maître : "qui ferme l'oreille à toutes les remontrances".
- Il l'accuse en effet de ne pas avoir la foi : "qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou"
- Le comique paraît notamment quand Sganarelle associe la religion chrétienne à des superstitions et des croyances populaires, s'étonnant que son maître ne croie même pas au "loup-garou".
- Le champ lexical de l'impiété est très présent : "diable", "turc", "hérétique", "ni saint ni dieu", "ni ciel". Cette énumération renforce le caractère impie de Dom Juan.
- Sganarelle utilise une expression hyperbolique : "le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté".
- Sganarelle annonce le dénouement de la pièce en évoquant un châtiment divin.
- Dom Juan est donc montré, avant son apparition sur scène, comme un homme méchant, un ennemi de la religion chrétienne. De plus, c'est un homme qui abuse de sa position sociale.
Le portrait de Sganarelle
Un valet crédule et fasciné par son maître
- Cette scène permet aussi d'introduire le personnage de Sganarelle. Il se fait défenseur de la foi chrétienne, se montrant choqué de l'impiété de son maître. Pourtant, il est plus superstitieux que religieux.
- En effet, il place la religion chrétienne au même plan que les superstitions : "qui ne croit ni ciel ni loup-garou".
- Sganarelle mélange des termes qui sont différents. Il décrit Dom Juan comme un chien ("enragé", "un chien"), comme un ennemi de la foi chrétienne ("un turc", à cette époque il y a la guerre contre l'empire ottoman musulman), et comme un homme qui fait des mauvaises actions ("scélérat"). Tout est mis sur le même plan.
- Par ailleurs, Sganarelle paraît fasciné par son maître. Il semble éprouver le besoin de parler de lui, de donner de nombreux détails pour souligner qu'il le connaît bien. Cela permet de mettre en avant un thème central de cette pièce, le couple valet/maître.
Un personnage lâche mais attachant
- Sganarelle est présenté comme un personnage lâche, ce qui apparaîtra à plusieurs reprises dans la suite de la pièce, notamment lors de la scène du pauvre.
- Sganarelle se montre fier, il ne cesse de répéter "moi" ou "je". Il est content de la relation qu'il entretient avec son maître, et croit que cela le place en position de supériorité par rapport à Gusman.
- Mais si le valet se montre si brave, c'est uniquement en paroles. S'il est dévoué, c'est parce qu'il a peur de Dom Juan.
- En effet, dès l'arrivée de Dom Juan, Sganarelle se transforme. Il se montre docile et terrorisé.
- Néanmoins, Sganarelle est un personnage attachant. Il fait rire en employant un langage familier : "pourceau", "billevesées", "épouseur".
- Il utilise le registre pathétique qui pousse à avoir pitié de lui : "qu'il me fait voir tant d'horreurs que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne sais où ".
Comment Molière annonce-t-il la suite de la pièce ?
I. Une scène d'exposition classique
II. Le portrait de Dom Juan et de Sganarelle
III. La relation valet/maître
En quoi cette scène remplit-elle son rôle de scène d'exposition ?
I. La présentation de l'intrigue
II. Le portrait de Dom Juan, héros éponyme de la pièce
III. La présentation de Sganarelle
Quel portrait Sganarelle fait-il de Dom Juan ?
I. Un homme libertin
II. Dom Juan, un athée
III. Un homme qui a soif de libertés
Comment Molière peint-il Sganarelle ?
I. Un valet moqueur et lâche
II. Un personnage crédule et fasciné par son maître
III. Sganarelle, un personnage attachant