Sommaire
IUne scène d'expositionIIUne scène dynamiqueIIILe couple servante / maîtresseIVDeux conceptions du mariageVUne dénonciation de la condition féminineSILVIA :
Tu ne sais ce que tu dis ; dans le mariage, on a plus souvent affaire à l'homme raisonnable, qu'à l'aimable homme : en un mot, je ne lui demande qu'un bon caractère, et cela est plus difficile à trouver qu'on ne pense ; on loue beaucoup le sien, mais qui est-ce qui a vécu avec lui ? Les hommes ne se contrefont-ils pas ? Surtout quand ils ont de l'esprit, n'en ai-je pas vu moi, qui paraissaient, avec leurs amis, les meilleures gens du monde ? C'est la douceur, la raison, l'enjouement même, il n'y a pas jusqu'à leur physionomie qui ne soit garante de toutes les bonnes qualités qu'on leur trouve. Monsieur un tel a l'air d'un galant homme, d'un homme bien raisonnable, disait-on tous les jours d'Ergaste : aussi l'est-il, répondait-on, je l'ai répondu moi-même, sa physionomie ne vous ment pas d'un mot ; oui, fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si prévenante, qui disparaît un quart d'heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l'effroi de toute une maison. Ergaste s'est marié, sa femme, ses enfants, son domestique ne lui connaissent encore que ce visage-là, pendant qu'il promène partout ailleurs cette physionomie si aimable que nous lui voyons, et qui n'est qu'un masque qu'il prend au sortir de chez lui.
LISETTE :
Quel fantasque avec ces deux visages !
SILVIA :
N'est-on pas content de Léandre quand on le voit ? Eh bien chez lui, c'est un homme qui ne dit mot, qui ne rit, ni qui ne gronde ; c'est une âme glacée, solitaire, inaccessible ; sa femme ne la connaît point, n'a point de commerce avec elle, elle n'est mariée qu'avec une figure qui sort d'un cabinet, qui vient à table, et qui fait expirer de langueur, de froid et d'ennui tout ce qui l'environne ; n'est-ce pas là un mari bien amusant ?
LISETTE :
Je gèle au récit que vous m'en faites ; mais Tersandre, par exemple ?
SILVIA :
Oui, Tersandre ! Il venait l'autre jour de s'emporter contre sa femme, j'arrive, on m'annonce, je vois un homme qui vient à moi les bras ouverts, d'un air serein, dégagé, vous auriez dit qu'il sortait de la conversation la plus badine ; sa bouche et ses yeux riaient encore ; le fourbe ! Voilà ce que c'est que les hommes, qui est-ce qui croit que sa femme est à lui ? Je la trouvai toute abattue, le teint plombé, avec des yeux qui venaient de pleurer, je la trouvai, comme je serai peut-être, voilà mon portrait à venir, je vais du moins risquer d'en être une copie ; elle me fit pitié, Lisette : si j'allais te faire pitié aussi cela est terrible, qu'en dis-tu ? Songe à ce que c'est qu'un mari.
LISETTE :
Un mari ? C'est un mari ; vous ne deviez pas finir par ce mot-là, il me raccommode avec tout le reste.
Pierre de Marivaux
Le Jeu de l'amour et du hasard
1730
Une scène d'exposition
- Cette scène répond bien aux exigences d'une scène d'exposition.
- L'intrigue est exposée, c'est le projet de mariage de Monsieur Orgon que Silvia refuse.
- La scène révèle l'opposition qui existe entre Silvia et Lisette, entre noblesse et classe populaire.
- La tonalité comique est mise en avant. On trouve le comique de caractère, de moeurs et de mots.
- C'est un début in medias res. Le spectateur est plongé au cœur de l'intrigue qui a déjà commencé. Sa curiosité est donc attisée.
- D'autres personnages sont présentés à travers le dialogue entre les deux femmes, notamment Orgon.
Une scène dynamique
- La scène est dynamique. L'élément perturbateur est arrivé avant le début de la pièce, c'est-à-dire le projet de mariage.
- Les deux femmes se querellent concernant le choix d'un mari. Elles ne sont pas d'accord sur les qualités requises pour faire un bon époux.
- Il y a une opposition entre les deux femmes. La tension dramatique monte tandis qu'elles exposent leurs arguments.
- La syntaxe est marquée par des exclamations et des interrogations qui traduisent la surprise.
- Les répliques s'enchaînent rapidement et celles de Lisette sont courtes, on parle de stichomythie.
- Il y a de nombreuses répétitions, notamment de "oui" et "non", ce qui donne une impression d'écho. Le rythme est soutenu.
Le couple servante / maîtresse
- La scène introduit le thème du couple valet/maître, ici servante/maîtresse. Le statut des personnages est important.
- Silvia est celle qui monopolise la parole, elle intervient plus que Lisette.
- Elle tutoie sa servante, ce qui souligne sa supériorité : "Tu ne sais ce que tu dis", "Qu'en dis-tu ?"
- Elle se montre familière. Elle parle du mariage avec Lisette, ce qu'elle ne ferait pas avec des personnes de son rang.
- Le langage de Silvia est plus soutenu que celui de Lisette : "on a plus souvent affaire à l'homme honnête que l'aimable homme", "la douceur, la raison, l'enjouement".
- Marivaux utilise le rythme ternaire pour les répliques de Silvia. Cela donne un effet de grâce.
- Lisette vouvoie sa maîtresse : "je gèle au récit que vous m'en faites". Elle respecte Silvia.
- Son langage est familier : "vertuchoux".
Deux conceptions du mariage
- Deux conceptions du mariage s'opposent.
- Pour Silvia, le mariage doit être un mariage de raison. Elle oppose ainsi "homme raisonnable" à "aimable homme".
- Pour elle, le mariage est un "contrat".
- Les sentiments n'ont rien à faire avec le mariage : "je lui demande qu'un bon caractère".
- Il y a l'idée de la fatalité : "voilà mon portrait à venir, je vais moins risquer d'en être une copie". Le mariage est une obligation, pas quelque chose que l'on fait par plaisir ou amour.
- Néanmoins, Silvia n'est pas aussi détachée qu'elle le paraît, elle se montre au contraire inquiète : "elle me fit pitié", "Si j'allais te faire pitié aussi !", "Cela est terrible !"
- Lisette a envie de se marier, elle trouve que Silvia a de la chance. Elle se moque d'ailleurs : "quel fantasque", "Je gèle".
Une dénonciation de la condition féminine
- Le dialogue laisse transparaître la condition féminine.
- Les femmes doivent être contentes de se marier.
- La femme doit obéir à son père, puis à son mari.
- La femme a deux visages, le social et le vrai.
- Silvia a peur des hommes, elle ne leur fait pas confiance.
- Lisette se moque des hommes.
- Ne pas se marier, c'est rester fille et donc être libre. Il y a une supériorité de la fille sur la femme mariée.
- Silvia a un regard critique sur le mariage, car elle a reçu une bonne éducation. On remarque une dénonciation aussi de la société et de l'ignorance des plus pauvres.
- La condition sociale de la femme pauvre est donc la plus terrible.
En quoi cette scène remplit-elle son rôle de scène d'exposition ?
I. Un début in medias res
II. Présentation des personnages
III. Esquisse de l'intrigue
Comment les deux femmes sont-elles opposées ?
I. Le rang social
II. Le temps de parole
III. La vision du mariage
En quoi cette scène est-elle une dénonciation de la condition féminine ?
I. Le mariage de la femme, une obligation
II. L'absence de liberté de la femme
III. L'éducation comme possibilité d'échapper à sa condition