Sommaire
IL'amour selon Dom JuanALa critique de la fidélitéBL'éloge de l'inconstanceIILe plaisir de la conquêteIIIUn homme prétentieux et arrogantIVUn amoureux de la beautéVUn maître de la rhétoriqueDOM JUAN :
Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avois dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
Molière
Dom Juan
1665
L'amour selon Dom Juan
La critique de la fidélité
- Dom Juan est un libertin, c'est-à-dire un homme qui place sa liberté au-dessus de tout. Selon lui, rien ne devrait venir entraver cette liberté sacrée, y compris les relations amoureuses. C'est pourquoi il rejette avec force le mariage. Selon lui, la fidélité est l'ennemie de l'amour.
- Il réagit dans cette tirade à une réflexion faite par son valet Sganarelle, lequel lui donne l'occasion de s'étendre sur le sujet. Dom Juan débute en montrant son désaccord avec la pensée commune : "Quoi !".
- Il utilise ensuite de nombreux termes péjoratifs liés à l'emprisonnement pour désigner la fidélité : "lie", "renonce".
- Celle-ci peut même conduire jusqu'à la mort : "s'ensevelir", "être mort dès sa jeunesse".
- À travers ces métaphores, Dom Juan expose son point de vue. Selon lui, le fait d'être fidèle peut conduire à la mort sociale et charnelle si elle n'est pas physique. Il pense que la fidélité tue la passion amoureuse : "lorsqu'on en est maître une fois, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour".
- Les amants fidèles n'ont plus la possibilité d'évoluer, de changer, ils sont à tout jamais figés dans cet état et seule la mort peut les en délivrer. Il ne comprend pas pourquoi l'Homme s'impose cela, alors que ce n'est pas naturel. La fidélité est créée par les hommes pour les contraindre.
L'éloge de l'inconstance
- Au contraire, Dom Juan propose l'instabilité et le changement. Selon lui, l'inconstance est la seule condition à respecter pour être heureux en amour. Cette doctrine est explicite dans la phrase : "tout le plaisir est dans le changement".
- D'ailleurs, il ne parle jamais d'une seule femme. Il emploie le pluriel pour désigner ses conquêtes amoureuses : "toutes les belles". "Toutes" est répété plusieurs fois.
- À l'entendre, Dom Juan serait débordé par les nombreuses sollicitations venant des femmes et il serait même incapable de répondre à tous leurs besoins comme en témoigne l'hyperbole : "si j'en avais dix mille je les donnerais tous".
- Il se place ici en position de victime, par jeu. Il semblerait que ce ne soit pas lui qui soit à la recherche de toutes ces femmes. En tant qu'esthète, il semble incapable de résister à la beauté de celles-ci : "Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne."
- Il utilise le pronom personnel "nous", se faisant ainsi le porte-parole de la gent masculine qui souffrirait d'envoûtement comme en témoigne le champ lexical employé : "me ravit", "cède", "entraîne", "charmer". La beauté féminine semble avoir sur lui un pouvoir fatal et incontrôlable.
- Dom Juan joue et inverse l'image du séducteur bourreau des cœurs que lui reprochait Sganarelle pour prendre celle d'une victime. En inversant les rôles, il n'est plus un séducteur mais un homme séduit par la beauté : "me ravit", "je cède".
Le plaisir de la conquête
- Tout de même, après avoir critiqué les liens sacrés du mariage et la fidélité amoureuse, après s'être fait passer pour une victime, Dom Juan livre ses plans de bataille et parle de l'amour en des termes guerriers et militaires. Pour lui, il s'agit bel et bien d'une conquête à mener et tout le plaisir repose dans la phase de séduction. Dès que la femme succombe, elle n'a plus d'attraits pour lui. Il aime lorsqu'on lui résiste.
- C'est donc avant tout le plaisir de la séduction qui le gouverne, cela apparaît comme un moyen d'affirmer son pouvoir. C'est pourquoi il emploie le champ lexical de la guerre : "réduire", "combattre", "rendre les armes", "forcer […] les petites résistances", "vaincre", "conquête", "triompher de résistance", "conquérants", "volent […] de victoire en victoire".
- Dom Juan se voit comme un stratège militaire dans les jeux d'amour et va même jusqu'à se comparer au plus grand conquérant de l'Antiquité, Alexandre le Grand, roi de Macédoine : "comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses."
- La séduction est pour lui un moyen d'assouvir son désir de domination et de trouver un nouveau sens à sa vie. Dom Juan est un noble et, en tant que tel, il fait partie de cette classe privilégiée qui s'est vue contrainte à rentrer dans le rang par le roi Louis XIV. En imposant la vie à Versailles et une étiquette très stricte, le monarque a privé les nobles de toute liberté, les enfermant dans une cage dorée afin de mieux les contrôler. Les conquêtes amoureuses permettent à Dom Juan de retrouver une partie de sa liberté perdue et c'est également le moyen pour lui d'affirmer son refus des conventions sociales.
Un homme prétentieux et arrogant
- Dom Juan est donc le porte-parole d'une jeunesse noble et épicurienne, avide de plaisirs. Il s'oppose aux valeurs traditionnelles et officielles de la société comme le mariage ou la fidélité.
- Ces dernières sont défendues, mais de manière maladroite, car leur porte-parole, le valet Sganarelle, est beaucoup moins éloquent. Elles sont également critiquées par Dom Juan qui méprise ceux qui les respectent : "la constance n'est bonne que pour les ridicules".
- De plus, si Dom Juan rejette cette morale officielle, c'est pour défendre une noble cause, celle de la liberté : "Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs". Déjà ici, le comportement jusqu'au-boutiste de Dom Juan se révèle. Il a des convictions et de l'honneur, il ne souhaite pas se renier et serait prêt à tout, même à mourir, pour les défendre.
- Il est cependant très sûr de lui et orgueilleux, car il présente chaque rencontre comme un duel dont il sort vainqueur. En utilisant le vocabulaire militaire et des hyperboles telles que "volent perpétuellement de victoire en victoire", "impétuosité de mes désirs", "aimer toute la terre", "étendre mes conquêtes amoureuses", il insiste sur son besoin de reconnaissance et de domination afin de devenir le nouvel Alexandre, déjà connu pour son orgueil et sa mégalomanie. C'est un homme prétentieux et arrogant.
Un amoureux de la beauté
- Dom Juan est surtout un amoureux de la beauté. Il est très sensible à celle-ci lorsqu'il la rencontre. Cela fait donc de lui un esthète : "belle" est répété trois fois, "beauté" deux fois, et on trouve également l'adjectif "beau".
- Selon lui, la beauté est naturelle et elle est présente pour que l'Homme puisse la contempler et succomber à ses charmes, contrairement à la fidélité qui est une création des hommes afin de les contraindre. En succombant à la beauté, il ne fait rien d'autre que succomber à un plaisir naturel.
- Il défend donc de nouvelles valeurs naturelles : "rends les hommages et les tributs où la nature nous oblige". Il ne reconnaît qu'une loi : la loi naturelle qu'il oppose à la religion et la morale, galvaudées.
- Aux yeux de Dom Juan, les femmes sont des œuvres d'art : "la beauté me ravit partout où je la trouve". Il ne cesse de s'en émerveiller : "frapper les yeux", "je conserve des yeux", "voir", "vois".
- Le regard n'a pas de frontières ni de limites et c'est une liberté absolue qu'il défend, sans règles établies ni classe sociale, car ses conquêtes sont à la fois de riches dames mais aussi des paysannes.
Un maître de la rhétorique
- Enfin, l'arme absolue de Dom Juan est dévoilée dans cette tirade : il s'agit de la parole, puisqu'il est un orateur brillant et sait manipuler et persuader son auditoire. Il utilise de nombreux procédés rhétoriques afin de rendre son discours efficace, comme le rythme ternaire : "Qu'on se lie / qu'on renonce / et qu'on n'ait". On trouve également de nombreuses métaphores, des champs lexicaux riches et variés afin de créer des images.
- Son discours bien rodé est assez efficace. Le spectateur, tout comme Sganarelle, ne sait que répondre à tout cela : "Vertu de ma vie comme vous débitez ! Il me semble que vous ayez appris cela par cœur et vous parlez comme un livre". Cette réaction rompt le charme et replace la scène dans le registre comique.
Quelles sont les fonctions de cette tirade ?
I. Critiquer les règles établies
II. Faire l'éloge de l'inconstance
III. Brosser le portrait d'un esthète libertin
Quelle image de Dom Juan est donnée ici ?
I. Un homme passionné
II. Un amoureux de la beauté
III. Un défenseur de la liberté
En quoi ce texte est-il argumentatif ?
I. Une tirade travaillée avec style
II. L'éloge de l'inconstance
III. La critique des règles établies
En quoi ce texte repose-t-il sur des oppositions ?
I. Dom Juan, bourreau et victime
II. La fidélité et l'inconstance
III. Les règles et la liberté