Sommaire
ILa fin du voyageIILa fuite du tempsIIILe sentiment d'échecIVUne rêverie burlesqueVLa tonalité comiqueLà-bas tout au loin, c'était la mer. Mais j'avais plus rien à imaginer moi sur elle la mer à présent. J'avais autre chose à faire. J'avais beau essayer de me perdre pour ne plus me retrouver devant ma vie, je la retrouvais partout simplement. Je revenais sur moi-même. Mon trimbalage à moi, il était bien fini. À d'autres !... Le monde était refermé ! Au bout qu'on était arrivés nous autres !... Comme à la fête !... Avoir du chagrin c'est pas tout, faudrait pouvoir recommencer la musique, aller en chercher davantage du chagrin... Mais à d'autres !... C'est la jeunesse qu'on redemande comme ça sans avoir l'air... Pas gênés... D'abord pour endurer davantage j'étais plus prêt non plus !... Et cependant j'avais même pas été aussi loin que Robinson moi dans la vie !... J'avais pas réussi en définitive. J'en avais pas acquis moi une seule idée bien solide comme celle qu'il avait eue pour se faire dérouiller. Plus grosse encore une idée que ma grosse tête, plus grosse que toute la peur qui était dedans, une belle idée, magnifique et bien commode pour mourir... Combien il m'en faudrait à moi des vies pour que je m'en fasse ainsi une idée plus forte que tout au monde ? C'était impossible à dire ! C'était raté ! Les miennes d'idées elles vadrouillaient plutôt dans ma tête avec plein d'espace entre, c'était comme des petites bougies pas fières et clignoteuses à trembler toute la vie au milieu d'un abominable univers bien horrible...
Ça allait peut-être un peu mieux qu'il y a vingt ans, on pouvait pas dire que j'avais pas fait des débuts de progrès mais enfin c'était pas à envisager que je parvienne jamais moi, comme Robinson, à me remplir la tête avec une seule idée, mais alors une superbe pensée tout à fait plus forte que la mort et que j'en arrive rien qu'avec mon idée à en lutter partout de plaisir, d'insouciance et de courage. Un héros juteux. Plein moi alors que j'en aurais du courage. J'en dégoulinerais même de partout du courage et la vie ne serait plus rien elle-même qu'une entière idée de courage qui ferait tout marcher, les hommes et les choses depuis la Terre jusqu'au Ciel. De l'amour on en aurait tellement, par la même occasion, par-dessus le marché, que la Mort en resterait enfermée dedans avec la tendresse et si bien dans son intérieur, si chaude qu'elle en jouirait enfin la garce, qu'elle en finirait par s'amuser d'amour aussi elle, avec tout le monde. C'est ça qui serait beau ! Qui serait réussi ! J'en rigolais tout seul sur le quai en pensant à tout ce qu'il faudrait que j'accomplisse moi en fait de trucs et de machins pour que j'arrive à me faire gonfler ainsi de résolutions infinies... Un véritable crapaud d'idéal ! La fièvre après tout.
Louis-Ferdinand Céline
Voyage au bout de la nuit
1932
La fin du voyage
- La première phrase évoque la mer, traditionnellement associée au voyage. La fin du voyage est donc étrangement une invitation au voyage : "c'était la mer".
- Le narrateur assure pourtant que le voyage est fini pour lui : "mais j'avais plus rien à imaginer moi", "j'avais autre chose à faire", "mon trimbalage à moi, il était bien fini".
- Le narrateur semble détaché de tout, il a vieilli : "Mais à d'autres !", "j'étais plus prêt non plus".
La fuite du temps
- On retrouve le thème du temps qui passe, souligné par les répétitions de négations : "J'avais plus rien", "ne plus", "plus prêt non plus", "même pas acquis", "j'en arrive rien". Le personnage n'attend plus rien de la vie.
- Le personnage a conscience du temps écoulé. C'est la fin : "il était fini", "le monde était refermé", "au bout", "on était arrivés".
- Le personnage réalise qu'il ne peut pas revenir en arrière même s'il voudrait : "c'est la jeunesse qu'on redemande", "j'étais plus prêt".
Le sentiment d'échec
- Bardamu compare son destin à celui de Robinson. La comparaison lui fait prendre conscience qu'il n'a rien accompli dans sa vie : "j'avais même pas été aussi loin que Robinson moi dans la vie".
- Il y a quelque chose d'un peu ironique aussi, car tout ce que Robinson a, c'est "une idée" : "une seule idée bien solide comme celle qu'il avait eue pour se faire dérouiller".
- On ressent un sentiment d'échec : "J'avais pas réussi en définitive", "J'avais pas acquis une seule idée", "c'était raté !"
- Le personnage réalise qu'il n'a pas évolué : "les miennes d'idées elles vadrouillaient plutôt dans ma tête avec plein d'espace entre".
- Malgré tout il pense que "ça allait peut-être un peu mieux qu'il y a vingt ans, on pouvait pas dire que j'avais pas fait des débuts de progrès". Son accomplissement minime est souligné par l'utilisation de modalisateurs : "un peu mieux", "des débuts de".
Une rêverie burlesque
- Bardamu se lance dans une rêverie burlesque. Cette rêverie prend racine dans la fameuse "idée". Il imagine ce qu'il aurait pu faire.
- Il répète cette "idée" : "une seule idée bien solide", "une idée que ma grosse tête", "une belle idée", "une idée plus forte que tout", "une seule idée", "superbe pensée", "mon idée à en lutter", "une entière idée de courage".
- On note l'utilisation du conditionnel : "j'en dégoulinerais" et du subjonctif : "que j'accomplisse".
- Bardamu est dans l'irréel.
- Cette idée lyrique permet d'accéder à l'idéal. Bardamu rêve d'un monde où l'idée est "plus forte que la mort" et où l'amour est maître.
- Il utilise de nombreux termes mélioratifs : "plaisir", "insouciance", "courage", "héros", "vie", "amour", "tendresse", "jouir", "beau".
- Il développe la personnification de la mort apprivoisée : "la Mort en resterait enfermée dedans avec la tendresse".
- Dans sa rêverie, Bardamu devient ce qu'il n'a jamais été pendant le roman, un héros.
La tonalité comique
- Par un effet caricatural, Céline ici se moque des idéalistes qui pensent qu'une idée peut changer le monde, comme le montre l'abondance d'hyperboles et d'exagérations comiques. Si la première partie du texte est plutôt mélancolique, avec cette rêverie burlesque Bardamu se met à rire : "j'en rigolais tout seul sur le quai".
- Le héros se moque de lui-même, auto-dérision : "ce qu'il faudrait que j'accomplisse moi en fait de trucs et de machins pour que j'arrive à me faire gonfler ainsi des résolutions infinies".
- Le langage familier de Bardamu ajoute à l'aspect comique : "trimbalage", "raté", "clignoteuses", "garce", "rigolais", de même que les expressions familières, les mauvaises tournures de phrases : "plein moi alors que j'en aurais", "des trucs et des machins", "par-dessus le marché".
- L'auto-dérision va jusqu'à une comparaison étrange : "Un véritable crapaud d'idéal".
En quoi ce monologue fait-il office de bilan ?
I. La fin du voyage
II. La fuite du temps
III. La tonalité mélancolique
En quoi cette méditation est-elle comique ?
I. Le langage de Céline
II. Une rêverie burlesque
III. L'auto-dérision
Pourquoi peut-on dire que c'est la fin du voyage ?
I. La mer, début et fin du voyage
II. La vieillesse et le temps
III. La mélancolie