Sommaire
IUn début in medias resAL'univers judiciaireBUne atmosphère mystérieuseIIUn incipit trompeurAL'imprécisionBLa place du lecteurCL'importance des dialoguesIIILe portrait de ThérèseALe point de vue interneBUn personnage dans l'ombreIVL'attitude des autres personnagesL'avocat ouvrit une porte. Thérèse Desqueyroux, dans ce couloir dérobé du palais de justice, sentit sur sa face la brume et, profondément, l'aspira. Elle avait peur d'être attendue, hésitait à sortir. Un homme, dont le col était relevé, se détacha d'un platane, elle reconnut son père. L'avocat cria : "Non-lieu" et, se retournant vers Thérèse :
"Vous pouvez sortir, il n'y a personne."
Elle descendit des marches mouillées. Oui, la petite place semblait déserte. Son père ne l'embrassa pas, ne lui donna pas même un regard ; il interrogeait l'avocat Duros qui répondait à mi-voix, comme s'ils eussent été épiés. Elle entendait confusément leurs propos :
"Je recevrai demain l'avis officiel du non-lieu.
- Il ne peut plus y avoir de surprise ?
- Non : les carottes sont cuites, comme on dit.
- Après la déposition de mon gendre, c'était couru.
- Couru… couru… On ne sait jamais.
- Du moment que, de son propre aveu il ne comptait jamais les gouttes…
- Vous savez, Larroque, dans ces sortes d'affaires, le témoignage de la victime…"
La voix de Thérèse s'éleva :
"Il n'y a pas eu de victime.
- J'ai voulu dire : victime de son imprudence, madame."
Les deux hommes, un instant, observèrent la jeune femme immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage, qui n'exprimait rien. Elle demanda où était la voiture ; son père l'avait fait attendre sur la route de Budos, en dehors de la ville, pour ne pas attirer l'attention.
Ils traversèrent la place : des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie. Heureusement, les jours avaient bien diminué. D'ailleurs, pour rejoindre la route de Budos, on peut suivre les rues les plus désertes de la sous-préfecture. Thérèse marchait entre les deux hommes qu'elle dominait du front et qui de nouveau discutaient comme si elle n'eût pas été présente ; mais, gênés par ce corps de femme qui les séparait, ils le poussaient du coude. Alors elle demeura un peu en arrière, déganta sa main gauche pour arracher de la mousse aux vieilles pierres qu'elle longeait. Parfois un ouvrier à bicyclette la dépassait, ou une carriole ; la boue jaillie l'obligeait à se tapir contre le mur. Mais le crépuscule recouvrait Thérèse, empêchait que les hommes la reconnussent. L'odeur de fournil et de brouillard n'était plus seulement pour elle l'odeur du soir dans une petite ville : elle y retrouvait le parfum de la vie qui lui était rendue enfin ; elle fermait les yeux au souffle de la terre endormie, herbeuse et mouillée ; s'efforçait de ne pas entendre les propos du petit homme aux courtes jambes arquées qui, pas une fois, ne se retourna vers sa fille ; elle aurait pu choir au bord de ce chemin : ni lui, ni Duros ne s'en fussent aperçus. Ils n'avaient plus peur d'élever la voix.
"La déposition de M. Desqueyroux était excellente, oui. Mais il y avait cette ordonnance : en somme, il s'agissait d'un faux… Et c'était le docteur Pédemay qui avait porté plainte…
- Il a retiré sa plainte…
- Tout de même, l'explication qu'elle a donnée… cet inconnu qui lui remet une ordonnance…"
Thérèse, moins par lassitude que pour échapper à ces paroles dont on l'étourdissait depuis des semaines, ralentit en vain sa marche ; impossible de ne pas entendre le fausset de son père :
"Je le lui ai assez dit : "Mais, malheureuse, trouve autre chose… trouve autre chose…"
François Mauriac
Thérèse Desqueyroux
1927
Un début in medias res
L'univers judiciaire
- Dès la première phrase, le lecteur est plongé dans l'action du roman, comme s'il connaissait déjà les personnages. L'avocat et Thérèse sont évoqués comme s'il était familier avec eux.
- Le roman débute dans le monde judiciaire. Le champ lexical de la justice est présent : "avocat", "palais de justice", "déposition", "non-lieu" etc.
- Le lecteur est donc projeté dès le début en plein dans l'action. Nous sommes au tribunal et le personnage principal, Thérèse Desqueyroux, est visiblement concerné par un problème judiciaire.
Une atmosphère mystérieuse
- Thérèse Desqueyroux cherche à fuir quelqu'un : "Elle avait peur d'être attendue, hésitait à sortir." Ce sont sans doute les journalistes, mais le lecteur ne le sait pas, et le mystère demeure.
- Larroque les attend le "col relevé". Il essaie de se cacher. L'avocat répond "à mi-voix".
- La voiture de Thérèse l'attend "en dehors de la ville, pour ne pas attirer l'attention".
- Le lecteur a l'impression que les personnages sont épiés et qu'ils essaient de se cacher. Mais comme la suite du roman est inconnue, le lecteur ne connaît pas la raison de tout ce mystère.
Un incipit trompeur
L'imprécision
- Le cadre spatio-temporel de l'action est imprécis. Les lieux ne sont pas très détaillés, il y a seulement la mention d'une commune voisine, "Budos", en Gironde.
- Le lieu de départ est le palais de justice ce qui pousse à se demander : que s'est-il passé ? De quoi l'héroïne est-elle accusée ?
- Quelques indices permettent de penser que l'histoire se déroule à l'automne : "des feuilles de platane étaient collées aux bancs trempés de pluie",
"les jours avaient bien diminué". - Après la situation mystérieuse, le lecteur continue de se poser des questions sur le lieu, le temps de l'action.
La place du lecteur
- Le lecteur est donc plongé dans un univers mystérieux. Il doit donc deviner ce qui se passe. Il peut faire des hypothèses.
- Le père de Thérèse s'appelle Monsieur Larroque, et non pas Monsieur Desqueyroux. On peut donc raisonnablement supposer qu'elle est mariée.
- Le lecteur peut deviner que Thérèse est accusée de tentative d'assassinat par empoisonnement : "il ne comptait jamais les gouttes", "cette ordonnance [est] un faux", "C'était le docteur Pédemay qui avait porté plainte".
- Le lecteur comprend que personne n'est mort, "il n'y a pas eu de victime", et que Thérèse ne va pas être condamnée puisqu'il y a non-lieu.
L'importance des dialogues
- Les dialogues ont ici beaucoup d'importance. Ils ne sont pas simplement un rapport de ce que racontent les personnages, ils donnent aussi de nombreuses indications.
- Certaines allusions ne font pas encore sens : "Tout de même, l'explication qu'elle a donnée", "Je le lui ai assez dit : "Mais malheureuse trouve autre chose". Le lecteur peut supposer que Thérèse a menti.
- Le lecteur sait que des documents ont été falsifiés : "Mais il y avait cette ordonnance : en somme, il s'agissait d'un faux…"
- Larroque et Duros apparaissent comme complices.
Le portrait de Thérèse
Le point de vue interne
- Le narrateur est hétérodiégétique et utilise la focalisation interne de Thérèse.
- Le lecteur a accès aux pensées de Thérèse et à ses sensations : "sentit sur sa face la brume", "elle entendait confusément leurs propos".
- Le lecteur est donc invité à se mettre à la place de Thérèse. L'histoire est racontée à travers sa perception des choses. C'est elle que le lecteur va suivre tout au long du roman.
Un personnage dans l'ombre
- Thérèse semble détachée des autres personnages. Elle n'a pas l'air concernée par ce qui est dit sur elle : "Thérèse, moins par lassitude que pour échapper à ces paroles dont on l'étourdissait depuis des semaines, ralentit en vain sa marche". Elle préférerait même ne plus les entendre.
- Elle parle peu, elle a seulement une réplique au discours direct, quand elle réagit au mot "victime". Sa deuxième parole est rapportée au discours indirect : "Elle demanda où était la voiture".
- Thérèse semble coupée des autres, mais aussi fragile : "immobile, serrée dans son manteau, et ce blême visage qui n'exprimait rien ."
- Le lecteur a l'impression d'un personnage effacé et dans l'ombre des autres.
L'attitude des autres personnages
- Larroque agit de façon très froide avec sa fille : "Son père ne l'embrassa pas, ne lui donna pas même un regard", "petit homme aux jambes arquées qui pas une fois ne se retourna vers sa fille." Il parle à l'avocat, tout ce qui l'intéresse c'est l'affaire et comment en sortir, moins ce qui arrive à sa fille.
- Le père et l'avocat traitent la jeune femme avec mépris : "comme si elle n'eût pas été présente". Ils sont "gênés par ce corps de femme, ils la poussaient du coude". Elle est une nuisance, un obstacle, quelque chose qui les embête.
- Le lecteur peut aussi supposer que Thérèse se met volontairement à l'écart ; "elle aurait pu choir au bord de ce chemin, ni lui ni Duros ne s'en fussent aperçus". Elle semble transparente.
- Elle est constamment opposée aux deux hommes. Il y a "elle" répété plusieurs fois contre "ils" répété deux fois.
- L'héroïne paraît profondément mélancolique et déconnectée aux yeux du lecteur.
Quelles sont les caractéristiques de cet incipit ?
I. Un début in medias res
II. Un personnage déroutant
III. Un incipit trompeur
Quel portrait Mauriac fait-il de Thérèse ?
I. Le point de vue interne
II. Un personnage en creux
III. L'attitude des autres personnages
En quoi cet incipit est-il mystérieux ?
I. Une atmosphère inquiétante
II. Un personnage insaisissable
III. Un incipit trompeur
Comment l'incipit met-il en place l'histoire ?
I. L'univers judiciaire
II. Un personnage énigmatique
III. Une atmosphère mystérieuse