Sommaire
IL'écriture de CamusIIL'étrange ennui du narrateurIIILe souvenirIVLe sommeilVLe fait diversVILe temps, une révélation pour le narrateurÀ part ces ennuis, je n'étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J'ai fini par ne plus m'ennuyer du tout à partir de l'instant où j'ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d'un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c'était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c'était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d'entre eux, de chaque objet qui s'y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j'essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu'au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu'à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J'ai compris alors qu'un homme qui n'aurait vécu qu'un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s'ennuyer. Dans un sens, c'était un avantage.
Il y avait aussi le sommeil. Au début, je dormais mal la nuit et pas du tout le jour. Peu à peu, mes nuits ont été meilleures et j'ai pu dormir aussi le jour. Je peux dire que, dans les derniers mois, je dormais de seize à dix-huit heures par jour. Il me restait alors six heures à tuer avec les repas, les besoins naturels, mes souvenirs et l'histoire du Tchécoslovaque.
Entre ma paillasse et la planche du lit, j'avais trouvé, en effet, un vieux morceau de journal presque collé à l'étoffe, jauni et transparent. Il relatait un fait divers dont le début manquait, mais qui avait dû se passer en Tchécoslovaquie. Un homme était parti d'un village tchèque pour faire fortune. Au bout de vingt-cinq ans, riche, il était revenu avec une femme et un enfant. Sa mère tenait un hôtel avec sa sœur dans son village natal. Pour les surprendre, il avait laissé sa femme et son enfant dans un autre établissement, était allé chez sa mère qui ne l'avait pas reconnu quand il était entré. Par plaisanterie, il avait eu l'idée de prendre une chambre. Il avait montré son argent. Dans la nuit, sa mère et sa sœur l'avaient assassiné à coups de marteau pour le voler et avaient jeté son corps dans la rivière. Le matin, la femme était venue, avait révélé sans le savoir l'identité du voyageur. La mère s'était pendue. La sœur s'était jetée dans un puits. J'ai dû lire cette histoire des milliers de fois. D'un côté, elle était invraisemblable. D'un autre, elle était naturelle. De toute façon, je trouvais que le voyageur l'avait un peu mérité et qu'il ne faut jamais jouer.
Ainsi, avec les heures de sommeil, les souvenirs, la lecture de mon fait divers et l'alternance de la lumière et de l'ombre, le temps a passé. J'avais bien lu qu'on finissait par perdre la notion du temps en prison. Mais cela n'avait pas beaucoup de sens pour moi. Je n'avais pas compris à quel point les jours pouvaient être à la fois longs et courts. Longs à vivre sans doute, mais tellement distendus qu'ils finissaient par déborder les uns sur les autres. Ils y perdaient leur nom. Les mots hier ou demain étaient les seuls qui gardaient un sens pour moi.
Albert Camus
L'Étranger
1942
L'écriture de Camus
- L'écriture de Camus est très simple. Il n'y a pas de ponctuation expressive. Le vocabulaire est simple également. Il y a l'idée de quelque chose de monotone.
- On trouve une alternance de phrases longues et de phrases courtes.
- L'écriture de Camus semble suivre le flux de conscience du narrateur. On a l'impression d'être dans sa tête grâce à la focalisation interne.
- Il y a plusieurs associations d'idées (souvenir, imagination, lecture) ainsi que des répétitions.
L'étrange ennui du narrateur
- Le décalage entre la situation et la réaction d'ennui du personnage est paradoxal. "À part ces ennuis" est une façon étrange de parler du fait qu'il va être jugé pour meurtre. Il va être condamné à mort.Le personnage ne semble pas éprouver grand chose face à son destin : "je n'étais pas trop malheureux".
- Le seul problème du narrateur, qui est le même dans tout le roman : "tuer le temps". C'est donc lutter contre l'ennui. Le texte suit la façon dont le narrateur échappe à ce marasme.
- Le champ lexical lié à l'ennui domine : "ennuis" qui peut être pris dans les deux sens, comme si le procès était quelque chose d'ennuyeux, "tuer le temps", "m'ennuyer", "s'ennuyer", "six heures à tuer".
Le souvenir
- Un moyen d'échapper à l'ennui est le souvenir.
- Le champ lexical du souvenir est présent : "me souvenir", "penser", "imagination", "souvenais", "pas perdre le fil", "réfléchissais", "mentalement", "mémoire", "souvenirs".
- Les souvenirs reviennent au narrateur, ils étaient cachés : "méconnues", "oubliées". Il faut faire un effet, c'est un travail presque mathématiques : "dénombrant" ,"énumération", "dénombrer", "inventaire".
- Le souvenir est un moyen pour lutter contre l'oubli.
Le sommeil
- Un autre moyen pour échapper à l'ennui est le sommeil : "sommeil", "dormais", "dormir", "dormais", "heures de sommeil".
- Le narrateur se met à dormir de plus en plus. On observe un effet de gradation : "au début, je dormais mal", "peu à peu, mes nuit ont été meilleures", "dans les derniers mois, je dormais de seize à dix-huit heures par jour".
- Il précise une opposition entre "mal la nuit et pas du tout le jour" et "seize à dix-huit heures par jour". Le personnage passe de plus en plus de temps dans le sommeil. C'est une autre forme "d'imagination". On peut penser aux rêves.
Le fait divers
- Le fait divers que le narrateur lit dans le journal a plusieurs sens.
- On peut y voir l'idée d'un conte. Cela se passe dans un pays lointain : "Tchécoslovaquie", "Tchécoslovaque", "tchèque".
- Le vieux papier journal évoque le mystère, le conte : "vieux morceau", "jauni", "transparent".
- Il s'agit de l'histoire d'un homme qui, comme dans un conte, a fait '"fortune". Il revient chez lui des années après avec enfant et femme et veut faire une surprise à sa mère et sa sœur.
- À ce moment, le conte tourne au cauchemar. L'homme cache d'abord son identité, quiproquo. Sa mère et sa sœur le tuent pour avoir son argent. La femme de l'homme leur apprend qui il était. Mère et sœur se suicident.
- La moralité de ce "conte" laisse réfléchir le lecteur : les réactions humaines sont absurdes, on peut tuer un étranger sans honte mais on éprouve de la culpabilité si c'est un être proche.
- En ce qui concerne la réflexion du narrateur, il considère que c'est la faute de l'homme : "l'avait un peu mérité et qu'il ne faut jamais jouer". Cela rappelle l'idée développée dans tout le roman, qu'on est "tous un peu fautif".
- Le fait divers a une autre signification. C'est la lecture, une troisième façon pour le narrateur de fuir l'ennui. Il a lu l'histoire "des milliers de fois".
Le temps, une révélation pour le narrateur
- Le temps est important dans cet extrait. D'abord le narrateur s'ennuie et attend la fin : "tuer le temps". Puis, il prend conscience du temps qui passe : "le temps", "instant", "quelques semaines", "des heures", "au début", "peu à peu", "les derniers mois", "heures", "le temps a passé".
- Les oppositions "vite fait" / "un peu plus long", "un seul jour" / "cent ans" montrent cette difficulté à tromper l'ennui.
- Au début du texte, il faut "tuer le temps". À la fin "le temps a passé".
- Les phrases "cela n'avait pas beaucoup de sens pour moi", "je n'avais pas compris" montrent qu'avant, le narrateur ne vivait pas dans le présent : "les mots hier ou demain étaient les seuls qui gardaient un sens pour moi".
- Sa position change à la fin de l'extrait : "la notion du temps", "les jours pouvaient être à la fois longs et courts". Il réalise que le temps n'est pas quelque chose de linéaire : "distendus", "déborder".
Comment le narrateur lutte-t-il contre l'ennui ?
I. Les souvenirs
II. Le sommeil
III. La lecture
Quelle évolution le narrateur vit-il ?
I. L'ennui
II. Trois nouvelles occupations
III. La conscience du temps
En quoi le temps est-il important dans cet extrait ?
I. Le travail du souvenir
II. Retrouver le sommeil
III. Lutter contre l'ennui