Sommaire
IL'importance du tempsIILes raisons de JulienIIIUne scène sensuelleIVLa conscience de Mme de RênalEn entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s'occuper des idées des jolies cousines. Elles l'attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à côté de Mme de Rênal. L'obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos d'une chaise. On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d'une façon qui marquait de l'humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation quand il entendit M. de Rênal qui s'approchait.
Julien avait encore dans l'oreille les paroles grossières du matin.
"- Ne serait-ce pas, se dit-il une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence ? Oui je le ferai, moi pour qui il a témoigné tant de mépris."
De ce moment, la tranquillité si peu naturelle au caractère de Julien, s'éloigna bien vite ; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rênal voulut bien lui laisser sa main.
M. de Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l'écoutait. Julien irrité de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L'obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.
Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas d'elle, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s'enrichissent, Julien couvrait la main qu'on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale que l'homme qu'elle adorait sans se l'avouer aimait ailleurs ! Pendant toute l'absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême qui l'avait fait réfléchir.
"- Quoi ! j'aimerais, se disait-elle, j'aurais de l'amour ! Moi, femme mariée, je serais amoureuse ! Mais, se disait-elle, je n'ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n'est qu'un enfant plein de respect pour moi ! Cette folie sera passagère. Qu'importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme ? M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j'ai avec Julien, sur des choses d'imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien."
Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu'elle n'avait jamais éprouvée. Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l'agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l'entendit parler, presque au même instant elle le vit s'asseoir à ses côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l'étonnait plus encore qu'il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle.
Cependant, après quelques instants, "- il suffit donc, se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts ?" Elle fut effrayée ; ce fut alors qu'elle lui ôta sa main.
Stendhal
Le Rouge et le Noir
1830
L'importance du temps
- Le temps a une fonction particulière dans ce texte.
- Il alterne entre imparfait et passé simple. L'imparfait, temps de la description, permet ici de souligner des actions longues. Le passé simple marque un temps court. Il est associé à des actions primordiales, comme lorsque Julien arrive, qu'il prend la main de Mme de Rênal etc ("parut", "prit"). Cela s'ajoute à la tension de la scène, à la dramatisation.
- Plusieurs mentions sont faites au temps avec les termes : "ce soir-là", "longtemps", "matin", "journée fatale". Cette journée est importante car le matin Julien a été humilié par M. de Rênal. Il veut se venger. C'est le soir même qu'il prend la main de Mme de Rênal. On retrouve l'idée de fatalité dans "ce soir-là" et "journée fatale". C'est aussi le jour où Mme de Rênal s'imagine que Julien en aime une autre.
Les raisons de Julien
- Au début de la scène, Julien semble comme toujours se contrôler. Il s'installe "à sa place ordinaire", il parle "gaiement", il semble s'amuser des "jolies cousines" qui l'attendent "avec impatience".
- Stendhal écrit "une main blanche". Cette main peut appartenir à une cousine : "on hésita un peu", "on finit par la lui retirer". Julien semble s'amuser de cela, il sait l'effet qu'il a sur les femmes. La personne enlève sa main "avec humeur", vexée.
- Une rupture s'opère avec le passé simple, marquant l'arrivée M. de Rênal : "entendit".
- Julien se souvient de ce qui s'est passé le matin : "paroles grossières", "mépris". Par ailleurs, les idées politiques de M. de Rênal l'insupportent. On oppose l'action de Julien et les "injures contre gens de rien" et contre "jacobins". Il y a une idée de punition.
- Julien a des pensée vengeresses : "se moquer de cet être". Le narrateur dévoile son mépris avec le déterminant dépréciatif "cet".
- Julien envie M. de Rênal : "tous les avantages". Sa vengeance est de lui prendre "sa femme", en "sa présence".
Une scène sensuelle
- Si Julien agit d'abord par vengeance contre M. de Rênal, il n'en est pas moins ému. La tranquillité est personnifiée : "tranquillité s'éloigna bien vite".
- Sa pensée est entièrement dédiée à son action : "anxiété", "songé à rien autre chose".
- Il est ému : "troublé", répétition du verbe "oser".
- La scène souligne l'idée de proximité. Sa place est "à côté de Mme de Rênal", "approcha".
- L'obscurité rend la scène plus intime : "obscurité" deux fois", "profonde".
- Mme de Rênal "frémit" mais se laisse faire : "elle se hâta de donner sa main". La scène est rapide.
- C'est une scène de grande sensualité avec les parties du corps : "main blanche", "jolie bras à découvert", "joue".
- L'action est d'autant plus passionnée que le mari est "à quatre pas". Julien "couvrait la main qu'on lui avait laissée de baisers passionnés". L'utilisation de l'indéfini "on" donne l'impression que Mme de Rênal est passive.
- On remarque une alternance des focalisations, on passe de Julien, à Mme de Rênal, au narrateur. Ce jeu permet de montrer en quoi la scène est vécue différemment. Néanmoins, Julien s'abandonne aussi à la passion dans cette scène. Il finit par être troublé.
La conscience de Mme de Rênal
- Après les pensées calculatrices de Julien, Stendhal nous livre les pensées de Mme de Rênal.
- Elle est définie par sa "pureté" et son "âme naïve".
- Elle se fait une idée de Julien en contradiction avec le caractère calculateur qu'on vient de voir : "enfant plein de respect pour moi".
- Elle a une véritable passion amoureuse : "homme qu'elle adorait", elle ne peut pas "détacher sa pensée de Julien" : "sombre passion", "folie passagère", "égarée par la passion".
- Le narrateur intervient pour assurer que Mme de Rênal n'est pas hypocrite. Elle tente de justifier ses sentiments pour Julien. Elle ne fait rien de mal, son mari serait "ennuyé" par sa relation avec Julien. Elle ne sait pas qu'elle est "trompée à son insu". Il évoque l'idée que Julien abuse d'elle.
- Elle est en lutte : "combats". Elle est heureuse : "bonheur charmant" mais aussi triste "proie au malheur extrême". Il y a une contradiction dans ses sentiments.
En quoi cette scène est-elle sensuelle ?
I. L'obscurité de la nuit
II. La proximité
III. La passion amoureuse
En quoi les motifs des deux personnages s'opposent-ils ?
I. La vengeance de Julien
II. L'amour passionné de Mme de Rênal
III. Une scène sensuelle
En quoi cette scène est-elle pathétique ?
I. Julien, un être calculateur
II. Mme de Rênal, une femme trompée
III. L'idée de fatalité