Sommaire
IUn roman épistolaireIIUne lettre autobiographiqueIIIUn récit d'éducationIVLa maîtrise de soiVUne héroïne féministeLa Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont.
Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude ; ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage.
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu'on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu'on s'empressait de me tenir, je recueillais avec soin ceux qu'on cherchait à me cacher.
Cette utile curiosité, en servant à m'instruire, m'apprit encore à dissimuler : forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux qui m'entouraient, j'essayai de guider les miens à mon gré ; j'obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que depuis vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m'étudiais à prendre l'air de la sécurité, même celui de la joie ; j'ai porté le zèle jusqu'à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l'expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine pour réprimer les symptômes d'une joie inattendue. C'est ainsi que j'ai su prendre sur ma physionomie cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné.
J'étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n'avais à moi que ma pensée, et je m'indignais qu'on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j'en essayai l'usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m'amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j'observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même seulement suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir.
Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l'expression des figures et le caractère des physionomies ; et j'y gagnai ce coup d'œil pénétrant, auquel l'expérience m'a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m'a rarement trompée.
Je n'avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu'aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.
Vous jugez bien que, comme toutes les jeunes filles, je cherchais à deviner l'amour et ses plaisirs : mais n'ayant jamais été au couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer ; la nature même, dont assurément je n'ai eu qu'à me louer depuis, ne me donnait encore aucun indice. On eût dit qu'elle travaillait en silence à perfectionner son ouvrage. Ma tête seule fermentait ; je n'avais pas l'idée de jouir, je voulais savoir ; le désir de m'instruire m'en suggéra les moyens.
Je sentis que le seul homme avec qui je pouvais parler sur cet objet sans me compromettre, était mon confesseur. Aussitôt je pris mon parti ; je surmontai ma petite honte ; et me vantant d'une faute que je n'avais pas commise, je m'accusai d'avoir fait tout ce que font les femmes. Ce fut mon expression ; mais en parlant ainsi, je ne savais, en vérité, quelle idée j'exprimais. Mon espoir ne fut ni tout à fait trompé, ni entièrement rempli ; la crainte de me trahir m'empêchait de m'éclairer : mais le bon Père me fit le mal si grand, que j'en conclus que le plaisir devait être extrême ; et au désir de le connaître, succéda celui de le goûter.
De …, ce 20 septembre 17**.
Choderlos de Laclos
Les Liaisons dangereuses
1782
Un roman épistolaire
- Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire basé notamment sur la correspondance entre les deux personnages principaux, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Bien qu'ils ne se fréquentent pas en société, ils dirigent les autres personnages et se jouent d'eux.
- Dans la lettre LXXXI, qui intervient vers le milieu du roman, la marquise de Merteuil explique sa formation à son rival : femme dans une société patriarcale, elle veut "venger [son] sexe", en affirmant, paradoxalement sa supériorité sur celui-ci.
- Le libertinage est le but affirmé des deux complices, anciens amants, dont les liens vont pourtant se déliter progressivement : "je cherchais à deviner l'amour et ses plaisirs", "l'expression du plaisir". Ce nom commun est répété pour montrer que c'est la seule chose qui anime les personnages.
Une lettre autobiographique
- Paru la même année que Les Confessions de Rousseau, Les Liaisons dangereuses est un roman épistolaire dans lequel la première personne prédomine de la même façon au début de cet extrait : "Mais moi, qu'ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? Quand m'avez-vous vue m'écarter des règles que je me suis prescrites et manquer à mes principes ?". Il est ainsi comparable au préambule des Confessions : "et cet homme, ce sera moi. Moi seul." La forme emphatique est en vogue à cette époque où l'Homme redevient au centre des préoccupations des Lumières. D'ailleurs, la personne auprès de qui Merteuil cherche à assouvir sa curiosité est son confesseur, en avouant un faux péché et en affirmant son non repentir.
- Le récit est rétrospectif et commence par l'enfance du personnage : "Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j'étais vouée par état au silence et à l'inaction, j'ai su en profiter pour observer et réfléchir.", "Je n'avais pas quinze ans".
- Les verbes choisis ("savoir", "profiter", "observer" et "réfléchir") sont ceux qui dirigent la vie de la marquise, notamment avec le complément circonstanciel de but. Cette époque permet de contraster avec le libertinage qui suivra, après son mariage et surtout son veuvage, lorsqu'elle refusera de retourner auprès de sa mère ou d'entrer dans les ordres.
Un récit d'éducation
- Merteuil est autodictate et le souligne à plusieurs reprises : elle n'a pas eu accès à l'éducation classique des jeunes filles de son époque "mais n'ayant jamais été au couvent, n'ayant point de bonne amie, et surveillée par une mère vigilante, je n'avais que des idées vagues et que je ne pouvais fixer". La multiplication des formes négatives insiste sur cette non-éducation, elle doit se la construire.
- Elle doit se construire seule : "Je me suis travaillée". Elle crée par là une forme nouvelle du verbe, en le passant à la forme pronominale.
- Elle se construit en opposition aux autres femmes de son époque, comme le montre la préposition d'opposition "mais" qui initie le texte. Elle s'écarte des autres, les "femmes inconsidérées", celles qui ne réfléchissent pas comme elle, c'est-à-dire mal.
La maîtrise de soi
- La marquise sait déguiser les traits de son visage et composer une attitude : "je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure." Son visage est impassible en toutes circonstances, ne permettant pas d'accéder à son esprit.
- Elle dissimule ses pensées : "ce regard distrait que vous avez loué si souvent". C'est une vraie observatrice de ce qui l'entoure et elle se sert des autres pour obtenir ce qu'elle souhaite : "Je ne montrai plus que celle qu'il m'était utile de laisser voir". La négation restrictive restreint la vision que les autres auront d'elle. Elle seule choisit ce qu'elle veut montrer.
- Il n'y a aucune description physique dans ce qu'elle dit d'elle-même, hormis la "puissance".
Une héroïne féministe
- Elle se comporte comme un homme de l'époque et assume son libertinage : "j'en conclus que le plaisir devait être extrême et au plaisir de le connaître, succéda celui de le goûter".
- Pourtant, ce n'est pas tant l'égalité qu'elle cherche, elle préfère prouver sa supériorité sur les hommes comme sur les femmes, à qui elle se compare dans le premier paragraphe : "je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie des politiques doivent leur réputation". En effet, Merteuil est un animal politique dont elle a les "talents" mais aussi la "science".
- Ainsi, sans avoir eu accès à l'éducation masculine classique d'un aristocrate, elle écrase Valmont, son interlocuteur privilégié, de sa supériorité intellectuelle : "je n'avais pas l'idée de jouir, je voulais savoir", le verbe "savoir" est omniprésent dans la lettre LXXXI. En le juxtaposant à "jouir", elle montre la singularité de son projet par rapport à celui de Valmont qui ne cherche pas autre chose que le plaisir immédiat.
En quoi le personnage de la marquise de Merteuil est-il exceptionnel pour son époque ?
- Une éducation solitaire
- Une intelligence hors du commun
- Une libertine assumant ses choix
En quoi la lettre LXXXI est-elle un tournant dans le roman ?
- Une écriture autobiographique
- Un portrait en creux à un personnage la connaissant
- L'affirmation de la singularité de Merteuil
Le pacte autobiographique et libertin
- Un portrait passant par la dissimulation des sentiments
- L'originalité de la position de la lettre dans l'économie du roman
- La supériorité sur les autres et la recherche du plaisir