Sommaire
IUn incipit original : le jeu sur les tempsIILe thème de l'absenceIIILe lyrisme de la lettreAL'expression de l'amourBL'expression de la souffrance et de la mortIVLa retraite de la jeune filleConsidère mon amour, jusqu'à quel excès tu as manqué de prévoyance. Ah ! malheureux, tu as été trahi, et tu m'as trahie par des espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs ne te cause présentement qu'un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu'à la cruauté de l'absence qui le cause. Quoi ! cette absence, à laquelle ma douleur, toute ingénieuse qu'elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d'amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie, qui me tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ? Hélas ! les miens sont privés de la seule lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes, et je ne les ai employés à aucun usage qu'à pleurer sans cesse, depuis que j'appris que vous étiez enfin résolu à un éloignement qui m'est si insupportable, qu'il me fera mourir en peu de temps.
Cependant il me semble que j'ai quelque attachement pour des malheurs dont vous êtes la seule cause : je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu, et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant. J'envoie mille fois le jour mes soupirs vers vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent, pour toute récompense de tant d'inquiétudes, qu'un avertissement trop sincère que me donne ma mauvaise fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me flatte, et qui me dit à tous moments: cesse, cesse, Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de chercher un amant que tu ne verras jamais ; qui a passé les mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs, qui ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui te dispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucun gré.
Mais non, je ne puis me résoudre à juger si injurieusement de vous, et je suis trop intéressée à vous justifier: je ne veux point m'imaginer que vous m'avez oubliée. Ne suis-je pas assez malheureuse sans me tourmenter par de faux soupçons ? Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plus souvenir de tous les soins que vous avez pris de me témoigner de l'amour ? J'ai été si charmée de tous ces soins, que je serais bien ingrate si je ne vous aimais avec les mêmes emportements que ma passion me donnait, quand je jouissais des témoignages de la vôtre. Comment se peut-il faire que les souvenirs des moments si agréables soient devenus si cruels? et faut-il que, contre leur nature, ils ne servent qu'à tyranniser mon cœur ?
Hélas ! votre dernière lettre le réduisit en un étrange état: il eut des mouvements si sensibles qu'il fit, ce semble, des efforts pour se séparer de moi et pour vous aller trouver; je fus si accablée de toutes ces émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures abandonnée de tous mes sens : je me défendis de revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je ne puis la conserver pour vous ; je revis enfin, malgré moi, la lumière, je me flattais de sentir que je mourais d'amour ; et d'ailleurs j'étais bien aise de n'être plus exposée à voir mon cœur déchiré par la douleur de votre absence. Après ces accidents, j'ai eu beaucoup de différentes indispositions : mais, puis-je jamais être sans maux, tant que je ne vous verrai pas ? Je les supporte cependant sans murmurer, puisqu'ils viennent de vous.
Quoi ? est-ce là la récompense que vous me donnez pour vous avoir si tendrement aimé ? Mais il n'importe, je suis résolue à vous adorer toute ma vie, et à ne voir jamais personne; et je vous assure que vous ferez bien aussi de n'aimer personne. Pourriez-vous être content d'une passion moins ardente que la mienne ? Vous trouverez, peut-être, plus de beauté (vous m'avez pourtant dit, autrefois, que j'étais assez belle), mais vous ne trouverez jamais tant d'amour, et tout le reste n'est rien. Ne remplissez plus vos lettres de choses inutiles, et ne m'écrivez plus de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n'oublie pas aussi que vous m'avez fait espérer que vous viendriez passer quelque temps avec moi.
Hélas ! pourquoi n'y voulez-vous pas passer toute votre vie ? S'il m'était possible de sortir de ce malheureux cloître, je n'attendrais pas en Portugal l'effet de vos promesses : j'irais, sans garder aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout le monde. Je n'ose me flatter que cela puisse être, je ne veux point nourrir une espérance qui me donnerait assurément quelque plaisir, et je ne veux plus être sensible qu'aux douleurs. J'avoue cependant que l'occasion que mon frère m'a donnée de vous écrire a surpris en moi quelques mouvements de joie, et qu'elle a suspendu pour un moment le désespoir où je suis. Je vous conjure de me dire pourquoi vous vous êtes attaché à m'enchanter comme vous avez fait, puisque vous saviez bien que vous deviez m'abandonner ? Et pourquoi avez-vous été si acharné à me rendre malheureuse ? que ne me laissiez-vous en repos dans mon cloître ? vous avais-je fait quelque injure ?
Mais je vous demande pardon : je ne vous impute rien ; je ne suis pas en état de penser à ma vengeance, et j'accuse seulement la rigueur de mon destin. Il me semble qu'en nous séparant, il nous a fait tout le mal que nous pouvions craindre ; il ne saurait séparer nos coeurs ; l'amour, qui est plus puissant que lui, les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque intérêt à la mienne, écrivez-moi souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de m'apprendre l'état de votre cœur et de votre fortune; surtout venez me voir.
Adieu, je ne puis quitter ce papier, il tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même bonheur : hélas! insensée que je suis, je m'aperçois bien que cela n'est pas possible. Adieu, je n'en puis plus. Adieu, aimez-moi toujours; et faites-moi souffrir encore plus de maux.
Gabriel de Guilleragues
Lettres portugaises
1669
Un incipit original : le jeu sur les temps
- L'incipit est d'un genre particulier, le genre épistolaire.
- Le passé composé est utilisé pour parler d'un temps révolu : "tu as manqué, tu as été trahi, tu m'as trahie".
- Le plus-que-parfait renforce l'idée que leur amour est lointain : "tu avais tant de projets".
- Le passé a toujours un impact sur le présent : "ne te cause présentement qu'un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu'à la cruauté de l'absence qui le cause." L'adverbe "présentement" souligne l'idée de passé et présent liés.
- Le temps de la narration est lié à l'amour passé. La tristesse de la jeune femme est causée par l'absence de l'amour.
- Le passé composé, entre le passé et le présent, permet de traduire au mieux la souffrance : "Je vous ai destiné ma vie aussitôt que je vous ai vu et je sens quelque plaisir en vous la sacrifiant."
Le thème de l'absence
- La lettre traduit l'absence de la personne aimée : "Une passion sur laquelle tu avais fait tant de projets de plaisirs, ne te cause présentement qu'un mortel désespoir, qui ne peut être comparé qu'à la cruauté de l'absence qui le cause."
- Le thème de l'absence est répété : "Quoi ? Cette absence, à laquelle ma douleur, tout ingénieuse qu'elle est, ne peut donner un nom assez funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux dans lesquels je voyais tant d'amour, et qui me faisaient connaître des mouvements qui me comblaient de joie."
- L'hyperbole traduit l'impossibilité de dire cette absence : "un nom assez funeste".
- Malgré son chagrin, la jeune fille a encore de l'espoir : "Écrivez-moi souvent".
Le lyrisme de la lettre
L'expression de l'amour
- Dans cette lettre, la jeune fille exprime son amour et sa peine. Il y a donc beaucoup de lyrisme, d'expression des sentiments. C'est une lettre très pathétique, elle éveille l'empathie du lecteur pour le personnage.
- On relève l'utilisation du possessif pour parler des sentiments de la jeune femme : "mon amour". Il y a donc bien expression des sentiments du personnage.
- Le champ lexical de l'amour est très présent : "passion", "amour".
L'expression de la souffrance et de la mort
L'expression de la peine du personnage se fait avec différents moyens :
- On relève le champ lexical de la souffrance : "malheureux", "malheureuse", "souffrir", "désespoir", "douleur", "larmes", "pleurer", "maux".
- On relève également le champ lexical de la cruauté : "trahi" deux fois, "cruauté" deux fois, "trompeuse".
- On trouve une opposition entre "joie" et "malheur" dans tout le texte, la joie passée est aujourd'hui une souffrance.
- Le personnage associe son état à la mort : "mortel", "funeste", "fortune", "mourir".
- Les phrases sont souvent très expressives : points d'exclamation et d'interrogation.
- Les questions rhétoriques : "Ne suis-je pas assez malheureuse sans me tourmenter par de faux soupçons ? Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plus souvenir de tous les soins que vous avez pris de me témoigner de l'amour ?"
- L'utilisation d'interjections permet de souligner l'expression de la souffrance : "Ah!", "Hélas" trois fois dans la lettre.
La retraite de la jeune fille
- Le désespoir de la jeune femme est lié au choix de la retraite. Elle est dans un couvent et a choisi de s'isoler.
- Le couvent symbolise à la fois le lieu où l'on réfléchit, où l'on se recueille, mais aussi une prison.
- Le couvent est un nouvel obstacle entre elle et son amant : "S'il m'était possible de sortir de ce malheureux cloître, je n'attendrais pas en Portugal l'effet de vos promesses ; j'irais sans garder aucune mesure vous chercher, vous suivre, vous aimer par tout le monde."
- Le couvent est donc une autre façon de souligner la solitude du personnage. Elle est seule moralement car elle est plongée dans la tristesse. Elle est seule physiquement, recluse dans le couvent. Même si son amant voulait la retrouver, il serait difficile de la voir.
Comment cette lettre exprime-t-elle la souffrance du personnage ?
I. Le jeu sur les temps
II. Le lyrisme
III. Le thème de l'absence
En quoi cet incipit est-il original ?
I. Le genre épistolaire
II. Le jeu sur les temps
III. La retraite du personnage
Pourquoi le personnage principal est-il triste ?
I. La joie passée de l'amour
II. La souffrance liée à l'absence de l'être aimé
III. La retraite de l'héroïne
En quoi cette lettre est-elle lyrique ?
I. L'expression de l'amour
II. L'expression de la souffrance
III. L'idée de la mort