Sommaire
IUn portraitAUn portrait précisBUn portrait pictural enthousiasteIILe personnage de FrédéricIIILe topos de la rencontre amoureuseIVLe regard distancié du narrateurCe fut comme une apparition :
Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de l'air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.
Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux. "Mademoiselle n'était pas sage, quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices." Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :
"Je vous remercie, monsieur."
Leurs yeux se rencontrèrent.
"Ma femme, es-tu prête ?" cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l'escalier.
Gustave Flaubert
L'Éducation sentimentale
1869
Un portrait
Un portrait précis
- Cette scène a lieu sur un bateau qui ramène le jeune Frédéric chez lui. Alors qu'il observe Paris qui s'éloigne, son regard est attiré par une femme qu'il va observer avec une grande précision, donnant lieu à ce portrait très détaillé.
- Tout d'abord, afin de pouvoir observer la jeune femme à son aise, Frédéric cherche un bon angle d'observation en tournant autour d'elle d'un air qu'il souhaite désintéressé : "En même temps qu'il passait", "quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda", "il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle", "il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière".
- Ensuite, le lecteur peut suivre avec précision le regard que porte Frédéric sur Mme Arnoux qui apparaît seule, "assise, au milieu du banc" tel un motif romantique, "en train de broder quelque chose".
- Il décrit ses vêtements, déjà son attirance est palpable avec notamment l'utilisation du verbe "palpiter" qui peut rappeler ses battements de cœur : "des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle".
- L'adverbe "amoureusement" est employé : "amoureusement l'ovale de sa figure".
- La suite du portrait est tout aussi élogieux et témoigne de l'intérêt que Frédéric ressent déjà pour cette jeune femme car il s'arrête sur la "splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille" et la "finesse des doigts que la lumière traversait".
Un portrait pictural enthousiaste
- Ce portrait est brossé par un jeune homme qui semble sensible à la beauté de son modèle qu'il observe à la manière d'un peintre. Ainsi, les couleurs sont très présentes : "roses", "noirs", "claire, tachetée de petits pois", "bleu", "brune", "violettes", "cuivre".
- Les allusions à la lumière sont également présentes : "l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux", "la lumière traversait". Cela provoque en lui des vagues d'émotions incontrôlables et un désir de possession : "Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire", "le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites".
- La rencontre est visuelle, mais Frédéric semble même aveuglé, sa vue devient défaillante. Il est ébloui par cette "apparition" et ne voit plus tout ce qui l'entoure, il ne voit plus qu'elle : "dans l'éblouissement que lui renvoyèrent ses yeux". Il ne "distingue personne" d'autre.
Le personnage de Frédéric
- Ce portrait est brossé par Frédéric grâce à la focalisation interne. Cela permet au lecteur de suivre son regard puis d'avoir accès à ses pensées les plus intimes. C'est ainsi que le lecteur découvre l'attirance irrésistible qu'éprouve le jeune homme à l'égard de cette inconnue.
- Cette dévotion instantanée est d'ailleurs tellement exagérée qu'elle en devient ridicule : Frédéric "considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire" alors que bien entendu il n'en est rien.
- Il est dévoré par l'envie et par un besoin de tout savoir, de tout connaître de cette inconnue : "Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites." Cette longue énumération traduit la fièvre qui s'empare de lui. Il se montre déjà très possessif envers celle qu'il ne connaît pourtant pas : "Frédéric se réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.".
- Si cette attirance prend autant d'importance c'est parce que Frédéric découvre l'amour et l'attirance charnelle. Ce sont ici les émotions d'un jeune homme qui s'expriment. On ressent toute l'importance du premier échange de regards, "Leurs yeux se rencontrèrent", qui symbolise le début de leur relation.
Le topos de la rencontre amoureuse
- Cette scène semble rendre compte d'un véritable coup de foudre mais pour l'instant il reste unilatéral. En effet, seuls les sentiments et pensées de Frédéric sont mentionnés. Rien ne suggère que la dame en question ressente les même sentiments.
- Concernant Frédéric, son amour est palpable et immédiat comme le suggère le terme "apparition", il tombe amoureux d'elle au premier regard. La foudre est également symbolisée par la lumière aveuglante qui inonde la scène. Il part à la recherche du moindre détail et tout fait sens, tout renforce son amour.
- Tous les objets sont un point de départ pour son imagination et ses fantasmes comme le châle qui, associé à la "négresse", éveille en lui des pensées exotiques. Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; "elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?", "Elle avait dû, bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds, dormir dedans."
Le regard distancié du narrateur
- Le narrateur prend en charge la narration à travers une focalisation omnisciente. Comme Mme Arnoux est au centre des intérêts de Frédéric, Frédéric est au centre des attentions du narrateur et tous ses gestes sont décryptés : "il fléchit involontairement les épaules" lorsqu'il se sent observé.
- Deux éléments entrent en opposition : son envie de se rapprocher et sa timidité : "dissimuler", "affecter". Il pense agir en toute discrétion mais il s'avère être maladroit voire ridicule dans les allusions du narrateur : "il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle".
- Ainsi, alors même qu'ils ne se sont pas encore véritablement rencontrés, la relation entre le jeune homme gauche mais déjà transformé en amoureux transi et cette jeune femme mariée et mère d'un enfant en bas âge, semble compromise. Frédérique apparaît comme en décalage avec l'attitude à adopter, avec les autres personnages. La frustration qu'il ressent n'est que le prémisse de ce que sera sa relation avec Mme Arnoux.
Pourquoi peut-on parler de topos littéraire ?
I. Un jeune homme qui tombe amoureux
II. Le portrait idéalisé d'une belle femme
III. L'amour au premier regard
Quels éléments laissent présager une histoire d'amour impossible ?
I. Un coup de foudre unilatéral
II. Un jeune homme fougueux et maladroit
III. Les interventions ironiques du narrateur
Pourquoi peut-on parler d'un double portrait ?
I. Le portrait de Mme Arnoux
II. Le portrait de Frédéric
III. Les interventions du narrateur
En quoi ce texte est-il annonciateur de la suite du roman ?
I. Une intrigue amoureuse
II. L'évolution d'un jeune héros
III. Un amour impossible