Sommaire
IL'importance du regardIIL'assurance de M. de NemoursIIILa jalousie de NemoursIVUne déclaration d'amour théâtraliséeVL'embarras de la princesseLa reine dauphine faisait faire des portraits en petit de toutes les belles personnes de la cour pour les envoyer à la reine sa mère. Le jour qu'on achevait celui de Mme de Clèves, Mme la dauphine vint passer l'après-dîner chez elle. M. de Nemours ne manqua pas de s'y trouver; il ne laissait échapper aucune occasion de voir Mme de Clèves sans laisser néanmoins paraître qu'il les cherchât. Elle était si belle, ce jour-là, qu'il en serait devenu amoureux quand il ne l'aurait pas été. Il n'osait pourtant avoir les yeux attachés sur elle pendant qu'on la peignait, et il craignait de laisser trop voir le plaisir qu'il avait à la regarder.
Mme la dauphine demanda à M. de Clèves un petit portrait qu'il avait de sa femme, pour le voir auprès de celui que l'on achevait; tout le monde dit son sentiment de l'un et de l'autre; et Mme de Clèves ordonna au peintre de raccommoder quelque chose à la coiffure de celui que l'on venait d'apporter. Le peintre, pour lui obéir, ôta le portrait de la boîte où il était, et, après y avoir travaillé, il le remit sur la table.
Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait d'avoir le portrait de Mme de Clèves. Lorsqu'il vit celui qui était à M. de Clèves, il ne put résister à l'envie de le dérober à un mari qu'il croyait tendrement aimé; et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu'un autre.
Mme la dauphine était assise sur le lit et parlait bas à Mme de Clèves, qui était debout devant elle. Mme de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n'était qu'à demi fermé, M. de Nemours, le dos contre la table, qui était au pied du lit, et elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table. Elle n'eut pas de peine à deviner que c'était son portrait, et elle en fut si troublée que Mme la dauphine remarqua qu'elle ne l'écoutait pas et lui demanda tout haut ce qu'elle regardait. M. de Nemours se tourna à ces paroles; il rencontra les yeux de Mme de Clèves qui étaient encore attachés sur lui, et il pensa qu'il n'était pas impossible qu'elle eût vu ce qu'il venait de faire.
Mme de Clèves n'était pas peu embarrassée. La raison voulait qu'elle demandât son portrait; mais, en le demandant publiquement, c'était apprendre à tout le monde les sentiments que ce prince avait pour elle, et, en le lui demandant en particulier, c'était quasi l'engager à lui parler de sa passion. Enfin elle jugea qu'il valait mieux le lui laisser, et elle fut bien aise de lui accorder une faveur qu'elle lui pouvait faire sans qu'il sût même qu'elle la lui faisait. M. de Nemours, qui remarquait son embarras et qui en devinait quasi la cause, s'approcha d'elle et lui dit tout bas :
- Si vous avez vu ce que j'ai osé faire, ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l'ignorez; je n'ose vous en demander davantage. Et il se retira après ces paroles et n'attendit point sa réponse.
Mme la dauphine sortit pour s'aller promener, suivie de toutes les dames, et M. de Nemours alla se renfermer chez lui, ne pouvant soutenir en public la joie d'avoir un portrait de Mme de Clèves. Il sentait tout ce que la passion peut faire sentir de plus agréable; il aimait la plus aimable personne de la cour; il s'en faisait aimer malgré elle, et il voyait dans toutes ses actions cette sorte de trouble et d'embarras que cause l'amour dans l'innocence de la première jeunesse.
Le soir, on chercha ce portrait avec beaucoup de soin; comme on trouvait la boîte où il devait être, l'on ne soupçonna point qu'il eût été dérobé, et l'on crut qu'il était tombé par hasard. M. de Clèves était affligé de cette perte et, après qu'on eut encore cherché inutilement, il dit à sa femme, mais d'une manière qui faisait voir qu'il ne le pensait pas, qu'elle avait sans doute quelque amant caché à qui elle avait donné ce portrait ou qui l'avait dérobé, et qu'un autre amant ne se serait pas contenté de la peinture sans la boîte.
Ces paroles, quoique dites en riant, firent une vive impression dans l'esprit de Mme de Clèves. Elles lui donnèrent des remords; elle fit réflexion à la violence de l'inclination qui l'entraînait vers M. de Nemours; elle trouva qu'elle n'était plus maîtresse de ses paroles et de son visage; elle pensa que Lignerolles était revenu; qu'elle ne craignait plus l'affaire d'Angleterre; qu'elle n'avait plus de soupçons sur Mme la dauphine, qu'enfin il n'y avait plus rien qui la pût défendre et qu'il n'y avait de sûreté pour elle qu'en s'éloignant. Mais, comme elle n'était pas maîtresse de s'éloigner, elle se trouvait dans une grande extrémité et prête à tomber dans ce qui lui paraissait le plus grand des malheurs, qui était de laisser voir à M. de Nemours l'inclination qu'elle avait pour lui. Elle se souvenait de tout ce que Mme de Chartres lui avait dit en mourant et des conseils qu'elle lui avait donnés de prendre toutes sortes de partis, quelque difficiles qu'ils pussent être, plutôt que de s'embarquer dans une galanterie. Ce que M. de Clèves lui avait dit sur la sincérité, en lui parlant de Mme de Tournon, lui revint dans l'esprit; il lui sembla qu'elle lui devait avouer l'inclination qu'elle avait pour M. de Nemours. Cette pensée l'occupa longtemps; ensuite elle fut étonnée de l'avoir eue, elle y trouva de la folie, et retomba dans l'embarras de ne savoir quel parti prendre.
Madame de Lafayette
La Princesse de Clèves
1678
L'importance du regard
- Il y a un jeu sur les regards dans cette scène. Cela passe notamment par différents points de vue.
- Le narrateur omniscient rapporte les pensées et sentiments de chaque personnage.
- Référence au passé avec l'adjectif "longtemps" qui insiste sur les sentiments de Nemours.
- Présence de verbes de perception : "aperçut", "elle vit que", "ce qu'elle regardait", "il rencontra les yeux de Mme de Clèves", "qu'elle eût vu", "si vous avez vu".
- Narration à la troisième personne du singulier avec la présence du pronom personnel indéfini "on". Les autres autour de Nemours et la princesse ne comptent pas vraiment.
- L'auteure utilise différents discours. Il y a le discours direct et le discours indirect libre.
L'assurance de M. de Nemours
- Le duc se montre rusé dans ce passage. Avant de voler le portrait, il analyse la foule autour de lui. Il dérobe le portrait quand seule la princesse le voit. Les compléments circonstanciels de manière dans l'extrait permettent de souligner cette idée. Il est habile, il sait ce qu'il fait. Cela fait "longtemps" qu'il pense à avoir le portrait.
- Il se montre sûr de lui en parole. Il assume parfaitement son geste et sait que la princesse l'a vu. Utilisation d'une périphrase : "si vous avez vu ce que j'ai osé faire".
- Cette reconnaissance du crime est aussi une façon de faire du chantage sur la princesse. En effet, juste après, il utilise l'impératif : "ayez la bonté". Il la met dans le secret.
La jalousie de Nemours
- Le désir de Nemours pour la princesse est ancien. Utilisation de l'imparfait et d'un connecteur temporel : "Il y avait longtemps que M. de Nemours souhaitait".
- La passion de Nemours est incontrôlable : "lI ne put résister à l'envie".
- Il vole le portrait par jalousie : "le dérober à un mari qu'il croyait tendrement aimé".
Une déclaration d'amour théâtralisée
- La scène est théâtrale. Il y a de nombreux personnages : "et il pensa que, parmi tant de personnes qui étaient dans ce même lieu, il ne serait pas soupçonné plutôt qu'un autre".
- Mme la dauphine regarde la princesse de Clèves qui voit M. de Nemours.
- Le décor rappelle aussi celui du théâtre : "Mme de Clèves aperçut par un des rideaux, qui n'était qu'à demi fermé".
- La scène est précisément décrite : "elle vit que, sans tourner la tête, il prenait adroitement quelque chose sur cette table".
- C'est une déclaration d'amour : "ayez la bonté, madame, de me laisser croire que vous l'ignorez ; je n'ose vous en demander davantage", "il aimait la plus aimable personne de la cour ; il s'en faisait aimer malgré elle".
L'embarras de la princesse
- La princesse est obligée de mentir. Ce n'est pas dans sa nature, cela la met dans l'embarras.
- La succession des verbes d'action permet de montrer l'urgence.
- Le champ lexical des sentiments insiste sur l'émotion de la princesse : "donnèrent des remords", "vive impression".
- Adverbe d'insistance : "si troublée".
- La princesse repense à sa mère. Elle se sent coupable. Elle sent qu'elle a fait quelque chose de mal sans savoir exactement quoi.
- Le rythme des phrases est souvent ternaire, l'action est rapide, le mouvement constant.
En quoi cette scène est-elle théâtralisée ?
I. Le jeu des regards
II. Une mise en scène précise
III. Une déclaration d'amour
En quoi cette scène est-elle une déclaration d'amour ?
I. La jalousie de Nemours
II. L'assurance de Nemours
III. L'embarras de la princesse
Comment l'auteure rend-elle la scène dramatique ?
I. La jalousie de Nemours
II. L'importance des regards
III. Une déclaration d'amour