Sommaire
IUn topos littéraire : la mort de l'héroïneIILes ruptures de rythmeIIIUne mort pathétiqueIVL'ironie de FlaubertCependant elle n'était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l'eût guérie.
Le prêtre ne manqua point d'en faire l'observation ; il expliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour leur salut ; et Charles se rappela un jour où, ainsi près de mourir, elle avait reçu la communion.
- Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il.
En effet, elle regarda tout autour d'elle, lentement, comme quelqu'un qui se réveille d'un songe ; puis, d'une voix distincte, elle demanda son miroir, et elle resta penchée dessus quelque temps, jusqu'au moment où de grosses larmes lui découlèrent des yeux. Alors elle se renversa la tête en poussant un soupir et retomba sur l'oreiller.
Sa poitrine aussitôt se mit à haleter rapidement. La langue tout entière lui sortit hors de la bouche ; ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s'éteignent, à la croire déjà morte, sans l'effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux, comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher. Félicité s'agenouilla devant le crucifix, et le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place. Bournisien s'était remis en prière, la figure inclinée contre le bord de la couche, avec sa longue soutane noire qui traînait derrière lui dans l'appartement. Charles était de l'autre côté, à genoux, les bras étendus vers Emma. Il avait pris ses mains et il les serrait, tressaillant à chaque battement de son cœur, comme au contrecoup d'une ruine qui tombe. À mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons ; elles se mêlaient aux sanglots étouffés de Bovary, et quelquefois tout semblait disparaître dans le sourd murmure des syllabes latines, qui tintaient comme un glas de cloche.
Tout à coup, on entendit sur le trottoir un bruit de gros sabots, avec le frôlement d'un bâton ; et une voix s'éleva, une voix rauque, qui chantait :
Souvent la chaleur d'un beau jour
Fait rêver fillette à l'amour.
Emma se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante.
Pour amasser diligemment
Les épis que la faux moissonne,
Ma Nanette va s'inclinant
Vers le sillon qui nous les donne.
- L'Aveugle, s'écria-t-elle.
Et Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable, qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement.
Il souffla bien fort ce jour-là,
Et le jupon court s'envola !
Une convulsion la rabattit sur le matelas. Tous s'approchèrent. Elle n'existait plus.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1857
Un topos littéraire : la mort de l'héroïne
- Cet extrait relate la mort particulièrement atroce et parfaitement décrite de l'héroïne, Emma, qui s'est empoisonnée à l'arsenic. Le champ lexical de la mort est très présent : "pâle", "mourir", "haleter", "morte", "souffle furieux", "ruine", "râle", "sanglots", "glas", "une voix rauque", "cadavre", "ténèbres éternelles".
- De même, alors qu'Emma ne s'est pas repentie et qu'elle s'est suicidée, la religion occupe une grande place dans le texte grâce au champ lexical correspondant, largement déployé : "sacrement", "prêtre", "Seigneur", "salut", "communion", "crucifix", "prière", "soutane", "l'ecclésiastique", "oraisons".
- La scène est réaliste et s'oppose à la mort souvent idéalisée et esthétique des héros classiques ou romantiques. Le lecteur assiste à sa mort tout comme les autres personnages présents : Charles, le prêtre, le pharmacien, M. Canivet et Félicité.
Les ruptures de rythme
- Le prêtre ayant procédé à l'extrême onction entretient l'espoir illusoire d'une possible guérison voire d'un miracle. Des détails insistent sur ce qui semble être une amélioration de son état : "Cependant elle n'était plus aussi pâle, et son visage avait une expression de sérénité, comme si le sacrement l'eût guérie."
- Après le prêtre, Charles espère à son tour : "Il ne fallait peut-être pas se désespérer, pensa-t-il". Comme si elle l'avait entendu, Emma s'éveille : "elle regarda tout autour d'elle, lentement, comme quelqu'un qui se réveille d'un songe". Toute la première partie du texte est construite sur un rythme lent. Les actions et les paroles se font rares, tous sont au chevet de la mourante et attendent.
- Cependant, le rythme change ensuite radicalement et une accélération se produit. La ponctuation devient abondante et les phrases saccadées comme pour mieux illustrer la détérioration rapide de l'état d'Emma : "ses yeux, en roulant, pâlissaient comme deux globes de lampe qui s'éteignent, à la croire déjà morte, sans l'effrayante accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux".
- Le narrateur insiste sur les détails triviaux de l'agonie : "La langue tout entière lui sortit hors de la bouche". En procédant ainsi, il refuse toute idéalisation romantique.
Une mort pathétique
- En s'empoisonnant, Emma avait certainement en tête les morts dignes et sublimes des héroïne tragiques à l'instar de Phèdre qui meurt rapidement sur scène devant les yeux des spectateurs. Ici, les spectateurs ne sont ni rois ni nobles et sa mort n'est pas sublime.
- Le narrateur insiste sur son agonie qui se prolonge et à laquelle il rajoute encore un détail surprenant, en l'occurrence la chanson vulgaire prononcée par une "voix rauque" dont les paroles sont reproduites et entrecoupées des réactions d'Emma : "Emma se releva comme un cadavre que l'on galvanise, les cheveux dénoués, la prunelle fixe, béante", "Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré". Emma croit voir l'aveugle devant elle, elle devient folle et souffre d'hallucinations. Le lecteur tout comme les autres personnages assistent horrifiés à la mort de l'héroïne. Seul Charles, fidèle à lui-même, reste très proche d'elle jusqu'à la fin : "Il avait pris ses mains et il les serrait", contenant ses "sanglots".
- Cette chanson sonne le glas de la vie d'Emma et fait écho à ce qu'elle a vécu. Elle rêvait d'un bel amour, passionné, comme celui que l'on rencontre dans les romans d'amour ou dans les tragédies : "Fait rêver fillette à l'amour". Mais elle ne l'a pas eu, ni avec son mari ni avec ses amants. "La faux" qui moissonne renvoie à l'image allégorique de la mort qui vient la chercher.
L'ironie de Flaubert
- Au cours du procès intenté à Flaubert, il lui a été reproché le traitement grotesque de certaines scènes. Ce décalage entre la gravité de la scène et le ton adopté a choqué.
- Dans cet extrait, un ton grave et solennel devrait être adopté. Pourtant, en insérant certains détails comme la chanson de l'aveugle ou la description minutieuse de l'effet du poison sur le corps d'Emma, le narrateur rompt avec la tradition.
- Enfin, le regard porté sur les autres personnages témoigne également de ce décalage. Le prêtre explique à Charles comment Dieu décide de laisser vivre certaines personnes : "Le prêtre ne manqua point d'en faire l'observation ; il expliqua, même à Bovary que le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour leur salut".
- L'ironie du narrateur est également perceptible lorsqu'il décrit les réactions des autres personnages, ne sachant comment réagir : "le pharmacien lui-même fléchit un peu les jarrets, tandis que M. Canivet regardait vaguement sur la place", "À mesure que le râle devenait plus fort, l'ecclésiastique précipitait ses oraisons" comme pour mieux les dissimuler.
Comment Flaubert renouvelle-t-il le topos de la mort de l'héroïne ?
I. Une longue agonie
II. Un spectacle dérangeant
III. Les réactions des autres personnages
En quoi ce texte est-il ironique ?
I; L'espoir illusoire lié à la religion
II. Le comportement pathétique d'Emma
III. La gêne des autres personnages
Quelles sont les références à la tragédie dans ce texte ?
I. Une longue agonie
II. L'absence d'héroïne tragique
III. Un narrateur ironique