Sommaire
IL'inquiétudeIIUn dialogue tenduIIIDeux conceptions opposées de la vieALa vision de GisorsBLa vision de FerralIVUne réflexion sur la condition humaineGisors regarda ce visage aigu aux yeux fermes, éclairé du dessous par la petite lampe, un effet de lumière accroché aux moustaches. Des coups de feu au loin. Combien de vies se décidaient dans la brume nocturne ? Il regardait cette face âprement tendue sur quelque humiliation venue du fond du corps et de l'esprit, se défendant contre elle avec cette force dérisoire qu'est la rancune humaine ; la haine des sexes était au-dessus d'elle, comme si, du sang qui continuait à couler sur cette terre pourtant gorgée, eussent dû renaître les plus vieilles haines.
De nouveaux coups de feu, très proches cette fois, firent trembler les verres sur la table.
Gisors avait l'habitude de ces coups de feu qui chaque jour venaient de la ville chinoise. Malgré le coup de téléphone de Kyo, ceux-ci, tout à coup, l'inquiétèrent. Il ignorait l'étendue du rôle politique joué par Ferral, mais ce rôle ne pouvait être exercé qu'au service de Chang-Kaï-Shek. Il jugea naturel d'être assis à côte de lui - il ne se trouvait jamais "compromis", même a l'égard de lui-même - mais il cessa de souhaiter lui venir en aide. De nouveaux coups de feu, plus éloignés.
- Que se passe-t-il ? demanda-t-il.
- Je ne sais pas. Les chefs bleu et rouge ont fait ensemble une grande proclamation d'union. Ça a l'air de s'arranger.
"Il ment, pensa Gisors : il est au moins aussi bien renseigné que moi."
- Rouges ou bleus, disait Ferral, les coolies n'en seront pas moins coolies ; à moins qu'ils n'en soient morts. Ne trouvez-vous pas d'une stupidité caractéristique de l'espèce humaine qu'un homme qui n'a qu'une vie puisse la perdre pour une idée ?
- Il est très rare qu'un homme puisse supporter, comment dirais-je ? sa condition d'homme...
Il pensa à l'une des idées de Kyo : tout ce pourquoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-delà de l'intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant en dignité : christianisme pour l'esclavage, nation pour le citoyen, communisme pour l'ouvrier. Mais il n'avait pas envie de discuter des idées de Kyo avec Ferral. Il revint à celui-ci :
- Il faut toujours s'intoxiquer : ce pays a l'opium, l'islam le haschich, l'Occident la femme... Peut-être l'amour est-il surtout le moyen qu'emploie l'Occidental pour s'affranchir de sa condition d'homme...
Sous ses paroles, un contre-courant confus et caché de figures glissait : Tchen et le meurtre, Clappique et sa folie, Katow et la révolution. May et l'amour, lui-même et l'opium... Kyo seul, pour lui, résistait à ces domaines.
- Beaucoup moins de femmes se coucheraient, répondait Ferral, si elles pouvaient obtenir dans la position verticale les phrases d'admiration dont elles ont besoin et qui exigent le lit.
- Et combien d'hommes ?
- Mais l'homme peut et doit nier la femme : l'acte, l'acte seul justifie la vie et satisfait l'homme blanc. Que penserions-nous si l'on nous parlait d'un grand peintre qui ne fait pas de tableaux ? Un homme est la somme de ses actes, de ce qu'il a fait, de ce qu'il peut faire. Rien autre. Je ne suis pas ce que telle rencontre d'une femme ou d'un homme modèle de ma vie ; je suis mes routes, mes...
- Il fallait que les routes fussent faites.
Depuis les derniers coups de feu, Gisors était résolu à ne plus jouer le justificateur.
"Sinon par vous, n'est-ce pas, par un autre. C'est comme si un général disait : avec mes soldats, je puis mitrailler la ville. Mais, s'il était capable de la mitrailler, il ne serait pas général... D'ailleurs, les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir... Ce qui les fascine dans cette idée, voyez-vous, ce n'est pas le pouvoir réel, c'est l'illusion du bon plaisir. Le pouvoir du roi, c'est de gouverner, n'est-ce pas ? Mais, l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre, vous l'avez dit. D'être plus qu'homme, dans un monde d'hommes. Échapper à la condition humaine, vous disais-je. Non pas puissant : tout-puissant. La maladie chimérique, dont la volonté de puissance n'est que la justification intellectuelle, c'est la volonté de déité : tout homme rêve d'être dieu.
Ce que disait Gisors troublait Ferral, mais son esprit n'était pas préparé à l'accueillir. Si le vieillard ne le justifiait pas, il ne le délivrait plus de son obsession :
- À votre avis, pourquoi les dieux ne possèdent-ils les mortelles que sous des formes humaines ou bestiales ?
Ferral s'était levé.
- Vous avez besoin d'engager l'essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment l'existence, dit Gisors sans le regarder.
Ferral ne devinait pas que la pénétration de Gisors venait de ce qu'il reconnaissait en ses interlocuteurs des fragments de sa propre personne, et qu'on eût fait son portrait le plus subtil en réunissant ses exemples de perspicacité.
- Un dieu peut posséder, continuait le vieillard avec un sourire entendu, mais il ne peut conquérir. L'idéal d'un dieu, n'est-ce pas, c'est de devenir homme en sachant qu'il retrouvera sa puissance ; et le rêve de l'homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité...
André Malraux
La Condition humaine
1933
L'inquiétude
- Au début de l'extrait, le lecteur est plongé grâce au point de vue interne, dans les pensées de Gisors. Celui-ci livre l'observation qu'il fait d'un autre personnage : Ferral. Ce portrait vaguement esquissé est empreint de termes négatifs : "visage aigu", "yeux fermes", "éclairé du dessous", "cette face âprement tendue". Ensuite, la description devient morale car Gisors semble ressentir la haine qui émane de l'autre homme : "la haine des sexes", "la rancune humaine", "les plus vieilles haines".
- L'atmosphère est tendue entre les deux hommes mais également tout autour d'eux comme le suggèrent les mentions régulières aux coups de feu. Surtout lorsque ceux-ci semblent se rapprocher : "Des coups de feu au loin", "De nouveaux coups de feu, très proches cette fois", "Gisors avait l'habitude de ces coups de feu", "ceux-ci, tout à coup, l'inquiétèrent", "De nouveaux coups de feu, plus éloignés".
- Le rapprochement des coups de feu fait naître l'inquiétude chez Gisors. Non pour sa propre sécurité mais pour celle de Kyo, son fils : "Malgré le coup de téléphone de Kyo, ceux-ci, tout à coup, l'inquiétèrent." Il est dans l'ignorance de ce qui se passe à l'extérieur et cela l'inquiète. C'est ce sentiment qui le pousse à entamer le dialogue avec Ferral, à travers une question banale, en décalage avec la tension ambiante : "Que se passe-t-il ?
Un dialogue tendu
- Gisors est inquiet mais Ferral, lui, semble avoir des difficultés à contenir sa rage intérieure. Le portrait que brosse Gisors au début insiste sur cette haine qui brûle en lui et au fil du dialogue, ses propos renforcent cette impression. Tout d'abord, il refuse de répondre honnêtement à la question de Gisors en restant vague : "Ça a l'air de s'arranger". Puis il oriente le dialogue vers des considération plus générales portant sur la condition humaine : "Ne trouvez-vous pas d'une stupidité caractéristique de l'espèce humaine qu'un homme qui n'a qu'une vie puisse la perdre pour une idée ?". Le terme "stupide" est volontairement provocateur et livre indirectement des informations sur sa pensée individualiste.
- Gisors lui aussi rencontre des difficultés à dialoguer véritablement, tout d'abord car il sent que Ferral ne lui dit pas tout : "Il ment, pensa Gisors : il est au moins aussi bien renseigné que moi." Il veut garder pour lui certaines de ses idées car elles sont en lien avec son fils : "Il pensa à l'une des idées de Kyo […] Mais il n'avait pas envie de discuter des idées de Kyo avec Ferral". Il donne l'impression de vouloir préserver les idées de son fils.
Deux conceptions opposées de la vie
Le dialogue argumentatif n'est pas véritablement construit, il n'est pas prémédité ni préparé mais il s'avère efficace : "Ce que disait Gisors troublait Ferral, mais son esprit n'était pas préparé à l'accueillir." Il leur faudrait beaucoup plus de temps car leurs conceptions de la vie, leurs philosophies, sont diamétralement opposées.
La vision de Gisors
- Gisors a un esprit plus apaisé, sa tolérance et sa foi en l'Homme sont perceptibles et il prend le temps de trouver les bons mots : "comment dirais-je ?", "Peut-être l'amour est-il surtout le moyen qu'emploie l'Occidental pour s'affranchir de sa condition d'homme" ? Il prend le temps de s'adresser correctement à l'homme qu'il a en face de lui : "voyez-vous", "vous disais-je", "avec un sourire entendu". Les points de suspension qui jalonnent ses répliques en témoignent également.
- Le dialogue de Gisors est centré sur l'Homme en général, ce qui fait de lui un humaniste. La foi qu'il a en l'Homme est perceptible dans son discours tolérant : "un homme", "condition d'homme", "Et combien d'hommes", "les hommes sont peut-être indifférents au pouvoir...", "l'homme n'a pas envie de gouverner : il a envie de contraindre", "être plus qu'homme, dans un monde d'hommes", "tout homme rêve d'être dieu", "le rêve de l'homme, de devenir dieu sans perdre sa personnalité...".
La vision de Ferral
- Ferral est beaucoup plus virulent dans ses propos, notamment lorsqu'il parle des femmes : "Beaucoup moins de femmes se coucheraient, répondait Ferral, si elles pouvaient obtenir dans la position verticale les phrases d'admiration dont elles ont besoin et qui exigent le lit". Cela peut suggérer que son attitude présente soit liée à une femme.
- Les propos qu'il tient à l'égard des hommes ne sont pas humanistes mais empreints de cynisme : "à moins qu'ils n'en soient morts", "stupidité caractéristique".
- Gisors le perce à jour comme en témoigne cette phrase : "Vous avez besoin d'engager l'essentiel de vous-même pour en sentir plus violemment l'existence". Ferral est mal à l'aise : "Ferral s'était levé."
Une réflexion sur la condition humaine
- Ainsi, ce dialogue n'apporte pas vraiment de réponses, il s'agit davantage d'une réflexion portée à travers les deux personnages, sur la condition humaine.
- Même s'il est plus positif, Gisors admet que les hommes rencontrent des difficultés pour supporter leur condition humaine : "Il est très rare qu'un homme puisse supporter, comment dirais-je ? sa condition d'homme...". Il explique en poursuivant : "Il faut toujours s'intoxiquer : ce pays a l'opium, l'islam le haschich, l'Occident la femme... Peut-être l'amour est-il surtout le moyen qu'emploie l'Occidental pour s'affranchir de sa condition d'homme...". Il parle de l'opium en connaissance de cause car c'est par ce biais qu'il a tenté d'échapper à sa propre condition. Parmi tout cela, il place son fils à l'écart : "Kyo seul, pour lui, résistait à ces domaines."
- Ferral, lui, se place davantage dans l'action, il souhaite donner un sens à sa vie en agissant : "l'acte, l'acte seul justifie la vie et satisfait l'homme blanc", "Un homme est la somme de ses actes, de ce qu'il a fait, de ce qu'il peut faire. Rien autre", "je suis mes routes".
- Cependant, son envie d'exister passe par la contrainte et la domination. Une autre forme d'engagement est celle de Kyo, davantage liée à la dignité : "tout ce pourquoi les hommes acceptent de se faire tuer, au-delà de l'intérêt, tend plus ou moins confusément à justifier cette condition en la fondant en dignité".
En quoi ce dialogue est-il philosophique ?
I. Deux visions de la vie
II. Dépasser la condition humaine
III. Une dénonciation du pouvoir : il faut accepter sa condition
En quoi les deux personnages sont-ils opposés ?
I. L'individualisme de Ferral
II. La vision humaniste de Gisors
III. Deux idées sur la condition humaine
En quoi ce dialogue est-il polémique ?
I. La tension ambiante
II. Une vision humaniste : Gisors
III. Une conception plus individuelle : Ferral
En quoi cet échange progresse-t-il ?
I. Une tension contenue
II. L'agressivité de Ferral
III. La force convaincante de Gisors