Sommaire
ILe choc des souvenirsIIUne "madeleine de Proust" : la musiqueIIILe désespoir du narrateurIVLes souvenirs de l'amourVUne opposition entre passé et présentVILe paradoxe et l'impossibilité de retourner dans le tempsMais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : "C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n'écoutons pas !" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites "temps où j'étais heureux", "temps où j'étais aimé", qu'il avait souvent prononcées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n'y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n'en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu'elle lui avait jeté dans sa voiture, qu'il avait gardé contre ses lèvres - l'adresse en relief de la "Maison Dorée" sur la lettre où il avait lu : "Ma main tremble si fort en vous écrivant" - le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d'un air suppliant : "Ce n'est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ?" ; il sentit l'odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa "brosse" pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d'orage qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d'habitudes mentales, d'impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l'amour. Il avait cru qu'il pourrait s'en tenir là, qu'il ne serait pas obligé d'en apprendre les douleurs ; comme maintenant le charme d'Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu'elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l'accent dont elle s'était écriée : "Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre !" elle qui ne l'était plus jamais ! l'intérêt, la curiosité qu'elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu'il lui fît la faveur - redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d'ennuyeux dérangements - de l'y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée de le prier pour qu'il se laissât mener chez les Verdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu'il se laissât fléchir, qu'elle lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu'elle ne lui semblait à lui qu'un fastidieux tracas, puis qu'elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant qu'elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la troisième fois qu'il l'avait vue, comme elle lui répétait : "Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus souvent", il lui avait dit en riant, avec galanterie : "par peur de souffrir". Maintenant, hélas ! il arrivait encore parfois qu'elle lui écrivît d'un restaurant ou d'un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé ; mais c'était comme des lettres de feu qui le brûlaient. "C'est écrit de l'hôtel Vouillemont ? Qu'y peut-elle être allée faire ! Avec qui ? Que s'y est-il passé ?" Il se rappela les becs de gaz qu'on éteignait boulevard des Italiens quand il l'avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet - nuit d'un temps où il n'avait même pas à se demander s'il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu'elle n'avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui - appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s'en sont refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu'il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu'il dut baisser les yeux pour qu'on ne vît pas qu'ils étaient pleins de larmes. C'était lui-même.
Quand il l'eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l'autre lui-même qu'elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s'était dit souvent sans trop souffrir, "elle les aime peut-être", maintenant qu'il avait échangé l'idée vague d'aimer, dans laquelle il n'y a pas d'amour, contre les pétales du chrysanthème et l'en-tête de la Maison d'Or, qui, eux, en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s'il s'était vu à ce moment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu'il avait distingués le monocle qu'il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Marcel Proust
Du côté de chez Swann
1913
Le choc des souvenirs
- Les souvenirs reviennent violemment. Cette idée est soulignée par l'utilisation de "mais" et "tout à coup".
- Le champ lexical de l'apparition est important : "apparition", "apercevoir", lié à la vision qui arrive à lui : "s'approchait".
- Le choc avec le passé simple "fut" souligne l'idée de la violence.
- Les souvenirs qui lui reviennent sont liés à l'attente du personnage. Le mot "attente" est répété plusieurs fois de façon rapprochée.
Une "madeleine de Proust" : la musique
- La madeleine de Proust est le passage le plus célèbre du roman. C'est le moment où le narrateur se souvient du passé grâce au goût d'une madeleine. Ici, le schéma est le même. Le narrateur est ramené brusquement en arrière par une musique.
- Le "violon" et les "notes hautes" qu'il entend sont importants. C'est une "petite phrase de la sonate de Vinteuil" qui lui rappelle Odette. Il compare des souvenirs à une musique : "chanter", "refrains", "prétendus extraits".
- On note la répétition de l'expression "avant que", idée que tout allait bien avant, il arrivait à ne pas y penser. Après avoir écouté cela, "tous" les souvenirs "du temps où Odette" était épris de lui lui reviennent.
- Ces souvenirs sont contenus. On note le champ lexical lié à l'oubli : "oubliés", "invisibles", "enfermé". Ces souvenirs étaient dans les "profondeurs" de l'être, idée proustienne du souvenir enfoui en nous. La musique les a "trompés", ils reviennent aussi vivaces que quand le narrateur les avait vécus : "il se rappela", "il revit tout".
- Les souvenirs se retrouvent (titre : À la recherche du temps perdu) : "retrouva".
Le désespoir du narrateur
- Le personnage est en souffrance : "déchirante souffrance", "effort désespéré", "souffrance devenant trop vive", "dernières forces", "porter sa main à son cœur", "expirer", "douleurs", "angoisse", "terreur", "douloureux", "souffrir", "pleins de larmes", "pitié", "malheureux".
- C'est la souffrance de ne pas être avec Odette, de ne plus l'avoir pour lui. Le texte est très lyrique, de nombreux points d'exclamations soulignent l'émotion du personnage.
- Il y a une utilisation de l'interjection "Hélas".
- Les souvenirs reviennent "sans pitié", ils lui font prendre conscience de son "infortune présente".
Les souvenirs de l'amour
- Il y a une énumération de souvenirs. Ils reviennent tous d'un coup, sans ordre précis.
- Dans les souvenirs reviennent les "pétales neigeux" des "chrysanthèmes". La neige appartient au passé, c'est l'hiver, la mort. Pareillement, les chrysanthèmes sont des fleurs d'enterrement.
- Il se souvient des "impressions", des "habitudes", de "créations" et de souvenirs, il se rappelle des moments précis (il respire la fleur) et les expressions d'Odette ("rapprochement sourcils").
- Plusieurs répétitions d'expressions rappellent l'époque où il était avec Odette : "du temps où Odette", "rayon du temps d'amour", "ce printemps-là", "à ce moment-là".
Une opposition entre passé et présent
- Le bonheur est perdu. On note l'opposition entre "aujourd'hui" et "du temps où Odette", "rayon du temps d'amour", "ce printemps-là", "à ce moment-là". C'est une opposition entre "passé" et "présent".
- Le narrateur parle de "bonheur perdu".
- La passion est évoquée : "voluptueuse", "charme", "lettres de feu", "brûlaient", "désir passionné".
- Il se souvient de lui autrefois, de sa distance avec Odette. Il parle de l'amour comme d'une guerre qu'Odette a gagné. Il l'a laissée "pénétrer", il s'est laissé "fléchir", elle l'a "convaincu".
- Il dresse une opposition entre le "dégoût" présent d'Odette pour lui et son besoin d'elle : "si invincible", "si douloureux besoin" (insistance avec "si"). À l'époque, c'est elle qui voulait toujours le voir.
- Il avait pressenti son malheur présent : "par peur de souffrir".
- Il utilise le subjonctif imparfait en fin d'extrait.
Le paradoxe et l'impossibilité de retourner dans le temps
- Le narrateur explique bien qu'il avait déjà parlé de sa rupture, mais avec distance. Là, il vit les douleurs de l'amour. Il n'y était pas préparé. Il semble revivre tous les souvenirs, en même temps ce passé ne va "jamais revenir". On peut revivre de façon vivace le passé, mais pas y revenir (répétition de "jamais" dans le texte)
- Le bonheur est "perdu", "les portes sont fermées".
- La situation est paradoxale car la tristesse qu'il éprouve maintenant est plus forte que son amour pour Odette : "le charme d'Odette" / "formidable terreur, immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu'elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours !"
- C'est également paradoxal puisqu'il l'aime quand elle ne l'aime plus : "elle qui ne l'était plus jamais", et qu'il est jaloux "de lui-même", de l'homme qu'il a été et qu'elle aimait.
En quoi l'extrait est-il pathétique ?
I. La souffrance du personnage
II. L'amour perdu
III. L'impossibilité de revivre ce bonheur
En quoi cet extrait justifie-t-il le titre À la recherche du temps perdu ?
I. La musique, une madeleine de Proust
II. Le retour des souvenirs
III. Revivre le bonheur perdu
Comment le narrateur exprime-t-il sa douleur ?
I. Le choc des souvenirs
II. Le passé heureux
III. Le présent désespéré