Sommaire
IUn passage de conteIIL'orientalismeIIIUne critique de la justiceIVUn discours organisé et scientifiqueVZadig un personnage sageVIL'ironie voltairienneUn jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus précieux. "Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine ?" Zadig répondit modestement : "C'est une chienne, et non pas un chien." Vous avez raison, reprit le premier eunuque. - C'est une épagneule très petite, ajouta Zadig ; elle a fait depuis peu des chiens ; elle boîte du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très longues. - Vous l'avez donc vue ? dit le premier eunuque tout essoufflé. Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su si la reine avait une chienne.
Précisément dans le même temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'écurie du roi s'était échappé des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres officiers couraient après lui avec autant d'inquiétude que le premier eunuque après la chienne. Le grand veneur s'adressa à Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. "C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le mieux ; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit ; il porte une queue de trois pieds et demi de long ; les bossettes de son mors sont d'or à vingt-trois carats ; ses fers sont d'argent à onze deniers. - Quel chemin a-t-il pris ? où est-il ? demanda le grand veneur. - Je ne l'ai point vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler."
Le grand veneur et le premier eunuque ne doutèrent pas que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le firent conduire devant l'assemblée du grand Desterham, qui le condamna au knout, et à passer le reste de ses jours en Sibérie. À peine le jugement fût-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse nécessité de réformer leur arrêt ; mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende ; après quoi il fut permis à Zadig de plaider sa cause au conseil du grand Desterham ; il parla en ces termes :
"Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant, et beaucoup d'affinité avec l'or, puisqu'il m'est permis de parler devant cette auguste assemblée, je vous jure par Orosmade, que je n'ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui m'est arrivé : Je me promenais vers le petit bois où j'ai rencontré depuis le vénérable eunuque et le très illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jugé aisément que c'étaient celles d'un petit chien. Des sillons légers et longs imprimés sur de petites éminences de sable entre les traces des pattes m'ont fait connaître que c'était une chienne dont les mamelles étaient pendantes et qu'ainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sens différent, qui paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable à côté des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles ; très longues ; et comme j'ai remarqué que le sable était toujours moins creusé par une patte que par les trois autres, j'ai compris que la chienne de notre auguste reine était un peu boiteuse, si je l'ose dire."
"À l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me promenant dans les routes de ce bois, j'ai aperçu les marques des fers d'un cheval; elles étaient toutes à égales distances. Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. La poussière des arbres, dans une route étroite qui n'a que sept pieds de large, était un peu enlevée à droite et à gauche, à trois pieds et demi du milieu de la route. Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balayé cette poussière. J'ai vu sous les arbres qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tombées ; et j'ai connu que ce cheval y avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant à son mors, il doit être d'or à vingt-trois carats ; car il en a frotté les bossettes contre une pierre que j'ai reconnue être une pierre de touche, et dont j'ai fait l'essai. J'ai jugé enfin par les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux, d'une autre espèce, qu'il était ferré d'argent à onze deniers de fin."
Tous les juges admirèrent le profond et subtil discernement de Zadig ; la nouvelle en vint jusqu'au roi et à la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre, et dans le cabinet; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le brûler comme sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendît l'amende des quatre cents onces d'or à laquelle il avait été condamné. Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter ses quatre cents onces ; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets demandèrent des honoraires. Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop savant, et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qu'il avait vu.
Voltaire
Zadig
1747
Un passage de conte
- Plusieurs éléments permettent de dire qu'il s'agit d'un conte.
- On peut relever l'expression : "Un jour", semblable à une formule traditionnelle du conte.
- Les personnages choisis sont riches et nobles.
- Il y a le héros gentil et les méchants. Les personnages sont manichéens. Leur psychologie est sommaire. Il y a le roi, la reine, le grand veneur et le premier eunuque, les juges du grand Desterham et le héros Zadig.
- Zadig a toutes les qualités intellectuelles et morales.
- Le héros est sauvé au dernier moment. C'est une fin heureuse qui est proposée.
- On peut remarquer l'absence d'ancrage historique et géographique. L'univers décrit est imaginaire, c'est un monde avec des rois et des reines. L'époque est imprécise.
- Le texte est écrit à la troisième personne du singulier. Le narrateur externe est omniscient : "À peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la chienne."
L'orientalisme
- L'orientalisme est à la mode à l'époque de Voltaire. L'exotisme plaît beaucoup, cela fait rêver. Placer l'histoire dans un autre endroit permet surtout à Voltaire de prendre des libertés et de dénoncer efficacement l'injustice.
- "Babylone" est le nom de la ville.
- Les "onucs" sont les gardes du harem. Ces hommes sont castrés pour ne pas toucher aux femmes du harem.
- Le prénom du héros est oriental, Zadig.
- Le "Desterham" est un gouverneur perse.
- Le terme "Orosmade" désigne le principe du bien.
- Voltaire mentionne par contre le "roi" et la "reine" et non pas le sultan ou la sultane. Par ailleurs, il parle d'un chien "épagneul", de "palefrenier" et de "grand veneur". Il évoque aussi le "knout" et la "Sibérie", ce qui rappelle la Russie. Ces termes renvoient à l'Europe.
- Ainsi, Voltaire plante le décor en Orient, mais sa critique s'adresse à l'Europe.
Une critique de la justice
- Dans cette scène, Voltaire dénonce l'injustice.
- Les accusateurs de Zadig avancent des arguments qui ne sont pas fondés. Ainsi, ils assurent que la chose est évidente sans essayer de prouver en quoi : "ne doutèrent pas", "évidente".
- Zadig est condamné sans avoir été jugé.
- Zadig n'a pas d'avocat.
- Il n'y a que des témoins contre Zadig. On les croit sur parole.
- C'est une parodie de procès. Voltaire dénonce une justice injuste. L'auteur s'inspire ici du jugement de Calas. L'affaire Calas est célèbre. Jean Calas était un homme protestant. Il avait été injustement accusé d'avoir assassiné son fils. Il fut condamné à mort. Voltaire se battit pour qu'il soit réhabilité.
- Zadig est ainsi accusé d'un crime qu'il n'a pas commis. Ses juges le condamnent simplement sur leur "intime conviction".
- Le seul crime de Zadig est son intelligence. Il est capable de décrire la chienne sans l'avoir vue, car il raisonne bien. S'il sait comment elle est, il l'a volée. Ce raisonnement des juges est absurde.
Un discours organisé et scientifique
- Zadig se montre très convaincant. C'est un discours organisé qu'il déclame.
- On peut remarquer des marques de l'oralité : la longue apostrophe du début, les pronoms personnels "je" et "vous", le présentatif "voilà".
- Zadig capte l'attention jusqu'à "voilà ce que m'est arrivé". Cela donne envie de l'écouter.
- Il expose les faits, puis son raisonnement.
- D'abord il cherche à convaincre. À la fin, il utilise le registre pathétique pour émouvoir et donc persuader.
- La démonstration est presque scientifique et basée sur l'observation et l'expérience : "j'ai vu", "j'ai jugé", "j'ai remarqué", "j'ai compris".
- Le discours est précis, avec beaucoup d'adjectifs ou de subordonnées relatives.
- Les mesures mathématiques données sont précises : "égale distance", "sept pieds de large", "trois pieds et demi", "cinq pieds de haut", "23 carats", "onze deniers de fin".
- On peut remarquer l'utilisation de nombreux connecteurs logiques : "puisque", "ainsi", "car".
Zadig un personnage sage
- Zadig est admiré même par ses accusateurs : "tous les juges admirèrent".
- On trouve une hyperbole : "on ne parlait que de Zadig".
- On peut remarquer une gradation qui souligne sa renommée : il est d'abord question d'antichambre, de chambre puis de cabinet.
- Le roi est de son côté.
- On trouve le champ lexical de la sagesse : "profond et subtil discernement", "sorcier", "trop savant".
L'ironie voltairienne
- Voltaire fait preuve de beaucoup d'ironie. Il exagère pour mieux dénoncer.
- Le serment de Zadig est drôle, il parodie le vrai serment des accusés. Il jure qu'il a dit la vérité, alors qu'un accusé doit jurer qu'il va la dire.
- Zadig parle avec un respect démesuré aux juges. Voltaire exagère ce respect pour mieux dire que les juges ne le méritent pas.
- On perçoit du respect dans la façon dont il s'adresse à eux : "si j'ose dire".
- On peut remarquer les hyperboles utilisées pour décrire les juges : "Étoiles de justice, abîmes de science, miroirs de vérité qui avez la pesanteur du plomb, la dureté du fer, l'éclat du diamant".
- Voltaire condamne la rapidité du procès en utilisant de nombreux points-virgules.
Il écrit également : "à peine".
Que dénonce Voltaire ?
I. Une parodie de procès
II. Un coupable innocent
III. Une dénonciation du système judiciaire
Quels outils Voltaire utilise-t-il pour dénoncer l'injustice ?
I. Un passage de conte : amuser le lecteur
II. L'orientalisme : une critique déguisée
III. Une parodie de procès : l'ironie voltairienne
En quoi ce passage rappelle-t-il les contes ?
I. Un lieu imaginaire et une époque imprécise
II. L'orientalisme pour faire rêver
III. Des personnages manichéens