Sommaire
IL'affaire CalasIIL'apparente humilitéIIIUn homme assuréIVUn exposé logique parfaitement absurdeVDes moyens tyranniquesVILa justification du massacre : l'ironie de VoltaireMon Révérend Père,
J'obéis aux ordres que Votre Révérence m'a donnés de lui présenter les moyens les plus propres de délivrer Jésus et sa Compagnie de leurs ennemis. Je crois qu'il ne reste plus que cinq cent mille huguenots dans le royaume, quelques-uns disent un million, d'autres quinze cent mille ; mais en quelque nombre qu'ils soient, voici mon avis, que je soumets très humblement au vôtre, comme je le dois.
1° Il est aisé d'attraper en un jour tous les prédicants et de les pendre tous à la fois dans une même place, non seulement pour l'édification publique, mais pour la beauté du spectacle.
2° Je ferais assassiner dans leurs lits tous les pères et mères, parce que si on les tuait dans les rues, cela pourrait causer quelque tumulte ; plusieurs même pourraient se sauver, ce qu'il faut éviter sur toute chose. Cette exécution est un corollaire nécessaire de nos principes : car, s'il faut tuer un hérétique, comme tant de grands théologiens le prouvent, il est évident qu'il faut les tuer tous.
3° Je marierais le lendemain toutes les filles à de bons catholiques, attendu qu'il ne faut pas dépeupler trop l'État après la dernière guerre ; mais à l'égard des garçons de quatorze et quinze ans, déjà imbus de mauvais principes, qu'on ne peut se flatter de détruire, mon opinion est qu'il faut les châtrer tous, afin que cette engeance ne soit jamais reproduite. Pour les autres petits garçons, ils seront élevés dans vos collèges, et on les fouettera jusqu'à ce qu'ils sachent par cœur les ouvrages de Sanchez et de Molina.
4° Je pense, sauf correction, qu'il en faut faire autant à tous les luthériens d'Alsace, attendu que, dans l'année 1704, j'aperçus deux vieilles de ce pays-là qui riaient le jour de la bataille d'Hochstedt.
5° L'article des jansénistes paraîtra peut-être un peu plus embarrassant : je les crois au nombre de six millions au moins ; mais un esprit tel que le vôtre ne doit pas s'en effrayer. Je comprends parmi les jansénistes tous les parlements, qui soutiennent si indignement les libertés de l'Église gallicane. C'est à Votre Révérence de peser, avec sa prudence ordinaire, les moyens de vous soumettre tous ces esprits revêches. La conspiration des poudres n'eut pas le succès désiré, parce qu'un des conjurés eut l'indiscrétion de vouloir sauver la vie à son ami ; mais, comme vous n'avez point d'ami, le même inconvénient n'est point à craindre : il vous sera fort aisé de faire sauter tous les parlements du royaume avec cette invention du moine Schwartz, qu'on appelle pulvis pyrius. Je calcule qu'il faut, l'un portant l'autre, trente-six tonneaux de poudre pour chaque parlement, et ainsi, en multipliant douze parlements par trente-six tonneaux, cela ne compose que quatre cent trente-deux tonneaux, qui, à cent écus pièce, font la somme de cent vingt-neuf mille six cents livres : c'est une bagatelle pour le révérend père général.
Les parlements une fois sautés, vous donnerez leurs charges à vos congréganistes, qui sont parfaitement instruits des lois du royaume.
6° Il sera aisé d'empoisonner M. le cardinal de Noailles, qui est un homme simple, et qui ne se défie de rien.
Votre Révérence emploiera les mêmes moyens de conversion auprès de quelques évêques pénitents ; leurs évêchés seront mis entre les mains des jésuites, moyennant un bref du pape : alors tous les évêques étant du parti de la bonne cause, et tous les curés étant habilement choisis par les évêques, voici ce que je conseille, sous le bon plaisir de Votre Révérence.
7° Comme on dit que les jansénistes communient au moins à Pâques, il ne serait pas mal de saupoudrer les hosties de la drogue dont on se servit pour faire justice de l'empereur Henri VII. Quelque critique me dira peut-être qu'on risquerait, dans cette opération, de donner aussi la mort-aux-rats aux molinistes : cette objection est forte ; mais il n'y a point de projet qui n'ait des inconvénients, point de système qui ne menace ruine par quelque endroit. Si on était arrêté par ces petites difficultés, on ne viendrait jamais à bout de rien ; et d'ailleurs, comme il s'agit de procurer le plus grand bien qu'il soit possible, il ne faut pas se scandaliser si ce grand bien entraîne après lui quelques mauvaises suites, qui ne sont de nulle considération.
Nous n'avons rien à nous reprocher : il est démontré que tous les prétendus réformés, tous les jansénistes, sont dévolus à l'enfer ; ainsi ne faisons que hâter le moment où ils doivent entrer en possession.
Il n'est pas moins clair que le paradis appartient de droit aux molinistes : donc, en les faisant périr par mégarde et sans aucune mauvaise intention, nous accélérons leur joie ; nous sommes dans l'un et l'autre cas les ministres de la Providence.
Quant à ceux qui pourraient être un peu effarouchés du nombre, Votre Paternité pourra leur faire remarquer que depuis les jours florissants de l'Église jusqu'à 1707, c'est-à-dire depuis environ quatorze cents ans, la théologie a procuré le massacre de plus de cinquante millions d'hommes ; et que je ne propose d'en étrangler, ou égorger, ou empoisonner, qu'environ six millions cinq cent mille.
On nous objectera peut-être encore que mon compte n'est pas juste, et que je viole la règle de trois : car, dira-t-on, si en quatorze cents ans il n'a péri que cinquante millions d'hommes pour des distinctions, des dilemmes et des antilemmes théologiques, cela ne fait par année que trente-cinq mille sept cent quatorze personnes avec fraction, et qu'ainsi je tue six millions quatre cent soixante-quatre mille deux cent quatre-vingt-cinq personnes de trop avec fraction pour la présente année.
Mais, en vérité, cette chicane est bien puérile ; on peut même dire qu'elle est impie : car ne voit-on pas, par mon procédé, que je sauve la vie à tous les catholiques jusqu'à la fin du monde ?
On n'aurait jamais fait, si on voulait répondre à toutes les critiques. Je suis avec un profond respect de Votre Paternité,
Le très humble, très dévot et très doux R…,
natif d'Angoulême, préfet de la Congrégation.
Voltaire
Traité sur la tolérance
1763
L'affaire Calas
- Il est question de l'affaire Calas : le 12 octobre 1761, Marc-Antoine Calas, fils aîné d'un commerçant protestant, est retrouvé pendu dans le magasin de son père. On ne saura jamais si c'était un suicide ou un meurtre.
- Dès le début, le père est accusé, mais simplement car il est protestant. S'ensuit une vague d'anti-protestantisme en France. Le fils voulait devenir catholique. Il devient un martyr.
- Sans aucune preuve, le père est condamné à mort. Après avoir été torturé, il est étranglé et brûlé.
- Voltaire est convaincu de l'innocence de Jean Calas. Le Traité sur la Tolérance est la preuve de son engagement contre le fanatisme. Seule la rumeur a condamné le père.
- Le discours tenu dans ce texte est ironique. Voltaire donne la parole à un personnage fictif, qui défend la thèse adverse à celle défendue par le philosophe. Ce personnage entend éradiquer définitivement le protestantisme.
L'apparente humilité
- Le locuteur fictif insiste sur son humilité : "J'obéis aux ordres", "mon avis que je soumets très humblement au vôtre", "comme je le dois", "Je pense, sauf correction".
- On perçoit l'hypocrisie de l'homme qui se cache derrière sa fonction pour ne pas devoir assumer sa responsabilité.
- Pourtant il prend un certain plaisir à satisfaire les ordres : "Je ferais assassiner".
- Il donne son opinion : "Je pense qu'il en faut faire autant à tous les luthériens".
Un homme assuré
- Il n'a aucun doute. Il est sûr d'avoir raison : "délivrer Jésus et sa compagnie".
- Il ne se demande jamais s'il faut tuer, mais comment tuer.
- Aucun débat n'est envisagé avec les protestants.
- Il est sûr de ses méthodes : "en quelque nombre qu'ils soient".
- Il pense que ce sera facile : "il est aisé d'attraper".
- Il assure que ce sera fait rapidement : "en un jour tous les prédicants" / "Je marierais le lendemain toutes les filles".
Un exposé logique parfaitement absurde
- Le texte est un exposé logique d'extermination des protestants.
- Les paragraphes sont numérotés : 1°/2°/3°/4°.
- Il n'y a pas d'émotion ni aucune pitié : "il faut les châtrer tous".
- Les raisonnements sont rigoureux, le locuteur fictif insiste sur la logique. On relève un grand nombre de mots de liaison.
- La proposition est d'autant plus choquante qu'elle est dénuée de sentiments et proposée de façon logique : "assassiner dans leur lit [...] parce que [...] cela pourrait causer quelque tumulte". Il parle aussi de mariages forcés des filles.
- Le raisonnement est terrifiant, il veut faire pareil avec les luthériens car "deux vieilles riaient".
- C'est un raisonnement logique "si [...] alors" devient absurde : "s'il faut tuer un hérétique [...], il est évident qu'il faut les tuer tous".
Des moyens tyranniques
- Le personnage se montre terrifiant.
- Il est sadique : "pour la beauté du spectacle". C'est un argument important pour le locuteur fictif.
- Lâche, il veut tuer des gens qui ne peuvent pas se battre : "assassiner dans leur lit tous les pères et mères".
- Il se montre tyrannique avec le mariage forcé, la castration des garçons et l'endoctrinement des enfants.
- Il est aussi extrêmement violent : "on les fouettera jusqu'à ce qu'ils sachent par cœur les ouvrages de Sanchez et Molina".
- Il fait preuve d'une folie meurtrière : d'abord il veut tuer les ministres, puis les fidèles, puis il pense aux générations futures et inclut l'Alsace dans ses plans meurtriers.
La justification du massacre : l'ironie de Voltaire
- Évidemment, Voltaire se montre ici ironique.
- Il présente le locuteur fictif comme un homme terrifiant et tyrannique.
- Il dénonce l'intolérance du personnage qui parle d'êtres humains comme s'ils étaient des animaux.
- L'ironie est visible car ce massacre est rattaché à la religion. Le locuteur fictif se compare presque à Jésus, ce qui est un sacrilège.
- Les raisons avancées pour le massacre sont absurdes : "de grands théologiens prouvent qu'il faut tuer un hérétique" et le rire des vieilles dames.
Quel portrait Voltaire fait-il du locuteur fictif ?
I. L'apparence de l'humilité
II. Un homme tyrannique
III. Un idiot
Comment Voltaire dénonce-t-il le fanatisme ?
I. Une lettre qui a l'apparence de l'argumentation
II. Un raisonnement absurde
III. L'ironie de Voltaire
En quoi les propos du locuteur fictif sont-ils choquants ?
I. Une lettre logique et scientifique
II. La folie meurtrière
III. Des raisons absurdes