Sommaire
IL'immoralité des colonsIIUne redéfinition du sauvageIIIUne critique de la propriétéIVUn discours polémiqueVL'inversion des regardsVILe bonheurAu départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, et dit :
"Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ci soit de l'arrivée, et lion du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois que vous voulez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. Tahitiens ! ô mes amis ! vous auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous eu donner le conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent."
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : "Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là, dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir ? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Vous êtes deux enfants de la nature ; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas sur toi ? Tu es venu ; nous sommes-nous jetés sur ta personne ? avons-nous pillé ton vaisseau ? t'avons-nous saisi et exposé aux flèches de nos ennemis ? t'avons-nous associé dans nos champs au travail de nos animaux ? Nous avons respecté notre image en toi. Laisse nous nos mœurs ; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons.
Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quai nous vêtir. Tu es entré dans nos cabaties, qu'y manque-t-il, à ton avis ? Poursuis jusqu'où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie ; mais permets à des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, titre des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler ? Quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras ; laisse-nous reposer : ne nous entête là de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques."
Denis Diderot
Supplément au voyage de Bougainville
1796
L'immoralité des colons
- Diderot qualifie les hommes civilisés de "méchants".
- Le champ lexical de la cruauté est associé aux colons : "enchaîner", "égorger", "assujettir", "se haïr", "asservir".
- Le champ lexical de la violence est associé aux colons : "funeste avenir", "fureurs inconnues", "folles", "féroces", "teintes de sang".
- De nombreuses répétitions et énumérations insistent sur l'étendue de la cruauté et de la violence des colons.
- Ce texte propose une peinture péjorative de la colonisation.
- C'est un vol : "Ce pays est à nous. Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ?". Les colons sont donc des voleurs qui se sont approprié une terre par la force. Leur pouvoir est illégitime.
- Les colons n'ont obtenu ce pays que par la violence, leur supériorité n'est que dans la guerre, pas dans l'intelligence : "vous enchaîne, vous égorge", "le fer qui pend au côté de celui-là", "cette lame de métal".
Une redéfinition du sauvage
- Diderot redéfinit le terme de "sauvage".
- Les colons sont peints comme cruels et violents. Ils sont dits civilisés mais se comportent comme des monstres.
- Les Tahitiens rejettent les coutumes européennes : "nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières".
- Les colons qualifient les Tahitiens de sauvages alors que ce sont eux qui se montrent barbares en assujettissant un peuple.
- Le portrait fait des colons, des Européens, est en contradiction avec l'idée qu'ils sont civilisés, supérieurs et bons. Au contraire, ils sont des personnages négatifs.
- Le vieil homme tahitien paraît sage.
- Il y a donc une redéfinition du terme "sauvage", les colons apparaissant comme les véritables sauvages.
Une critique de la propriété
- Dans ce texte, Diderot remet en question l'idée de propriété.
- Les colons se sont approprié des terres en les volant. Ils ont méprisé les hommes qui étaient là avant eux : "sommes-nous digne de mépris".
- La propriété crée la hiérarchie et la jalousie.
- Le vieil homme dénonce le comportement des colons : "ce pays est à toi ? Et pourquoi ?". La situation des colons devient illégitime.
- La propriété entraîne l'injustice et crée la haine : "allument des fureurs inconnues", "femmes folles", "féroces", "haïr".
- La propriété prive certains êtres de leur liberté, elle est donc responsable de l'esclavage : "le titre de notre futur esclavage", "esclaves", "tu veux nous asservir", "défendre notre liberté".
- La propriété engendre les vices : "vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices", "aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux".
Un discours polémique
- Ce texte est polémique. Diderot s'adresse à Bougainville à travers le vieil homme : "Puis s'adressant à Bougainville".
- On peut noter l'utilisation de la seconde personne du singulier : "Et toi", "tu ne peux". Cela peut être perçu comme de l'irrespect à l'égard de Bougainville car ce n'est pas une marque de respect. Cela souligne surtout que la hiérarchie n'existe pas chez le Tahitiens.
- On peut relever des procédés oratoires, notamment de nombreuses questions rhétoriques : "Tu n'es ni un dieu, ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ?", "Ce pays est aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ?".
- Ce n'est pas un débat mais un réquisitoire contre les colons.
- La ponctuation est expressive : on trouve de nombreuses exclamations et interrogations.
- Le vieillard insulte les colons : "chef des brigands", "brute".
- Le discours est structuré et argumenté. Le vieillard rappelle le début de la colonisation, avec le vaisseau. Il décrit la façon dont vivaient les Tahitiens avant : "Ici tout est à tous", "Nous sommes libres".
- L'arrivée des colons est violente et intrusive : "tu es entré dans nos cabanes."
- On peut remarquer le recours au présent de vérité générale : "Tu n'es ni un dieu, ni un démon", "Tout ce qui est nécessaire et bon, nous le possédons".
- On trouve des connecteurs logiques qui structurent le discours : "et", "donc", "lorsque".
L'inversion des regards
- La technique qu'utilise Diderot dans cet extrait est celle de l'inversion des regards. En choisissant de renverser les rôles traditionnellement attribués à son époque aux colons et aux natifs, il fait des hommes dits "sauvages" des sages, et des colons des sauvages.
- Cela permet à Diderot de faire l'éloge de la société tahitienne en s'appuyant sur le mythe du bon sauvage.
- Le discours du Tahitien montre que son peuple accorde de l'importance aux choses simples. Ce qui compte, c'est le bonheur, l'innocence et la tranquillité. Ils suivent leur "pur instinct de la nature".
- La société des Tahitiens est meilleure, elle est plus saine. Ils sont plus proches de la nature, et donc plus heureux : "nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre bonheur".
- C'est une société innocente qui rappelle l'Homme avant la chute du jardin d'Éden.
- La société tahitienne base sa culture sur les principes de liberté et de tolérance : "nous sommes libres", "défendre sa liberté et mourir".
- La société occidentale est mauvaise comparée à la société des Tahitiens : "Laisse-nous nos mœurs ; elles sont plus sages que les tiennes ; nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles lumières".
- C'est une remise en cause de l'ethnocentrisme occidental.
- On peut relever l'utilisation de procédés d'inversion des regards. Diderot donne la parole au vieillard, donc aux esclaves, aux victimes. Il leur redonne leur humanité.
- On peut remarquer de nombreux parallélismes syntaxiques et des oppositions.
Le bonheur
- La société tahitienne semble connaître le bonheur.
- Le présent de vérité générale est utilisé pour décrire leur condition : "Nous sommes innocents, nous sommes heureux", "Nous sommes libres".
- Les Tahitiens n'ont besoin de rien : "Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons".
- Dans leur société, il n'est pas question de propriété : "Ici, tout est à tous."
- Il n'est pas non plus question de mariage : "Nos femmes et nos filles nous sont communes".
- La société tahitienne semble respecter les trois valeurs qui seront le symbole de la Révolution française, et qui étaient chères aux philosophes des Lumières : la liberté, l'égalité, la fraternité.
- La société décrite par Diderot est une société utopique.
Comment Diderot condamne-t-il l'esclavage ?
I. Le processus d'inversion des regards
II. La colonisation, un vol
III. Les colons, des êtres violents et cruels
Contre quelles valeurs le vieillard se dresse-t-il et quelles valeurs prône-t-il ?
I. Une dénonciation de la propriété
II. Un éloge du bonheur simple
III. Une société égalitaire
Quels sont les outils de l'argumentation ?
I. Le processus d'inversion des regards
II. Le registre polémique
III. Un portrait peu élogieux des colons