Sommaire
ILe genre de l'essaiIIUn texte humanisteIIILa cultureIVUn texte argumentatifVLa critique de l'EuropeOr je trouve, pour revenir à mon propos, qu'il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n'avons autre mire de la vérité et de la raison que l'exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que nature, de soi et de son progrès ordinaire, a produits : là où, à la vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournés de l'ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages. En ceux-là sont vives et vigoureuses les vraies et plus utiles et naturelles vertus et propriétés, lesquelles nous avons abâtardies en ceux-ci, et les avons seulement accommodées au plaisir de notre goût corrompu. Et si pourtant, la saveur même et délicatesse se trouve à notre goût excellente, à l'envi des nôtres, en divers fruits de ces contrées à sans culture. Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère Nature. Nous avons tant rechargé la beauté et richesse de ses ouvrages par nos inventions que nous l'avons du tout étouffée. Si est-ce que, partout où sa pureté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises.
Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, sa contexture, sa beauté et l'utilité de son usage, non pas la tissure de la chétive araignée. Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par la fortune, ou par l'art ; les plus grandes et plus belles, par l'une ou l'autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière.
Ces nations me semblent donc ainsi barbares, pour avoir reçu fort peu de leçon de l'esprit humain, et être encore fort voisines de leur naïveté originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c'est en telle pureté, qu'il me prend quelquefois déplaisir de quoi la connaissance n'en soit venue plus tôt, du temps qu'il y avait des hommes qui en eussent su juger mieux que nous.
Michel de Montaigne
Essais
XVIe siècle
Le genre de l'essai
- L'essai est un texte argumentatif dans lequel l'auteur s'essaye sur différents sujets en proposant un avis personnel. Montaigne est connu comme étant le précurseur de ce genre en publiant ses Essais présentant son avis personnel et argumenté.
- La particularité des Essais de Montaigne est qu'ils suivent le fil des pensées de leur auteur comme le suggère la première phrase : "Or je trouve, pour en revenir à mon propos".
- Montaigne adopte le ton de la conversation car l'essai est une forme libre progressant à travers les digressions de son auteur, en suivant le fil de ses pensées.
- Les essais prennent toujours appui sur des observations personnelles ou, si elles ne peuvent l'être, sur des témoignages directs : "à ce qu'on m'en a rapporté". Cela permet des observations précises, mandatées par l'auteur lui-même. Ici, Montaigne souhaitait en apprendre davantage sur le Nouveau Monde.
- L'auteur s'implique dans ses textes et aux côtés des lecteurs, comme l'indiquent les pronoms personnels employés : "Nous", "notre", "des nôtres", "nos". Il fait du lecteur un interlocuteur potentiel avec lequel il dialogue sans adopter le statut de l'homme savant, supérieur aux autres.
Un texte humaniste
- Montaigne s'intéresse aux habitants du Nouveau Monde avec un intérêt bienveillant propre aux humanistes du XVIe siècle. Ces derniers placent l'Homme au centre de leurs préoccupations. Ils prennent appui sur la célèbre phrase de Térence, dramaturge latin : "je suis homme et rien de ce qui est humain ne m'est étranger."
- Les habitants du Nouveau Monde qui vient alors d'être découvert sont désignés à travers des démonstratifs : "cette", "ces", "ces-là". Ils manifestent l'éloignement en même temps qu'ils mettent en relief "ces nouvelles terres" découvertes.
- Cette idée est également illustrée à travers la gradation : "cette nation", "nouvelles terres", "monde". L'ensemble du texte est construit sur un élargissement progressif.
- Enfin, aucun terme négatif n'est employé pour désigner ces habitants, il s'agit véritablement d'une curiosité bienveillante à leur égard, il n'y a aucun jugement venant de la part de Montaigne.
La culture
- Montaigne aborde la question de l'autre en partant d'une observation : "il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, [...] sinon que chacun appelle barbarie ce qui n'est pas de son usage". Cette idée pourrait être reformulée sous la forme d'une interrogation : les "cannibales" sont-ils inférieurs ou inhumains car ils ne partagent pas les codes de la culture européenne ? Cette idée renvoie aux codes d'un pays que Montaigne appelle la "mire". C'est un modèle tout relatif qui a pour conséquence de réduire le champ de vision.
- Montaigne propose une définition du terme "sauvage" qui est répété à de nombreuses reprises dans le texte. Selon lui, il s'agit des "fruits que la nature […] a produits".
- Pour proposer cette définition, il prend appui sur ses connaissances liées à la culture latine. En effet, le mot sauvage vient du latin silvaticus qui signifie "fait pour la nature". Il n'y a donc rien de négatif, étymologiquement, dans ce terme. Il procède de même pour le terme "barbare" qui vient du grec barbaros désignant tout ceux qui ne sont pas grecs. En prenant appui sur les origines des termes employés, Montaigne supprime toute connotation péjorative.
Un texte argumentatif
- Pour convaincre le lecteur, Montaigne structure clairement sa démonstration en annonçant sa thèse dès la première ligne : "il n'y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu'on m'en a rapporté, sinon que chacun appelle barbare ce qui n'est pas de son usage". Il critique l'ethnocentrisme des Européens qui rejettent sans connaître tout ce qui ne correspond pas à leurs règles et leurs codes.
- Montaigne utilise la stratégie argumentative de la démonstration en s'appuyant sur les préjugés européens et en les réfutant efficacement : "il n'y a rien de barbare".
- Il développe ensuite l'opposition entre la nature et la culture en accentuant l'aspect positif de la nature sur la culture. Ensuite, il prend appui sur des exemples et des arguments d'autorité précis afin d'illustrer ses propos : "Toutes choses, dit Platon, sont produites par la nature ou par la fortune, ou par l'art ; les plus grandes et plus belles, par l'une ou l'autre des deux premières ; les moindres et imparfaites, par la dernière."
- Enfin, il s'implique personnellement lors de la conclusion : "je", "me" et le verbe "regrette" en témoignent.
- Afin de renforcer encore son argumentaire, Montaigne prend appui sur des éléments stylistiques persuasifs comme des modalisateurs : "comme de vrai", "toujours", "à la vérité". Il utilise des formules emphatiques grâce aux présentatifs : "ce qui sont", "ceux que", "en ceux-là" mais également des adverbes et formules intensives : "merveilleuse", "telle pureté", "la parfaite".
La critique de l'Europe
- Montaigne attire l'attention du lecteur sur le langage qui peut être dangereux car polysémique : "chacun appelle", "de même que nous appelons sauvage", "nous devons appeler". Le lecteur est invité par Montaigne à la vigilance, il doit faire preuve de scepticisme et remettre en cause le langage, ses conceptions et tout ce qui lui est transmis en veillant à toujours revenir au sens originel des mots afin de ne pas se détourner de la vérité.
- Ensuite, l'auteur oppose la nature et la culture. Tous les termes associés à la nature sont positifs : "grande et puissante nature", "fuit", "progrès ordinaire", "vives et vigoureuses", "utiles et naturelles vertus et propriétés".
- Les termes renvoyant à la culture sont négatifs : "police", "propriétés", "religions", "usages", "nos efforts", "Artifice", "goût corrompu", "vaines et frivoles entreprises", "surcharge étouffée", "abâtardie", "altérés", "détournés", "honte".
- L'image de la nature, mère nourricière des hommes, s'oppose à la culture trop artificielle se détournant du vrai et du beau.
Quelles sont les cibles de Montaigne dans cet extrait ?
I. Le manque d'ouverture
II. L'ethnocentrisme
III. La manipulation par le langage
Quelle stratégie argumentative Montaigne emploie-t-il ?
I. Une démonstration rigoureuse
II. Une critique du comportement européen
III. Une habile rhétorique
En quoi ce texte est-il polémique ?
I. Une nouvelle vision du "sauvage"
II. Une grande ouverture d'esprit
III. Une critique des comportements européens
En quoi ce texte est-il caractéristique de l'essai ?
I. Un avis personnel
II. Une argumentation basée sur des faits réels
III. Un avis argumenté