Sommaire
ILe genre du conteIIL'ironie et l'indignation de VoltaireIIIUne armée ridiculeIVUne critique de la guerre et de l'ÉgliseUn généalogiste prouve à un prince qu'il descend en droite ligne d'un comte dont les parents avaient fait un pacte de famille, il y a trois ou quatre cents ans avec une maison dont la mémoire même ne subsiste plus. Cette maison avait des prétentions éloignées sur une province dont le dernier possesseur est mort d'apoplexie : le prince et son conseil concluent sans difficulté que cette province lui appartient de droit divin. Cette province, qui est à quelques centaines de lieues de lui, a beau protester qu'elle ne le connaît pas, qu'elle n'a nulle envie d'être gouvernée par lui ; que, pour donner des lois aux gens, il faut au moins avoir leur consentement : ces discours ne parviennent pas seulement aux oreilles du prince, dont le droit est incontestable. Il trouve incontinent un grand nombre d'hommes qui n'ont rien à perdre ; il les habille d'un gros drap bleu à cent dix sous l'aune, borde leurs chapeaux avec du gros fil blanc, les fait tourner à droite et à gauche et marche à la gloire.
Les autres princes qui entendent parler de cette équipée y prennent part, chacun selon son pouvoir, et couvrent une petite étendue de pays de plus de meurtriers mercenaires que Gengis Khan, Tamerlan, Bajazet n'en traînèrent à leur suite.
Des peuples assez éloignés entendent dire qu'on va se battre, et qu'il y a cinq à six sous par jour à gagner pour eux s'ils veulent être de la partie : ils se divisent aussitôt en deux bandes comme des moissonneurs, et vont vendre leurs services à quiconque veut les employer.
Ces multitudes s'acharnent les unes contre les autres, non seulement sans avoir aucun intérêt au procès, mais sans savoir même de quoi il s'agit.
Il se trouve à la fois cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq, se détestant toutes également les unes les autres, s'unissant et s'attaquant tour à tour ; toutes d'accord en seul point, celui de faire tout le mal possible.
Le merveilleux de cette entreprise infernale, c'est que chaque chef des meurtriers fait bénir ses drapeaux et invoque Dieu solennellement avant d'aller exterminer son prochain.
Voltaire
Dictionnaire philosophique portatif
1764
Le genre du conte
- Cet article peut se lire comme un conte, il en a les caractéristiques.
- Il est question de personnages nobles : "princes" et "comte".
- Les contextes géographique et temporel ne sont pas précisés.
- On peut remarquer la présence de beaucoup d'articles indéfinis : "un généalogiste", "un prince", "une maison", "une province".
- La composition de cet article est semblable à celle d'un conte avec des paragraphes courts et simplement écrits. On peut remarquer l'anaphore de "cette maison", "cette province" et "ces multitudes". Les événements semblent s'enchaîner rapidement. On peut noter l'absence de subordination et de coordination, ce qui donne l'impression d'un enchaînement inéluctable.
- Le prince est le héros de l'histoire. Lui et ses hommes portent de beaux vêtements : "un gros drap bleu", "le gros fil blanc".
- L'imprécision par rapport au lieu et à l'époque ("il y a trois ou quatre cents ans") est une marque du merveilleux.
L'ironie et l'indignation de Voltaire
- Voltaire utilise l'ironie pour tourner en dérision ceux qui font la guerre.
- Les opérations militaires sont comme un jeu, métaphore filée du jeu : "une équipée", "une partie", "bandes", "tantôt […] cinq".
- Certains termes donnent une impression de violence : "s'acharnent", "le plus de mal possible", "exterminer son prochain".
- On peut remarquer l'antiphrase : "le merveilleux de cette entreprise infernale".
- On peut noter une polyphonie énonciative : "celui de faire tout le mal possible".
- De nombreux adjectifs qualificatifs sont utilisés.
- Les princes sont des tyrans illégitimes qui massacrent leur peuple en les envoyant à la guerre.
- Voltaire tourne au ridicule les affirmations du généalogiste : "prouve", "en droite ligne". En contradiction avec les approximations : "éloignés","trois ou quatre cents ans", "quelques centaines de lieues".
- L'auteur utilise des périphrases pour cacher la vérité : les mercenaires sont des "hommes qui n'ont rien à perdre", leur vêtement "un gros drap bleu". La guerre est illustrée à travers les expressions : "entendent parler", "entendent dire". On perçoit l'idée d'une maladie qui se répand par ouï-dire.
Une armée ridicule
- Voltaire fait des guerriers des marionnettes qui ne réfléchissent pas et se battent sans aucune raison, comme des enfants cruels.
- Voltaire décrit les guerriers comme des "meurtriers", le terme est d'ailleurs répété.
- On peut remarquer une allitération en "r" qui rappelle la violence de la guerre : "meurtriers mercenaires", "se battre".
- Voltaire parle des guerriers comme s'ils étaient des pantins : ils "s'acharnent", "sans savoir même de quoi il s'agit". L'absurdité de la guerre est mise en évidence.
- Voltaire utilise le terme "se détester". Les soldats se battent donc sans raison, simplement parce qu'ils ne s'apprécient pas.
- Cet article propose une critique de la philosophie optimiste de Leibniz. Ce dernier disait : "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles". Voltaire parodie cette phrase en disant que le but des soldats est de "faire tout le mal possible".
Une critique de la guerre et de l'Église
- Voltaire ici critique la guerre. Elle n'est qu'un jeu. Chaque prince veut être "de la partie". Personne ne sait pourquoi on se bat.
- Les soldats sont vus par les princes comme une masse informe et anonyme : "les autres princes", "des peuples", "ces multitudes", "un grand nombre d'hommes", "cinq ou six puissances belligérantes, tantôt trois contre trois, tantôt deux contre quatre, tantôt une contre cinq".
- Les hommes se battent pour de l'argent : "cinq ou six sous par jour".
- Voltaire condamne les gouvernements qu'il juge irresponsables car ils poussent à la guerre. C'est l'arrogance des princes qui entraîne la guerre, ils ne se battent pas pour le bien de leur peuple mais pour l'honneur de leur "lignée".
- Le généalogiste est montré comme cupide et ne s'intéressant qu'à ses intérêts.
- Voltaire surtout condamne l'Église qu'il juge responsable de la guerre. L'Église justifie la guerre. Il est question de bénédiction de drapeaux et de chants religieux.
- L'Église ne répand pas les valeurs chrétiennes, elle pousse au contraire à l'intolérance.
- Cet article de dictionnaire est en fait un apologue : c'est une petite histoire avec une visée argumentative et une morale.
- Voltaire se fait moraliste. Il donne des leçons, critiquant l'armée, les princes et l'Église. Il rappelle que les princes devraient protéger leurs peuples et l'Église répandre le message de paix et d'amour de la Bible.
Comment Voltaire dénonce-t-il la guerre ?
I. Une armée ridicule
II. L'ironie voltairienne
III. Une critique de l'Église et des gouvernements
Selon Voltaire, qui est responsable de la guerre ?
I. Les princes et les gouvernements
II. L'Église
III. La bêtise humaine
En quoi cet article est-il un apologue ?
I. Les marques du conte de fées
II. Une visée argumentative
III. Une critique virulente de la guerre