Sommaire
ILe cadre spatio-temporelIILe thème de la religion et de l'argentIIIL'Autre : le choc culturelIVEn quête de sensVLa confusionDes peuples nouveaux. Qui sont-ils ?
Les habitants du Japon, de la Chine, que Marco Polo visita ? Les descendants d'une des tribus perdues d'Israël ? Les hommes fabuleux du Thulé, dont on parlait depuis l'Antiquité, depuis qu'un navigateur marseillais, nommé Pithéas, au retour d'un périple dans le grand océan de l'Ouest, avait raconté monts et merveilles ? Mais les Marseillais exagèrent, chacun sait ça.
Sont-ils une espèce nouvelle, que jamais personne ne rencontra ? Cette île, que les Espagnols appellent Hispaniola, une des premières où toucha Colomb, la première où - pour le malheur de tous - il trouva de l'or suspendu aux oreilles des indigènes, ne serait-elle pas l'île d'Ophir, dont parle la Bible, d'où Salomon lui-même faisait tirer le plus nécessaire de ses métaux ?
Sont-ils les gardiens redoutables des pommes d'or des Hespérides, dont le jardin est enfin accessible ? Les descendants des marins de Jason ? Ou les esclaves des Titans ?
Sont-ils le peuple des Lithophages, mangeurs de pierres, celui des habitants des Antipodes - qui marchent très certainement la tête en bas, même si Aristote le nie -, ceux qui ont une grande ouverte juste au milieu de la poitrine, une large queue au bas des vertèbres, un œil rouge derrière la tête ? Sont-ils ceux dont les pieds sont tournés de l'autre côté ?
Sont-ils peut-être les hommes à tête de chien, les très féroces cynocéphales, qui se nourrissent de chair humaine toute fraîche ?
Sont-ils même des créatures infernales, puisque la plupart du temps ils vont tout nus, sans aucune pudeur ? A-t-on par accident touché au royaume du Diable ?
D'autres disaient au contraire - et Colomb lui-même n'était pas loin de le penser, lui qui s'affirmait choisi par Dieu comme messager - que devant des arbres si hauts, dans un air si doux, on se trouvait enfin dans les parages exacts du paradis, qu'on savait avec certitude localisé tout en haut d'une immense montagne, au bout du monde ; un paradis vraiment terrestre, c'est-à-dire situé sur la Terre, d'où l'eau descendait par quatre fleuves gigantesques, et où l'on pouvait boire à la fontaine de Jouvence.
Autre preuve, à l'opposé des monstres ; l'état de nature, tout fait d'innocence et de gentillesse, où l'on voyait les habitants de ces lieux chauds et verdoyants. Des fruits inconnus pendaient aux arbres, des animaux étranges - épargnés par le déluge, qui n'avait point sévi par ici - couraient dans les bois et tournaient sur les broches. On affirmait même que certains oiseaux parlaient couramment des langues humaines, oiseaux d'avant Babel, porteurs de quels secrets ? Jusqu'au serpent, qu'on rencontrait à chaque pas ; créature pas excellence du paradis.
Mais pourquoi Dieu, guide assuré des navires chrétiens, avait-il mené les Espagnols (sous la conduite d'un Génois) jusqu'à ces rivages miraculeux ? Dans quel dessein, clair ou caché ? Pour établir enfin le triomphe de la vraie foi, en conduisant quelques bizarres équipages jusqu'aux portes de l'origine ? Plus simplement, pour enrichir la cassette du roi et par contrecoup celle de l'Eglise ? Car l'or est une chose excellente, comme le disait ce même Colomb. On ne voit rien à lui reprocher. Il peut servir à bien des accomplissements, "et même à mener des âmes au paradis".
Le paradis ? Mais dans ce cas qui sont ces habitants ? Des petits cousins d'Adam et d'Eve, restés jusqu'ici inconnus ? Les corps ressuscités des chrétiens d'autrefois, absous par le suprême tribunal ? Des anges aux ailes invisibles ?
Qui sont-ils ?
Les premières affabulations se dissipèrent assez vite. À cataloguer dans l'espèce humaine ? Aucun doute. Le premier soldat qui sauta sur une femme et l'engrossa en fit la rapide démonstration. Et même il souriaient - au début en tout cas -, ils imitaient les gestes et aussi les paroles de ceux qui venaient à leur découverte. La nuit, ils fermaient les yeux et dormaient. Ils ne pouvaient pas regarder en face le soleil. Ils criaient fort quand on leur faisait mal. Fatigués, ils se reposaient.
Des hommes et des femmes. Mais de quel type ? Relevant de quelle catégorie ? La lointaine pensée d'Aristote domine encore la raison. Même si parfois la nature se trompe, si on ne peut pas totalement compter sur elle, il est clair que, lors de la création et de l'expansion humaine, plusieurs étages ont été prévus. Par exemple : les uns sont des civilisés, et les autres sont des barbares. Les uns sont nés pour commander, et les autres pour obéir.
A vrai dire, on ne fut pas long à déclarer que les peuples nouveaux avaient pour vocation l'obéissance. D'apparence fruste, sans écriture, sans architecture visible, sans religion articulée, ils étaient des esclaves-nés, de vrais esclaves de nature.
Aussi commença-t-on à les assembler, à les embrigader, à les mettre rudement au travail, à les enchaîner pour leur enlever toute tentation d'évasion, à les frapper et même à les tuer quand ils sortaient de leur nature, autrement dit quand ils se montraient désobéissants et voulaient vivre à leur façon.
Leur existence n'importait guère. Une ancienne tradition d'esclavage, largement nourri, tout au long de l'Antiquité, par d'interminables cortèges de captifs - vraie monnaie d'échange internationale -, préparait la plupart des esprits à ce nouvel épisode de l'exploitation, quelquefois forcenée, de l'homme par l'homme ; étant bien entendu, et tout à fait certain, que les vies du haut de l'échelle ont infiniment plus de valeur que celles que la nature a situées sur les bas degrés.
De toute manière, Espagnols et Portugais savaient parfaitement qu'au long du Moyen Âge ce commerce s'était poursuivi, que les habitants du Sahara, et du nord de l'Afrique, faisaient incessamment traverser le désert à des caravanes d'esclaves noirs, conquis ou achetés dans le Sud, et destinés à tous les royaumes du Nord, aux Turcs bien sûr, aux Perses, aux Maures, mais aussi parfois aux chrétiens.
Dieu, par la découverte providentielle de ce qu'on allait nommer l'Amérique (du nom d'un autre navigateur, Amerigo Vespucci, ami du premier), accordait donc aux Blancs chrétiens, sur des terres nouvelles, une nouvelle population de serfs. Et grâce lui en était rendue.
Jean-Claude Carrière
La Controverse de Valladolid
1992
Le cadre spatio-temporel
- L'extrait est l'incipit, le début de l'histoire, qui met en place l'intrigue.
- Le cadre historique et géographique est clairement évoqué. Plusieurs références sont faites à l'époque des grandes découvertes : "Marco Polo", Colomb". L'extrait présente également des références antiques : ""Pithéas", "Aristote".
- On retrouve une énumération de pays ou contrées exotiques : "Japon", "Chine", "Israël", "Thulé", "Hispaniola", "l'île d'Ophir".
- C'est un mélange de lieux imaginaires et de lieux réels qui permet de placer le lecteur dans l'esprit des personnages.
Le thème de la religion et de l'argent
- Dès le début, plusieurs évocations sont faites à la religion, un des thèmes majeurs de l'œuvre.
- Différents mythes chrétiens et païens sont référencés : "Salomon", "les pommes d'or des Héspérides", "Litophages", "Cinécéphales", "Fontaine de Jouvence", "déluge", "Babel", "paradis". Les deux hommes qui vont s'affronter, Las Casas et Sépulvéda, sont des hommes croyants qui vont défendre différentes vues de la religion. L'Église va juger ce procès.
- Le thème de l'argent est aussi très important dans l'intrigue : "l'or". Il rappelle la motivation pour la colonisation, l'enrichissement. Ce sont pour des raisons économiques, et pas simplement religieuses, que les peuples du Nouveau Monde sont maltraités.
L'Autre : le choc culturel
- Dès l'ouverture, le lecteur est placé au cœur du sujet. Il s'agit d'un début in media res. Les "peuples nouveaux" sont évoqués. Ce sont eux et leur nature qui seront au cœur du livre.
- Ils sont décrits comme l'Autre. Cela souligne cette idée qu'ils sont étrangers, différents : "mangeurs de pierres", " marchent la tête en bas", "une grande bouche ouverte juste au milieu de la poitrine", "une large queue au bas des vertèbres", "un œil rouge derrière la tête", "les pieds tournés de l'autre côté".
- C'est le choc culturel entre le monde européen occidental, et le monde des Amérindiens.
En quête de sens
- L'idée d'une quête de sens est présente. Les hommes essaient de comprendre qui sont ces peuples, comme le montre l'énumération de questions : "Qui sont-ils ?" ,"Sont-ils... ?" Cependant, il n'y a pas de réponse. Le Nouveau Monde est un mystère.
- Les modalisateurs soulignent la certitude : "Chacun sait ça", "Autre preuve" "Aucun doute", "Il est clair", "Ils sont des esclaves-nés". Certains ont déjà des idées arrêtées.
- Plusieurs hypothèses sont données dès le début sur le Nouveau Monde et ses habitants : "On serait au paradis ? Mais qui seraient les habitants ?"
- Mais la réponse est d'ordre économique : les peuples du Nouveau Monde sont des esclaves.
La confusion
- La confusion règne.
- On peut noter des oppositions : "les habitants du Japon et de la Chine"/ "les hommes fabuleux de Thulé", "une espèce nouvelle"/ "les hommes qui marchent la tête en bas".
- Les personnages accentuent le mythe des Indiens qui sont tous des cannibales et celui des perroquets qui parlent comme les humains.
- Quelques références sont faites à des expérimentations cruelles. Cela prépare la défense de Las Casas.
En quoi cet incipit est-il original ?
I. Le cadre spatio-temporel
II. Un questionnement sur l'autre
III. La confusion
En quoi cet incipit remplit-il son rôle et en quoi ne le remplit-il pas ?
I. L'absence de présentation des personnages
II. La cadre spatio-temporel
III. Le débat sur les nouveaux peuples
Quels thèmes dominent le texte ?
I. La religion et l'argent
II. L'étranger
III. L'importance du sens