Sommaire
ILa souffrance du narrateurIILe thème de la mortIIILa solitude dans la misérable prisonIVL'envie et le doute pour l'écritureVLes raisons pour écrireVIUn réquisitoire contre la peine de mortJe me suis dit :
- Puisque j'ai le moyen d'écrire, pourquoi ne le ferais-je pas ? Mais quoi écrire ? Pris entre quatre murailles de pierre nue et froide, sans liberté pour mes pas, sans horizon pour mes yeux, pour unique distraction machinalement occupé tout le jour à suivre la marche lente de ce carré blanchâtre que le judas de ma porte découpe vis-à-vis sur le mur sombre, et, comme je le disais tout à l'heure, seul à seul avec une idée, une idée de crime et de châtiment, de meurtre et de mort ! Est-ce que je puis avoir quelque chose à dire, moi qui n'ai plus rien à faire dans ce monde ? Et que trouverai-je dans ce cerveau flétri et vide qui vaille la peine d'être écrit ?
Pourquoi non ? Si tout, autour de moi, est monotone et décoloré, n'y a-t-il pas en moi une tempête, une lutte, une tragédie ? Cette idée fixe qui me possède ne se présente-t-elle pas à moi à chaque heure, à chaque instant, sous une nouvelle forme, toujours plus hideuse et plus ensanglantée à mesure que le terme approche ? Pourquoi n'essaierais-je pas de me dire à moi-même tout ce que j'éprouve de violent et d'inconnu dans la situation abandonnée où me voilà ? Certes, la matière est riche ; et, si abrégée que soit ma vie, il y aura bien encore dans les angoisses, dans les terreurs, dans les tortures qui la rempliront, de cette heure à la dernière, de quoi user cette plume et tarir cet encrier. D'ailleurs, ces angoisses, le seul moyen d'en moins souffrir, c'est de les observer, et les peindre m'en distraira.
Et puis, ce que j'écrirai ainsi ne sera peut-être pas inutile. Ce journal de mes souffrances, heure par heure, minute par minute, supplice par supplice, si j'ai la force de le mener jusqu'au moment où il me sera physiquement impossible de continuer, cette histoire, nécessairement inachevée, mais aussi complète que possible, de mes sensations, ne portera-t-elle point avec elle un grand et profond enseignement ? N'y aura-t-il pas dans ce procès-verbal de la pensée agonisante, dans cette progression toujours croissante de douleurs, dans cette espèce d'autopsie intellectuelle d'un condamné, plus d'une leçon pour ceux qui condamnent ? Peut-être cette lecture leur rendra-t-elle la main moins légère, quand il s'agira quelque autre fois de jeter une tête qui pense, une tête d'homme, dans ce qu'ils appellent la balance de la justice ? Peut-être n'ont-ils jamais réfléchi, les malheureux, à cette lente succession de tortures que renferme la formule expéditive d'un arrêt de mort ? Se sont-ils jamais seulement arrêtés à cette idée poignante que dans l'homme qu'ils retranchent il y a une intelligence ; une intelligence qui avait compté sur la vie, une âme qui ne s'est point disposée pour la mort ? Non.
Ils ne voient dans tout cela que la chute verticale d'un couteau triangulaire, et pensent sans doute que pour le condamné il n'y a rien avant, rien après.
Ces feuilles les détromperont. Publiées peut-être un jour, elles arrêteront quelques moments leur esprit sur les souffrances de l'esprit ; car ce sont celles-là qu'ils ne soupçonnent pas. Ils sont triomphants de pouvoir tuer sans presque faire souffrir le corps. Hé ! C'est bien de cela qu'il s'agit ! Qu'est-ce que la douleur physique près de la douleur morale !
Horreur et pitié, des lois faites ainsi ! Un jour viendra, et peut-être ces Mémoires, derniers confidents d'un misérable, y auront-ils contribué...
À moins qu'après ma mort le vent ne joue dans le préau avec ces morceaux de papier souillés de boue, ou qu'ils n'aillent pourrir à la pluie, collés en étoiles à la vitre cassée d'un guichetier.
Victor Hugo
Le Dernier Jour d'un condamné
1829
La souffrance du narrateur
- Le choix de Victor Hugo d'écrire ce roman sous la forme d'un journal permet d'établir un rapport intime avec le narrateur et d'accéder à la confidence de ses tourments. Avec la focalisation interne, et l'emploi de la première personne, le lecteur est au plus proche des idées et sentiments du narrateur.
- La souffrance du personnage est mise en avant par le registre pathétique. De nombreuses ponctuations expressives et interrogatives soulignent sa douleur et le travail qu'il cherche à faire sur lui-même.
- La mise en scène du déclenchement de l'écriture et du narrateur face à lui-même est rendue possible par des indications spatiales carcérales, et l'utilisation du discours direct, marqué par des guillemets et tirets ; il nous livre son introspection : "je me suis dit".
- Le champ lexical de la souffrance, avec la répétition de "souffrance" explicite les sources du projet d'écriture, la rédaction de ses Mémoires : "journal de mes souffrances", "souffrances de l'esprit"...
- La souffrance est récurrente, omniprésente : "poignante", "tragédie", "violent", "terreurs", "angoisses", " tortures", "supplices", "douleurs".
- Il use d'hyperboles avec notamment la répétition "tout" qui soulignent l'émotion du condamné.
- C'est aussi une souffrance physique : "physiquement impossible".
- La douleur s'accentue : "progression toujours croissante de douleurs".
Le thème de la mort
- Le narrateur est condamné à mort. Plusieurs fois, cette sentence est rappelée dans le texte.
- Le champ lexical du crime et de la punition est développé dans l'extrait : "crime et châtiment", "meurtre et mort", "ensanglantée", "tuer", "agonisante", "condamné", "autopsie", "arrêt de mort".
- Plusieurs expressions désignent la mort : "abrégée", "dernière heure", "inachevée".
- La narration insiste sur l'importance du temps qui rapproche de la mort : "le temps", "heure par heure", "minute par minute".
- Le projet d'écriture doit remplir sa fonction posthume. Après la mort, l'espoir est de livrer sur papier une autopsie intellectuelle, de la douleur morale face à la mort.
La solitude dans la misérable prison
- Le personnage est seul. Sa solitude est rappelée à plusieurs reprises : "seul à seul", "me dire à moi-même", "situation abandonnée".
- La cellule de prison est vide : "pierre nue et froide", "carré blanchâtre", "judas", "mur sombre".
- L'absence de distraction accentue la solitude : la "seule occupation" est la "marche lente".
- La solitude est surtout renforcée par l'absence d'espoir et d'avenir : "sans liberté", "sans horizon".
L'envie et le doute pour l'écriture
- Ce passage n'est pas seulement une condamnation de la peine de mort, c'est aussi pour Hugo une façon de parler de l'écriture, pourquoi on écrit.
- L'écriture est personnifiée, c'est "une idée fixe qui me possède". Plusieurs répétitions de cette idée sont évoquées : "une idée", "cette idée fixe", "idée poignante".
- D'abord, le narrateur doute de sa capacité à écrire : "moyen d'écrire", "quelque chose à dire".
- Il pense qu'il n'a "rien à faire dans ce monde" et doute de pouvoir livrer "quelque chose qui vaille la peine d'être dit".
- Mais l'idée persiste. C'est l'angoisse de tout écrivain qui est retranscrite ici.
Les raisons pour écrire
- Malgré tout, le narrateur parvient à se persuader. On trouve plusieurs raisons pour écrire.
- D'abord, de façon générale, l'écriture permet de dire l'angoisse. L'homme écrit pour parler de ce qu'il y a à l'intérieur de lui, son angoisse de vivre : "en moi", "tempête", "lutte", "tragédie", "violent et inconnu"," tortures", "angoisses", "terreurs". Chaque homme porte en lui la condition humaine et peut raconter quelque chose.
- Le narrateur du journal a aussi un autre but. Il peut apporter aux autres hommes un "grand et profond enseignement". Son expérience peut servir aux autres.
- L'écriture est une "autopsie intellectuelle".
- Deux verbes sont associés à l'écriture : "observer" et "distraire". Il va s'observer et devenir la matière de son livre. Il va aussi trouver une occupation.
- Les thèmes dominants sont celui de l'écriture et de la littérature : "plume", "encrier", "journal", "j'écrirai", "lecture".
- Le narrateur a réussi à se persuader. Ce qu'il dira ne sera "pas inutile".
Un réquisitoire contre la peine de mort
- Le narrateur veut écrire pour s'opposer à la peine de mort. Son témoignage sera l'occasion pour les autres hommes de réfléchir à la condition des condamnés à mort. À travers ce texte, Victor Hugo livre un violent réquisitoire contre la peine de mort.
- Il dénonce l'hypocrisie de ceux qui condamnent en opposant les "triomphants" et les raisons de leur triomphe : "tuer sans presque faire souffrir". L'utilisation de "presque" est ironique.
- Il rappelle les souffrances de l'esprit qui ne sont pas moins importantes que les douleurs physiques.
- On lit une série de questions que l'on peut prendre comme rhétoriques. Elles sont ironiques avec la répétition de négation : "ne voient pas", "n'ont pas réfléchi". Il s'agit de défendre ironiquement "ceux qui condamnent" : s'ils le font c'est qu'ils ne se rendent pas compte. Il lance une attaque contre ceux qui légitiment la peine de mort avec l'appellation ironique "les malheureux".
- La moquerie est également visible dans la formulation : "ce qu'ils appellent la balance de la justice".
- L'homme qu'on condamne à mort est toujours un homme : "une tête qui pense", "une tête d'homme", "une vie", "une âme", "une intelligence".
- On note une lueur d'espoir de Victor Hugo : "Un jour viendra". Hugo veut que ce texte soit une contribution (utilisation du verbe "contribuer").
En quoi ce texte est-il romantique ?
I. La souffrance du personnage
II. Le lyrisme du narrateur
III. L'engagement de l'écrivain
En quoi ce texte est-il une réflexion sur le travail d'écrivain ?
I. Les doutes de l'écrivain
II. L'angoisse humaine qu'il faut écrire
III. L'engagement politique de l'écrivain
Comment Hugo dénonce-t-il la peine de mort ?
I. L'ironie envers les partisans de la peine de mort
II. L'humanité du condamné à mort
III. La souffrance mentale