Sommaire
ILa présence divineIIUne prièreIIILe vrai destinataire : l'HommeIVLa condamnation de la violenceVUne critique de l'ÉgliseVIUne dénonciation de l'intolérance et du fanatismeVIIUn message humanistePrière à Dieu
Ce n'est donc plus aux hommes que je m'adresse ; c'est à toi, Dieu de tous les êtres, de tous les mondes et de tous les temps : s'il est permis à de faibles créatures perdues dans l'immensité, et imperceptibles au reste de l'univers, d'oser te demander quelque chose, à toi qui as tout donné, à toi dont les décrets sont immuables comme éternels, daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau d'une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution ; que ceux qui allument des cierges en plein midi pour te célébrer supportent ceux qui se contentent de la lumière de ton soleil ; que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire ; qu'il soit égal de t'adorer dans un jargon formé d'une ancienne langue, ou dans un jargon plus nouveau ; que ceux dont l'habit est teint en rouge ou en violet, qui dominent sur une petite parcelle d'un petit tas de boue de ce monde, et qui possèdent quelques fragments arrondis d'un certain métal, jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse, et que les autres les voient sans envie : car tu sais qu'il n'y a dans ces vanités ni envier, ni de quoi s'enorgueillir.
Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! Qu'ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l'instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu'à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.
Voltaire
Traité sur la tolérance
1763
La présence divine
- Dieu est évoqué dès le titre, "Prière à Dieu".
- Voltaire s'adresse à lui et l'interpelle plusieurs fois à la deuxième personne du singulier (pas d'utilisation de "Vous", ce qui est quelque part étonnant) : "à toi", "tu", "devant toi", "t'aimer", "t'adorer", "tu sais". Le ton employé est familier.
- Voltaire insiste sur la supériorité divine. Dieu est universel : "Dieu de tous les êtres, tous les mondes, tous les temps". Il est généreux : "à toi qui a tout donné". Il est puissant : "dont les décrets sont immuables comme éternels". Il est bon : "ta bonté". Il est omniscient : "car tu sais".
- Les hommes sont inférieurs à Dieu : "faibles créatures", "imperceptibles", "nos débiles corps", "les atomes appelés hommes".
- Dieu apparaît donc à plusieurs reprises dans ce texte. Voltaire semble le respecter en rappelant ses qualités et sa supériorité sur les hommes. Mais il s'adresse également à lui comme s'il le connaissait bien. Cette énonciation est donc surprenante.
Une prière
- Voltaire précise dès le titre que ce texte consiste en une prière.
- Plusieurs expressions soulignent que l'auteur demande de l'aide. Ainsi, il écrit : "fais que", "daigne". Ces verbes à l'impératif donnent presque des ordres.
- On peut parler de prière car Voltaire demande à Dieu d'être compréhensif. Il lui demande la paix entre les hommes, la tolérance.
- Voltaire se place en position de soumission par rapport à Dieu. Ainsi, même s'il utilise l'impératif pour s'adresser à Dieu, il se montre humble avec des formules comme : "s'il est permis à de faibles créatures", "oser te demander".
- Le rythme du texte est lent. Les phrases sont très longues, elles rappellent une incantation ou une berceuse. On peut remarquer l'accumulation de subordonnées et l'utilisation de virgules et de points-virgules.
Le vrai destinataire : l'Homme
- En vérité, ce texte cache un autre destinataire. En effet, Voltaire ne s'adresse pas véritablement à Dieu, il s'adresse à l'Homme en général.
- On note en effet un changement dans l'énonciation. D'abord, on trouve de nombreux pronoms personnels qui renvoient à Dieu comme "toi", "tu" et "te".
- Puis on voit apparaître "nos" et "nous". Voltaire parle ici des hommes, il s'inclut parmi eux. Au bout d'un moment, il cesse de s'adresser à Dieu, il ne parle plus qu'aux hommes : "puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères".
- Dieu s'efface donc petit à petit pour faire place aux hommes.
- Deux verbes seulement sont liés à Dieu : "daigne" et "fais que". Ensuite, tout semble se rapporter aux hommes : "haine et persécution", "haïr et égorger", "nos lois imparfaites", "vanité", "la tyrannie", "le brigandage", "les fléaux de la guerre". Il y a une opposition entre la bonté de Dieu et ses qualités et le comportement des hommes.
- Voltaire rappelle aux hommes ce que Dieu veut : "tu ne nous a point donné un cœur pour nous haïr et des mains pour nous égorger". C'est une façon de contrer ceux qui justifient les guerres et les massacres en invoquant la religion.
- En vérité, ce texte n'est pas une prière. C'est un sermon destiné aux hommes.
La condamnation de la violence
- Voltaire condamne la violence. Il donne des ordres aux hommes : "que ceux dont l'habit est teint en rouge […] jouissent sans orgueil de ce qu'ils appellent grandeur et richesse", "Qu'ils aient en horreur", "ne nous haïssons pas les uns et les autres", "employons".
- On trouve le champ lexical de la violence : "haïr", "égorger", "haine", "persécution", "haïssons", "détestent".
- On peut relever la répétition de "sans" privatif et négatif.
- Voltaire dénonce trois formes de violence : "le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l'industrie paisible", la guerre et l'intolérance. Il distingue donc la violence contre un individu, la guerre organisée par les États, et l'intolérance de l'Église.
Une critique de l'Église
- Si la prière est adressée à Dieu, c'est parce que Voltaire critique surtout l'Église dans ce texte.
- Il reproche aux hommes d'Église d'être obsédés par l'argent. Il fait allusion aux ecclésiastiques par le biais de périphrases : "ceux dont l'habit est teint en violet" sont les évêques, "ceux dont l'habit est teint en rouge" sont les cardinaux, "un jargon formé d'une ancienne langue" correspond au latin qu'utilisent les hommes d'Église.
- On peut remarquer l'utilisation de termes dévalorisants : "jargon", "petit tas de la boue".
- Voltaire critique les rites religieux qui engendrent la haine, comme les différences de vêtements ou de langues. Pourtant, le philosophe juge ces différences comme des "petites nuances".
- La religion divise les hommes. Cela vient s'opposer à la répétition de "ceux qui. Pourtant, Dieu est Dieu de "tous les hommes".
Une dénonciation de l'intolérance et du fanatisme
- Voltaire dénonce l'intolérance. Pour lui, elle est infondée, car les différences entre les hommes sont des "petites différences".
- L'intolérance engendre le fanatisme. Voltaire souligne le paradoxe qui existe entre le volonté divine et la guerre. En effet, c'est pour rendre hommage à Dieu que les hommes s'entretuent.
- Il y a un contraste entre l'amour des hommes pour Dieu ("t'aimer", "t'adorer") et la haine entre les hommes ("Que ceux qui couvrent leur robe d'une toile blanche pour dire qu'il faut t'aimer ne détestent pas ceux qui disent la même chose sous un manteau de laine noire.").
- Le fanatisme trouve sa source dans l'importance donnée aux rites religieux. Voltaire les énonce : "cierges en plein midi", "lumière de ton soleil", "toile blanche", "laine noire", "jargon formé d'une ancienne langue", "dans un jargon plus nouveau". Il y a une opposition ici entre catholiques et protestants.
Un message humaniste
- Le message de Voltaire est humaniste. Il enjoint les hommes à s'entraider : "nous nous aidions mutuellement".
- Voltaire parle de fraternité : "puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères !".
- Pour Voltaire, profiter de la vie c'est rendre hommage à Dieu : "Ta bonté qui nous a donné cet instant".
- Voltaire pousse les hommes à arrêter la guerre et la violence : "ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas", "qu'ils ne détestent pas", "qu'ils supportent".
- Pour l'auteur, il faut donc dépasser les différences rituelles, les différences dans la pratique de la religion. Il n'y a qu'un Dieu qui veut la paix entre les hommes et l'amour pour eux tous.
Pourquoi peut-on dire que ce texte est une prière ?
I. La présence divine
II. Une demande d'aide
Analysez la situation d'énonciation du texte.
I. L'adresse à Dieu
II. Un autre destinataire : l'Homme
III. Une prière de Voltaire
Que dénonce Voltaire dans ce texte ?
I. Une condamnation de la violence
II. Une critique de l'Église
III. Une attaque contre l'intolérance
Quels sont les outils de l'argumentation de Voltaire ?
I. Dieu, un homme bon et universel
II. Le paradoxe des guerres faites en son nom
III. L'hypocrisie et la cruauté de l'Église