Sommaire
IUne réécriture du mythe d'ŒdipeIIUne scène de caféIIIUne conversation comiqueIVL'ivrogne, un double ridicule du SphinxVLa chute de la "devinette"Antoine s'approche de la table où Wallas boit son grog ; il le prend à témoin :
- Vous avez entendu, Monsieur ? Voilà un type censément instruit qui n'admet pas qu'une ligne puisse être à la fois oblique et droite.
- Ah.
- Vous admettez ça, vous ?
- Non, non, s'empresse de répondre Wallas.
- Comment, non ? Une ligne oblique, c'est une ligne...
- Oui, oui, bien sûr. J'ai dit : je n'admets pas qu'on ne l'admette pas.
- Ah bon... bon.
Antoine n'a pas l'air absolument satisfait de cette prise de position, qu'il juge par trop subtile. Il lance tout de même à son compagnon :
- Tu vois, hein, l'herboriste !
- Je ne vois rien du tout, répond tranquillement l'herboriste.
- Ce monsieur est de mon avis !
- Il n'a pas dit ça.
Antoine s'énerve de plus en plus.
- Mais expliquez-lui ce que ça veut dire "oblique", crie-t-il à Wallas.
- "Oblique", répète Wallas évasif... Ça peut avoir plusieurs sens.
- C'est aussi mon opinion, approuve l'herboriste.
- Enfin, s'exclame Antoine à bout de patience, une ligne qui est oblique par rapport à une autre, ça signifie bien quelque chose ?
Wallas s'efforce de formuler une réponse exacte :
- Ça signifie, dit-il, qu'elles forment un angle, un angle différent de zéro et de quatre-vingt dix degrés.
L'herboriste exulte.
- C'est tout ce que je disais, conclut-il. S'il y a un angle ça n'est pas tout droit.
- J'ai jamais rencontré personne d'aussi con, dit Antoine.
- Eh bien, moi, j'en connais une encore meilleure... Tu permets...
L'ivrogne s'est levé de sa table pour se mêler à la conversation. Comme il ne tient pas très bien debout, il s'assoit aussitôt à côté de Wallas. Il parle avec lenteur, pour ne pas s'embrouiller la langue :
- Dis-moi un peu quel est l'animal qui est parricide le matin...
- Il ne manquait plus que cet abruti-là, s'écrie Antoine. Tu ne sais même pas ce que c'est qu'une oblique je parie ?
- Tu m'as l'air oblique, toi, dit l'ivrogne d'un ton suave. Les devinettes, c'est moi qui les pose. J'en ai une tout exprès pour mon vieux copain...
Les deux adversaires s'éloignent vers le bar, en quête de nouveaux partisans. Wallas tourne le dos à l'ivrogne, qui continue malgré cela, de sa voix jubilante et appliquée :
- Quel est l'animal qui est parricide le matin, inceste à midi et aveugle le soir ?
Au comptoir, la discussion est devenue générale, mais les cinq hommes parlent à la fois et Wallas ne saisit que des lambeaux de phrases.
- Alors, insiste l'ivrogne, tu trouves pas ? C'est pourtant pas difficile : parricide le matin, aveugle à midi... Non... Aveugle le matin, inceste à midi, parricide le soir. Hein ? Quel est l'animal ?
Heureusement le patron arriver pour enlever les verres vides.
- Je garderai la chambre pour cette nuit, lui annonce Wallas.
- Et puis il paye la tournée, ajoute l'ivrogne.
Mais personne n'enregistre cette suggestion.
- Alors, t'es sourd ? fait l'ivrogne. Hé, copain ! Sourd à midi et aveugle le soir ?
- Fous-lui la paix, dit le patron.
- Et qui boîte le matin, complète l'ivrogne avec une gravité soudaine.
- Je te dis de lui foutre la paix.
- Ben, je fais rien de mail ; je pose une devinette.
Le patron donne un coup de torchon sur la table.
- Tu nous emmerdes avec tes devinettes.
Alain Robbe-Grillet
Les Gommes
1953
Une réécriture du mythe d'Œdipe
- Il s'agit d'une réécriture comique du mythe d'Œdipe. C'est la scène où le Sphinx expose son énigme qui est ici parodiée.
- Ce n'est pas une scène de théâtre, c'est un roman. Mais l'auteur a choisi le dialogue pour se rapprocher de la pièce initiale.
- Il y a deux sortes d'énigmes ici. D'abord, celle concernant ce qu'est une ligne oblique. Ensuite, l'énigme reprise au Sphinx, racontée par l'ivrogne. Cependant, l'énigme est posée seulement au milieu du texte, et elle est mal posée.
- Dans cette réécriture comique, ce n'est plus une énigme mais une "devinette", il y a un caractère enfantin.
Une scène de café
- La scène ne se déroule pas dans l'Antiquité, mais dans un café.
- On retrouve l'atmosphère d'un café avec "table", "bar", "patron", "torchon", "ivrogne", "grog", "tournée".
- La discussion de café est visible dans le langage familier : "un type", "hein", "con", "cet abruti-là", "ça", "t'es sourd", "hé, copain!", "fous-lui la paix", "foutre la paix", "tu nous emmerdes".
- L'ivrogne n'est plus un Sphinx terrifiant, mais une personnage énervant qui ennuient les autres : "il ne manquait plus que cet abruti-là".
Une conversation comique
- Les personnages sont sans doute tous échauffés par l'alcool.
- Antoine perd patience : "pas l'air absolument satisfait", "s'énerve de plus en plus", "crie-t-il", "s'exclame", "à bout de patience".
- L'herboriste, quant à lui, prend plaisir à voir l'autre s'énerver : "répond tranquillement", "approuve", "exulte".
- Dans la première énigme : qu'est-ce qu'une ligne oblique ?, il y a la répétition de "oblique" et "droite" plusieurs fois.
- C'est une discussion absurde qui ne mène nulle part : "vous admettez ça", "Non", "Comment ça non", "je n'admets pas qu'on ne l'admette pas", "il n'a pas dit ça", "Oblique ça peut avoir plusieurs sens", "une ligne qui est oblique par rapport à une autre ça signifie bien quelque chose ?", "un angle différent de zéro et de quatre-vingt dix degrés", "s'il y a un angle ce n'est pas tout droit". Elle finit avec l'intervention comique de l'ivrogne : "Tu m'as l'air oblique toi".
- Il y a donc une montée crescendo de la tension, mais une tension de dispute de café. C'est une quête d'un sens, c'est une façon de se moquer de l'énigme du Sphinx.
L'ivrogne, un double ridicule du Sphinx
- La deuxième énigme, celle qui est reprise du mythe, n'arrive donc qu'en deuxième partie du texte. Autant pour la première il y avait trois personnages qui échangeaient, débattaient, autant cette fois, l'ivrogne parle tout seul.
- On note une transformation de l'énigme originale. Dans le mythe, elle est la suivante : "Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes, puis deux jambes, et finalement trois jambes".
- Dans celle de l'ivrogne : "Quel est l'animal qui est parricide le matin, inceste à midi et aveugle le soir ?" C'est Œdipe qui tue son père, épouse sa mère et se crève les yeux. L'auteur est ironique.
- Ensuite, l'ivrogne ne cesse de se tromper, répétition comique de la devinette dans tous les sens : "parricide le matin aveugle à midi... Non... Aveugle le matin, inceste à midi, parricide le soir." Il va même jusqu'à la transformation : "Sourd à midi et aveugle le soir".
- Il n'y a qu'un seul moment où il cite vraiment l'énigme originale : "et qui boîte le matin".
La chute de la "devinette"
- Personne ne s'intéresse à l'ivrogne, il parle tout seul : "Hein ?", "tu trouves pas ?", "alors, t'es sourd ?"
- Wallas ne prend pas la peine de lui répondre. Il demande autre chose au patron : "Je garderai la chambre".
- Le narrateur souligne la solitude de l'ivrogne : "Mais personne n'enregistre cette suggestion".
- La répétition du mot "devinette" est comique avec notamment : "je pose une devinette".
- Au final, pas de réponse, ni "Œdipe" pour la première devinette, ni l'homme, puisque l'énigme n'est jamais bien posée. La conclusion est aussi comique : "Tu nous emmerdes avec tes devinettes".
En quoi cet extrait est-il une parodie du mythe d'Œdipe ?
I. L'énigme du Sphinx
II. Une scène de café
III. Le Sphinx, un ivrogne
En quoi cette scène est-elle comique ?
I. Une conversation absurde
II. Le personnage de l'ivrogne
III. La devinette mal posée
Comment l'auteur se moque-t-il de l'énigme du Sphinx dans le mythe d'Œdipe ?
I. Première énigme : conversation absurde sur l'oblique
II. Deuxième énigme : la réponse est Œdipe
III. Une devinette dont tout le monde se moque