Sommaire
IUne réécriture du mytheIICréon, un homme tyrannique et autoritaireIIIAntigone, figure de la résistanteIVLe tragiqueCRÉON :
Imbéciles ! (À Antigone.) Où t'ont-ils arrêtée ?
LE GARDE :
Près du cadavre, chef.
CRÉON :
Qu'allais-tu faire près du cadavre de ton frère ? Tu savais que j'avais interdit de l'approcher.
LE GARDE :
Ce qu'elle faisait, chef ? C'est pour ça qu'on vous l'amène. Elle grattait la terre avec ses mains. Elle était en train de le recouvrir encore une fois.
CRÉON :
Sais-tu bien ce que tu es en train de dire, toi ?
LE GARDE :
Chef, vous pouvez demander aux autres. On avait dégagé le corps à mon retour ; mais avec le soleil qui chauffait, comme il commençait à sentir, on s'est mis sur une petite hauteur, pas loin, pour être dans le vent. On se disait qu'en plein jour on ne risquait rien. Pourtant, on avait décidé, pour être plus sûrs, qu'il y en aurait toujours un de nous trois qui le regarderait. Mais à midi, en plein soleil, et puis avec l'odeur qui montait depuis que le vent était tombé, c'était comme un coup de massue. J'avais beau écarquiller les yeux, ça tremblait comme de la gélatine, je voyais plus. Je vais au camarade lui demander une chique, pour passer ça… Le temps que je me la cale à la joue, chef, le temps que je lui dise merci, je me retourne : elle était là à gratter avec ses mains. En plein jour ! Elle devait bien penser qu'on ne pouvait pas ne pas la voir. Et quand elle a vu que je lui courais dessus, vous croyez qu'elle s'est arrêtée, qu'elle a essayé de se sauver, peut-être ? Non. Elle a continué de toutes ses forces aussi vite qu'elle pouvait, comme si elle ne me voyait pas arriver. Et quand je l'ai empoignée, elle se débattait comme une diablesse, elle voulait continuer encore, elle me criait de la laisser, que le corps n'était pas encore tout à fait recouvert.
CRÉON (à Antigone) :
C'est vrai ?
ANTIGONE :
Oui, c'est vrai.
LE GARDE :
On a découvert le corps, comme de juste, et puis on a passé la relève, sans parler de rien, et on est venu vous l'amener, chef. Voilà.
CRÉON :
Et cette nuit, la première fois, c'était toi aussi ?
ANTIGONE :
Oui. C'était moi. Avec une petite pelle de fer qui nous servait à faire des châteaux de sable sur la plage, pendant les vacances. C'était justement la pelle de Polynice. Il avait gravé son nom au couteau sur le manche. C'est pour cela que je l'ai laissée près de lui. Mais ils l'ont prise. Alors la seconde fois, j'ai dû recommencer avec mes mains.
LE GARDE :
On aurait dit une petite bête qui grattait. Même qu'au premier coup d'œil, avec l'air chaud qui tremblait, le camarade dit : "Mais non, c'est une bête". "Penses-tu, je lui dis, c'est trop fin pour une bête. C'est une fille."
CRÉON :
C'est bien. On vous demandera peut-être un rapport tout à l'heure. Pour le moment, laissez-moi seul avec elle. Conduis ces hommes à côté, petit. Et qu'ils restent au secret jusqu'à ce que je revienne les voir.
LE GARDE :
Faut-il lui remettre les menottes, chef ?
CRÉON :
Non.
(Les gardes sont sortis, précédés par le petit page. Créon et Antigone sont seuls l'un en face de l'autre.)
CRÉON :
Avais-tu parlé de ton projet à quelqu'un ?
ANTIGONE :
Non.
CRÉON :
As-tu rencontré quelqu'un sur ta route ?
ANTIGONE :
Non, personne.
CRÉON :
Tu es bien sûre ?
ANTIGONE :
Oui.
CRÉON :
Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te coucher, dire que tu es malade, que tu n'es pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira comme toi. Je ferai disparaître ces trois hommes.
ANTIGONE :
Pourquoi ? Puisque vous savez bien que je recommencerai.
(Un silence. Ils se regardent.)
CRÉON :
Pourquoi as-tu tenté d'enterrer ton frère ?
ANTIGONE :
Je le devais.
CRÉON :
Je l'avais interdit.
ANTIGONE (doucement) :
Je le devais tout de même. Ceux qu'on n'enterre pas errent éternellement sans jamais trouver de repos. Si mon frère vivant était rentré harassé d'une longue chasse, je lui aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je lui aurais préparé son lit… Polynice aujourd'hui a achevé sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère, et Etéocle aussi, l'attendent. Il a droit au repos.
CRÉON :
C'était un révolté et un traître, tu le savais.
ANTIGONE :
C'était mon frère.
CRÉON :
Tu avais entendu proclamer l'édit aux carrefours, tu avais lu l'affiche sur tous les murs de la ville ?
ANTIGONE :
Oui.
CRÉON :
Tu savais le sort qui était promis à celui, quel qu'il soit, qui oserait lui rendre les honneurs funèbres ?
ANTIGONE :
Oui, je le savais.
CRÉON :
Tu as peut-être cru que d'être la fille d'Œdipe, la fille de l'orgueil d'Œdipe, c'était assez pour être au-dessus de la loi.
ANTIGONE :
Non. Je n'ai pas cru cela.
CRÉON :
La loi est d'abord faite pour toi, Antigone, la loi est d'abord faite pour les filles des rois !
ANTIGONE :
Si j'avais été une servante en train de faire sa vaisselle, quand j'ai entendu lire l'édit, j'aurais essuyé l'eau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller enterrer mon frère.
CRÉON :
Ce n'est pas vrai. Si tu avais été une servante, tu n'aurais pas douté que tu allais mourir et tu serais restée à pleurer ton frère chez toi. Seulement tu as pensé que tu étais de race royale, ma nièce et la fiancée de mon fils, et que, quoi qu'il arrive, je n'oserais pas te faire mourir.
ANTIGONE :
Vous vous trompez. J'étais certaine que vous me feriez mourir au contraire.
Jean Anouilh
Antigone
1944
Une réécriture du mythe
- Le texte est comique.
- L'auteur utilise un vocabulaire familier : "imbéciles", "chique", "cale", ainsi que des expressions familières : "pour passer ça", "je me la cale".
- Le garde est un personnage comique. Il répond à la place d'Antigone : " ce qu'elle faisait ?"
- Il parle mal, il utilise sans cesse le pronom indéfini "on" : "on avait", "on se disait".
- Il trouve des excuses pour justifier le fait que lui et les autres gardaient mal le corps : "pour passer ça".
- La tension dans la scène entre Créon et Antigone est atténuée par la présence, au début, du garde, personnage comique qui ne se rend même pas compte qu'Antigone est une princesse : quiproquo.
Créon, un homme tyrannique et autoritaire
- Créon est dépeint comme un homme autoritaire et tyrannique dans cette scène.
- Il tutoie les autres quand les autres le vouvoient, il veut montrer sa supériorité en tant que roi.
- La scène rappelle un interrogatoire, Créon pose des questions et les autres répondent.
- Plusieurs fois, il répète ce qu'il interdit : "je l'avais interdit", "j'avais interdit". Ses ordres font loi. Il utilise d'ailleurs le terme "la loi". Il est la loi quelque part.
- Il est prêt à tuer les gardes pour protéger Antigone. C'est injuste, les gardes n'ont fait que leur devoir : "je vais faire disparaître ces trois hommes".
- Il insulte : "imbéciles !"
- Son ton est autoritaire : "tu savais", "tu avais entendu", "tu avais lu".
- Il a puni Polynice avant tout car il s'est opposé à sa loi : "révolté" et "traître".
Antigone, figure de la résistante
- Face à Créon, Antigone est une figure de la résistance.
- Elle est d'abord comparée à un animal : "grattait la terre", "gratter avec ses mains", "une petite bête", "bête". Elle aussi comparée à une créature diabolique : "diablesse". Elle se comporte différemment des autres humains.
- Antigone n'a pas peur de se faire prendre, elle ne se cache pas pour enterrer le corps de son frère comme le prouve l'exclamation nominale du garde : "En plein jour !"
- Le garde rappelle qu'Antigone devait savoir qu'on la voyait.
- Antigone continue quand elle est prise sur le fait : "Vous croyez qu'elle s'est arrêtée ?"
- Antigone répète plusieurs fois "oui". Elle dit la vérité, elle n'a pas peur de Créon. Elle avoue facilement sa faute : "Oui, c'est moi", "oui, c'était moi".
- Antigone assure qu'elle aurait fait la même chose même si elle n'était pas princesse, il y a l'utilisation du conditionnel quand elle s'imagine servante. Elle souligne ainsi sa détermination.
- Les phrases d'Antigone sont souvent courtes et résolues : stichomythies.
- Antigone refuse d'être sauvée par Créon, elle refuse de se rendre à ses ordres : "Pourquoi ?", "je recommencerai". Elle s'oppose à lui fermement.
Le tragique
- La scène est tragique.
- D'abord, on note le registre pathétique, avec Antigone qui rappelle que Polynice est son frère. C'est une histoire de famille, ce qui rend la situation encore plus difficile. Suite à la répétition de "ton frère", Antigone légitime son geste en répondant simplement "c'était mon frère", Créon dit "race royale", "ma nièce", "fiancée de mon fils".
- Les mots "cadavre" et "corps" apparaissent plusieurs fois.
- Le récit du garde est terrifiant malgré les aspects comiques. L'extrait met en scène la putréfaction du corps de Polynice, avec les odeurs ("commençait à sentir", "odeur qui montait") et la chaleur ("air chaud qui tremblait", "soleil qui chauffait").
- L'extrait est tragique avec l'idée de fatalité, de destin. Antigone utilise le modal "devoir" :" je le devais".
- Cette fatalité se voit aussi avec Antigone qui utilise le futur pour assurer qu'elle recommencera, "je recommencerai", et l'utilisation des adverbes "jamais" et "éternellement".
- L'extrait est tragique, car il fait référence aux morts avec la répétition deux fois de "Oedipe", et l'évocation de la famille morte d'Antigone : "mon père", "ma mère" et Étéocle le frère mort.
- Le terme "sort" représente la fatalité.
- Le champ lexical de la mort est développé dans cette scène avec "repos", "mort", "mourir".
En quoi cette scène est-elle une réécriture du mythe d'Antigone ?
I. La présence du garde
II. L'aspect comique de la scène
III. Les souvenirs d'Antigone
En quoi Créon et Antigone s'opposent-ils ?
I. Le thème de la famille
II. Créon, un tyran
III. Antigone, figure de la résistante
En quoi cette scène est-elle tragique ?
I. Le récit du garde
II. Le thème de la famille
III. La fatalité