Sommaire
IUn poème moderneIIUn texte narratifIIIL'oiseau comme symboleIVLe statut du poèteAUn être libreBUn être rejeté par la sociétéVLe spleenL'Albatros
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !
Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1859
Un poème moderne
- D'un point de vue formel, ce poème est d'aspect classique car constitué de quatre strophes composées d'alexandrins. Les rimes sont croisées et proposent une alternance de rimes féminines et masculines.
- Cependant, le sujet abordé n'est pas classique car le thème choisi est un oiseau ordinaire. Ce poème raconte une histoire banale ayant pour personnage principal l'oiseau qui se retrouve confronté à un équipage plutôt agressif.
- Ce poème peut être assimilé à un apologue car le poète veut faire passer un message avec son récit. L'oiseau incarne le double du poète, celui qui est à l'écart de la société, seul et incompris. L'albatros est donc une allégorie, celle du poète maudit auquel s'associe Baudelaire.
Un texte narratif
- L'histoire racontée est certes cruelle mais plutôt ordinaire. Le premier mot du poème, "souvent", témoigne d'ailleurs de l'aspect itératif de cette scène.
- Le cadre est campé, l'histoire se déroule sur un bateau de pêche, en pleine mer, les "hommes d'équipage" s'ennuient et pour "s'amuser", s'attaquent à un animal sans défense caractérisé par des adjectifs comme "indolents" ou des noms comme "compagnons".
- La deuxième strophe décrit l'oiseau qui, hors de son milieu naturel, perd toute sa prestance et se retrouve gêné par ses ailes. Celles-ci font toute sa splendeur dans les airs mais sur terre elles constituent un handicap : "comme des avirons, traîner à côté d'eux".
- La troisième strophe décrit le comportement des hommes d'équipage, leur dureté et leur méchanceté sont suggérées à travers l'allitération composée de sons durs et de sons gutturaux [g] : "l'un agace son bec avec un brûle-gueule", "l'autre mime, en boitant". L'oiseau est au centre de l'attention, les regards moqueurs portent sur lui mais il est impuissant, ne pouvant se défendre.
L'oiseau comme symbole
- La dernière strophe permet au lecteur de comprendre l'analogie sur laquelle repose tout le poème : "Le Poète est semblable au prince des nuées" (v.13). L'albatros n'est plus un simple oiseau, il devient le double du poète. Ce dernier lui attribue d'ailleurs, dès le début du poème, des caractéristiques humaines : "indolents", "compagnons de voyage", "rois de l'azur", "maladroits et honteux", "voyageur ailé", "gauche", "veule", "beau", "comique", "laid", "l'infirme", "Prince des nuées". Cette personnification rapproche les deux personnages, l'oiseau et le poète.
- Baudelaire tisse tout un réseau de correspondances symboliques. Ainsi, l'équipage symbolise la société refusant tout ce qui est différent ; le bateau représente la société, la terre sur laquelle les hommes vivent de manière prosaïque ; enfin les gouffres amers symbolisent le précipice vers lequel tend tout homme : la mort.
Le statut du poète
Un être libre
- Comme l'albatros, le poète vit à l'écart des hommes, il est libre car profitant de l'espace qui lui est offert. Il ne les surplombe pas de manière supérieure, il les accompagne tel un "compagnon".
- Ce n'est pas le poète qui rejette la société, ce sont les hommes qui, ne pouvant comprendre ce qui est différent, s'en moquent.
- Cependant, tout cela ne semble pas atteindre le poète "Qui hante la tempête et se rit de l'archer" (v.14) et qui est associé à des titres princiers : "rois", "princes". De plus, les allitérations en [l] et en [s], sons déjà contenus dans son nom, suggèrent également sa liberté et sa légèreté : "albatros, vastes oiseaux, suivent, glissant, ailé, ailes".
Un être rejeté par la société
- L'albatros, même si le poète emploie le pluriel lorsqu'il parle de cette espèce, semble très seul face aux "hommes d'équipage". Alors que dans la première strophe l'oiseau est décrit de manière positive, dès qu'il se pose sur les "planches" c'est-à-dire sur le sol au milieu des hommes, il perd toute sa prestance.
- La grâce de l'oiseau est associée à l'adjectif de couleur "blanche" et rime avec "planche" afin de matérialiser la construction antithétique des deux espaces : le ciel et la terre.
- Les adjectifs attribués à l'oiseau posé au sol sont négatifs : "gauche", "veule", "comique", "laid". Il est comparé à un "infirme". En effet, privé de sa poésie il n'est plus lui même. C'est un être inadapté à la vie en société et cette image renvoie à celle du poète maudit que l'on retrouve depuis l'Antiquité.
- Dans les trois premières strophes, ce sont les hommes qui gouvernent d'ailleurs. Les termes employés pour les désigner ont une portée généralisatrice : "les hommes" sont les représentants de l'humanité, de tous ceux qui ne sont pas des oiseaux. Ils occupent la position de sujet dans les phrases, ils agissent : "prennent", "ont déposé", "agace", "mime". Le temps employé est le présent non le passé-simple ou l'imparfait. Cela confère à l'histoire un caractère atemporel et universel grâce au présent gnomique.
- Enfin, si les hommes d'équipages se comportent de manière cruelle, c'est pour tromper l'ennui, ils le font "pour s'amuser". Il s'agit donc d'une violence gratuite.
Le spleen
- Tout comme le poète, l'albatros est victime de la société. Même s'il parvient à certains moments à voler non loin des hommes, à les accompagner grâce à l'écriture poétique, ce qui peut alors représenter l'idéal baudelairien, le poète semble condamné à retomber sur les planches. Le fait d'être capturé par les hommes, moqué, hué et incompris, renvoie au spleen.
- Finalement, le poète capturé semble condamné à suivre les hommes "glissant" vers la mort symbolisée par les "gouffres amers". Le poète est indifférent à cette fatalité, il suit, il accompagne les hommes grâce à la poésie.
- Le dernier vers témoigne du pessimisme du poète. Même s'il peut voler, être plus libre que les hommes, même s'il est capable de s'élever, d'être un "prince" ou un "roi", le poète semble tout de même condamné par ce qui fait sa force : "ses ailes de géants" qui "l'empêchent de marcher". Lorsqu'il vole, il est pris par les hommes et lorsqu'il est au sol, il ne peut faire comme eux. Il semble donc condamné au spleen et à la mort.
En quoi l'albatros est-il un double du poète ?
I. Un oiseau magnifique et supérieur
II. Un oiseau incompris et moqué par les hommes
III. La souffrance et le spleen
Quelle image du poète est donnée à travers ce texte ?
I. Le poète, un être à part
II. Le poète, un homme incompris par la société
III. La condamnation à la souffrance
En quoi ce poème est-il moderne ?
I. Une forme classique
II. La modernité du thème abordé
III. La complexité des correspondances
En quoi ce texte est-il symbolique ?
I. L'oiseau, un double du poète
II. L'équipage, un double de la société
III. Le spleen et la mort