Sommaire
ILa subjectivité de l'homme : une approche historiqueALa subjectivité dans l'Antiquité : l'humain, un être pensantBLa subjectivité au XVIIIe siècle : la conscience de l'hommeCLa subjectivité au XIXe siècle : une perception partielle de la conscienceIILe moi en littérature après la RévolutionALe genre autobiographiqueBLa métamorphose du « je » en littératureCVers l'altéritéIIILa part étrangère au moi : l'inconscientALes trois parties de l'inconscientBDe l'inconscient à la psychanalyseCL'expérience de la folieIVPrendre conscience de soi grâce à autruiDéfinir l'identité humaine est une question essentielle et complexe. Que désigne-t-on par le mot « moi » ? L'être humain a une subjectivité propre, il se pose la question « qui suis-je ? » et observe que l'unité du « moi » n'est pas évidente. L'être humain évolue, change, se transforme : on peut parler de métamorphoses du moi. La question de la subjectivité humaine a évolué au cours du temps. La littérature est l'un des médias les plus à même de questionner le « moi » et ses transformations. Au XXe siècle, avec la découverte de l'inconscient, un véritable bouleversement a lieu.
La subjectivité de l'homme : une approche historique
L'homme est un être pensant qui a une subjectivité, c'est-à-dire qu'il dispose d'un jugement qui lui est propre et personnel. Dans l'Antiquité, on définit la subjectivité humaine comme la capacité de l'humain à penser. À partir du XVIIIe siècle, la subjectivité humaine devient la capacité de l'homme à dire « je », à avoir conscience de lui-même. Enfin, au XXe siècle, on pense de plus en plus qu'une partie de la conscience humaine échappe à l'homme.
La subjectivité dans l'Antiquité : l'humain, un être pensant
Dès l'Antiquité, l'humain est considéré comme un être pensant qui dispose d'une subjectivité qui lui est propre. Le dialogue philosophique permet d'illustrer l'idée que l'homme pense et réfléchit, c'est une discussion entre deux personnes pour accéder à une forme de vérité grâce à un mouvement de questions-réponses.
Subjectivité
La subjectivité est une attitude développée par l'homme qui lui permet d'émettre un jugement personnel.
Conscience
La conscience est l'appréhension directe par un sujet de ce qui se passe en lui et hors de lui-même. Ainsi, être conscient de soi, c'est avoir la faculté de comprendre ses pensées, ses actes, mais également de percevoir et comprendre le monde qui nous entoure.
Socrate est reconnu pour ses dialogues philosophiques. Grâce à ses questions, il permet aux hommes d'accéder à leur conscience et de se définir comme êtres pensants. C'est ce que montre son disciple Platon, dans Théétète. Platon y rapporte un dialogue entre Socrate et deux mathématiciens, Théodore et Théétète.
« SOCRATE.
Appelles-tu penser ce que j'appelle de ce nom ?
THÉÉTÈTE.
Qu'appelles-tu de ce nom ?
SOCRATE.
Un discours que l'âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu'elle examine. C'est en homme qui ne sait point que je t'expose cela. C'est ainsi, en effet, que je me figure l'âme en son acte de penser. Ce n'est pas autre chose, pour elle, que dialoguer, s'adresser à elle-même les questions et les réponses, passant de l'affirmation à la négation.
Quand elle a, soit dans un mouvement plus ou moins lent, soit même dans un élan plus rapide, défini son arrêt ; que, dès lors, elle demeure constante en son affirmation et ne doute plus, c'est là ce que nous posons être, chez elle, opinion. Si bien que cet acte de juger s'appelle pour moi discourir, et l'opinion, un discours exprimé, non certes devant un autre et oralement, mais silencieusement et à soi-même. »
Platon
Théétète
Le dialogue socratique fonctionne sur un jeu de questions-réponses, comme on le constate dans cet extrait. Le philosophe donne ensuite sa propre définition de la pensée : « un discours que l'âme se tient tout au long à elle-même sur les objets qu'elle examine ». Ainsi, l'âme se pose des questions et tente d'y répondre par elle-même, c'est ce que l'on nomme la maïeutique (l'art de faire accoucher les esprits). De fait, penser, c'est dialoguer avec soi-même.
La subjectivité au XVIIIe siècle : la conscience de l'homme
Au XVIIIe siècle, la subjectivité de l'homme est définie comme étant sa capacité à dire « je », donc la conscience qu'il a de lui-même. Cela permet à l'homme de se faire une représentation de lui-même et du monde qui l'entoure.
Descartes défend l'idée selon laquelle chaque homme dispose d'une âme, ce qu'il appelle une « chose qui pense ». La conscience de l'humain lui permet d'avoir conscience de lui en tant qu'être qui pense, capable de dire « je », d'avoir et de comprendre ses pensées.
« Or, il est, ce me semble, fort clair que l'idée que j'ai d'une substance qui pense, est complète en cette façon, et que je n'aucune autre idée qui la précède en mon esprit, et qui lui soit tellement jointe, que je ne les puisse bien concevoir en les niant l'une et l'autre ; car s'il y en avait quelqu'une en moi qui fût telle, je devrais nécessairement la connaître. On dira peut-être que la difficulté demeure encore, à cause que, bien que je conçoive l'âme et le corps comme deux substances que je puis concevoir l'une sans l'autre, et même en niant l'une de l'autre, je ne suis pas toutefois assuré qu'elles sont telles que je les conçois. »
René Descartes
Lettre au père Gibieuf
Dans cet extrait, Descartes souligne que c'est dans la conscience de chaque être humain que se trouvent les idées des choses, dans cette « substance qui pense ». Il fait une distinction entre l'âme et le corps : « que je conçoive l'âme et le corps comme deux substances ». L'humain n'est pas assuré d'avoir raison dans sa conception du monde, comme le montre la phrase négative : « je ne suis pas toutefois assuré qu'elles sont telles que je les conçois. » Ainsi, l'homme se voit, se pense et voit le monde à travers un prisme particulier, une conscience propre.
De la même manière, Kant considère que la conscience est une sorte de synthèse de toutes les représentations du « moi », ce que l'humain pense et ressent. L'humain se définit par sa capacité à posséder le « je » de sa représentation. Ainsi, une personne qui dit « je » se représente de manière unifiée et a la représentation de ce qu'il est, fait, veut, etc. La personne qui dit « je » est consciente d'elle-même. Pour Kant, cela élève l'homme à un rang supérieur.
« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, je, un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l' a dans sa pensée ; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas en un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement. Il faut remarquer que l'enfant, qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu'assez tard (peut-être un an après) à dire Je ; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je ; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l'autre manière de parler. Auparavant, il ne faisait que se sentir ; maintenant, il se pense. »
Emmanuel Kant
Anthropologie du point de vue pragmatique
1798
Dans ce texte, Kant développe la thèse selon laquelle c'est la conscience de soi qui donne à l'homme toute sa dignité. En effet, l'homme est supérieur aux autres espèces vivantes dans la mesure où il est le seul à posséder la conscience de soi. Cette possession de conscience est un processus long qui s'acquiert à partir du moment où l'enfant est capable de dire « je », au lieu de parler de lui à la troisième personne.
La subjectivité au XIXe siècle : une perception partielle de la conscience
À la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, on estime que l'humain n'a qu'une perception partielle de sa conscience.
Dans son ouvrage Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson montre que l'homme perçoit une réalité, mais celle-ci n'est qu'une ombre de lui-même, il n'a pas conscience de lui-même dans sa globalité.
« Nous voici donc en présence de l'ombre de nous-mêmes : nous croyons avoir analysé notre sentiment, nous lui avons substitué en réalité une juxtaposition d'états inertes, traduisibles en mots, et qui constituent chacun l'élément commun, le résidu par conséquent impersonnel, des impressions ressenties dans un cas donné par la société entière. Et c'est pourquoi nous raisonnons sur ces états et leur appliquons notre logique simple : les ayant érigés en genres par cela seul que nous les isolions les uns des autres, nous les avons préparés pour servir à une déduction future. »
Henri Bergson
Essai sur les données immédiates de la conscience
1889
Dans cet extrait, Bergson utilise une métaphore filée de l'ombre et du voile : « l'ombre de nous-mêmes », « toile », « nous avons écarté pour un instant le voile ». Il met en avant l'idée qu'il y a une part d'ombre dans l'être humain, non pas une part de mal, mais une part de pensées, d'idées, que l'humain ne connaît pas.
Pour Henri Bergson, l'art permet à l'homme d'avoir pleinement conscience de lui-même.
« Que si maintenant quelque romancier hardi, déchirant la toile habilement tissée de notre moi conventionnel, nous montre sous cette logique apparente une absurdité fondamentale, sous cette juxtaposition d'états simples une pénétration infinie de mille impressions diverses qui ont déjà cessé d'être au moment où on les nomme, nous le louons de nous avoir mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes. Il n'en est rien cependant, et par cela même qu'il déroule notre sentiment dans un temps homogène et en exprime les éléments par des mots, il ne nous en présente qu'une ombre à son tour : seulement, il a disposé cette ombre de manière à nous faire soupçonner la nature extraordinaire et illogique de l'objet qui la projette ; il nous a invités à la réflexion en mettant dans l'expression extérieure quelque chose de cette contradiction, de cette pénétration mutuelle, qui constitue l'essence même des éléments exprimés. Encouragés par lui, nous avons écarté pour un instant le voile que nous interposions entre notre conscience et nous. Il nous a remis en présence de nous-mêmes. »
Henri Bergson
Essai sur les données immédiates de la conscience
1889
Bergson pense que l'artiste, ici le romancier, est capable de retirer le voile présent entre la conscience et l'humain. Le romancier aide l'humain à atteindre sa subjectivité, à le mettre en présence de lui-même. Ainsi, il le révèle à lui-même.
Le moi en littérature après la Révolution
Les auteurs romantiques écrivent sur le conflit intérieur qui anime l'homme et exaltent la liberté retrouvée après la Révolution française. L'autobiographie est un moyen privilégié pour avoir accès à sa propre conscience humaine et réfléchir à ses actes. La fiction, qui permet de dire « je » et de le métamorphoser, permet de réfléchir aux représentations du « moi ». Cela peut mener à l'altérité.
Le genre autobiographique
L'autobiographie apparaît au XVIIIe siècle avec Jean-Jacques Rousseau et se développe tout au long des XIXe et XXe siècles en France. Ce genre littéraire permet un récit rétrospectif de sa propre existence, une véritable introspection. En effet, les auteurs évoquent leur vie, sans altérer la vérité, et relatent des événements qui les ont marqués pour comprendre leur existence.
Dans Les Confessions, Jean-Jacques Rousseau fait un pacte autobiographique, il s'engage à dire la vérité sur son existence. Ainsi, il définit ce qu'est la sincérité : c'est l'engagement à dire ce qu'il sait, ce qu'il pense être vrai. C'est un engagement, une volonté de dire de façon subjective la vérité.
« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple et dont l'exécution n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.
Que la trompette du Jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : "Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus." J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables ; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur aux pieds de ton trône avec la même sincérité ; et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : "Je fus meilleur que cet homme-là." »
Jean-Jacques Rousseau
Les Confessions
1782
Dans cet extrait, Rousseau montre qu'il est difficile de se saisir soi-même, de saisir ses souvenirs. Il évoque sa démarche autobiographique et admet changer quelque peu la réalité des choses lorsqu'il évoque l'allégorie du Jugement dernier : « s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire », mais cette transformation ne se fait que pour combler des manques de la mémoire. De fait, la sincérité de Rousseau est réelle, il ne ment pas, mais les souvenirs de son « moi » peuvent néanmoins être faussés.
La métamorphose du « je » en littérature
La littérature permet aux écrivains d'aborder la question de la transformation de l'être humain, de son évolution, de ses métamorphoses. À partir du XIXe siècle, certains auteurs mettent en avant des personnages en proie à un mal qui les dévore et qui crée au fur et à mesure de l'histoire une transformation intérieure. Le personnage se métamorphose en quelque chose qui lui est étranger et qui lui fait peur.
À la fin du XVIIIe siècle et durant la première moitié du XIXe siècle, le mouvement romantique se développe dans toute l'Europe. Les écrivains développent alors l'image du héros romantique, un homme sensible en proie à son destin, qui tente d'y échapper en vain, et ne trouve pas sa place dans la société. Dans les romans ou les pièces de théâtre de cette époque, le héros sombre, une transformation s'opère. C'est le cas dans la pièce Lorenzaccio d'Alfred de Musset, drame romantique qui relate l'histoire d'Alexandre de Médicis, tyran de Florence, tué par son cousin Lorenzo. Le héros, Lorenzo, se rend compte au fur et à mesure que le temps passe qu'une transformation s'effectue en lui. En effet, il doit tuer Alexandre de Médicis pour sauver le peuple de Florence, mais s'il le fait, il perdra son humanité et deviendra un véritable monstre.
« LORENZO, seul.
De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? Quand je pense que j'ai aimé les fleurs, les prairies et les sonnets de Pétrarque, le spectre de ma jeunesse se lève devant moi en frissonnant. Ô Dieu ! Pourquoi ce seul mot, « à ce soir », fait-il pénétrer jusque dans mes os cette joie brûlante comme un fer rouge ? De quelles entrailles fauves, de quels velus embrassements suis-je donc sorti ? Que m'avait fait cet homme ? Quand je pose ma main là, et que je réfléchis, – qui donc m'entendra dire demain : je l'ai tué, sans me répondre : Pourquoi l'as-tu tué ? Cela est étrange. Il a fait du mal aux autres, mais il m'a fait du bien, du moins à sa manière. Si j'étais resté tranquille au fond de mes solitudes de Cafaggiuolo, il ne serait pas venu m'y chercher, et moi, je suis venu le chercher à Florence. Pourquoi cela ? Le spectre de mon père me conduisait-il, comme Oreste, vers un nouvel Égisthe ? M'avait-il offensé alors ? Cela est étrange, et cependant pour cette action, j'ai tout quitté ; la seule pensée de ce meurtre a fait tomber en poussière les rêves de ma vie ; je n'ai plus été qu'une ruine, dès que ce meurtre, comme un corbeau sinistre, s'est posé sur ma route et m'a appelé à lui. Que veut dire cela ? Tout à l'heure, en passant sur la place, j'ai entendu deux hommes parler d'une comète. Sont-ce bien les battements d'un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ? Suis-je le bras de Dieu ? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête ? Quand j'entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du fourreau, j'ai peur de tirer l'épée flamboyante de l'archange, et de tomber en cendres sur ma proie. Il sort. »
Alfred de Musset
Lorenzaccio, Acte IV, scène 3
1834
Dans ce monologue, on remarque que Lorenzo semble ne plus se reconnaître et s'interroge sur sa personnalité et l'être qu'il est en train de devenir. Héros romantique, il se pose de nombreuses questions rhétoriques pour essayer de comprendre ce processus de métamorphose qui s'établit en lui : « Sont-ce bien les battements d'un cœur humain que je sens là, sous les os de ma poitrine ? Ah ! pourquoi cette idée me vient-elle si souvent depuis quelque temps ? suis-je le bras de Dieu ? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête ? ». D'ailleurs, la question au sujet des battements humains indique bel et bien qu'il a le sentiment de se transformer petit à petit en monstre.
À la fin du XIXe siècle, on trouve de plus en plus de récits fantastiques dans lesquels les héros ont le sentiment de se métamorphoser. C'est le cas dans « Le Horla » de Maupassant. L'auteur rédige « Le Horla » alors qu'il souffre de paranoïa et de troubles de l'identité. Cette nouvelle se présente sous la forme d'un journal intime dans lequel le narrateur confie ses angoisses et les troubles qui l'animent. Il a l'impression d'être possédé par un être extérieur ou de se transformer en quelque chose qu'il ne contrôle pas.
« Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai !
19 août. — Je le tuerai. Je l'ai vu ! Je me suis assis hier soir, à ma table ; et je fis semblant d'écrire avec une grande attention. Je savais bien qu'il viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le toucher, le saisir ? Et alors !… alors, j'aurais la force des désespérés ; j'aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer.
Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.
J'avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir. »
Guy de Maupassant
« Le Horla »
1887
Convaincu d'être possédé par un être invisible, le héros du « Horla » relate ce phénomène dans son journal intime. Le dédoublement symbolise une forme de dépossession de soi, il extériorise une part du moi qui devient une entité à part entière. Dans cet extrait, on perçoit le sentiment d'inquiétante étrangeté du personnage avec la question rhétorique liminaire « Qu'ai-je donc ? ». On trouve de nombreuses phrases exclamatives, des phrases courtes, des énumérations et des gradations qui soulignent le trouble et la peur : « mes dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre, le déchirer ». Le personnage semble ne plus se percevoir tel qu'il est réellement, il a l'impression de s'être dédoublé.
Vers l'altérité
La littérature permet aussi l'altérité : accéder à un autre « moi » qui peut m'aider à comprendre qui je suis.
Altérité
L'altérité est une notion philosophique qui consiste à mettre en évidence l'idée selon laquelle chaque homme dispose de la conscience de soi, dans le sens où il est capable de se saisir comme un « je » pensant, un « je » sujet. Cependant, il existe également un « moi » qui n'est pas moi mais qui se prétend mon semblable et qui peut m'aider à comprendre qui je suis.
Dans la lettre qu'il adresse à Paul Demeny, Rimbaud formule la phrase énigmatique « Je est un autre ». Il semble associer le « moi » à l'altérité, c'est-à-dire un autre qui n'est pas moi. Il donne une nouvelle conception du sujet, un sujet qui ne serait pas maître et qui n'est pas en adéquation avec son moi. On retrouve cette conception chez Nietzsche.
« Car Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n'avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n'aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ! ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s'en clamant les auteurs !
[…]
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! »
Arthur Rimbaud
Lettres du voyant
1871
Dans cet extrait de lettre, Rimbaud insiste sur le fait que la création poétique ne vient pas du poète lui-même mais de l'autre qui se trouve en soi : « Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Ainsi la quête poétique devient également une quête de soi, à partir de la pensée : « je la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs ».
La part étrangère au moi : l'inconscient
L'homme n'est pas toujours capable de se connaître lui-même, il a besoin des autres pour se comprendre et se faire accepter par la société, par le regard d'autrui. La découverte de l'inconscient par Freud va aider les hommes et remettre en cause la supériorité de la conscience chez l'être humain. Elle montre également qu'il existe une part qui lui est inconnue. En effet, l'inconscient serait divisé en trois parties et son étude permettrait de découvrir des parts cachées de l'être humain. Les études de Freud permettent d'expliquer en partie la folie.
Les trois parties de l'inconscient
Sigmund Freud découvre l'inconscient, ce qui révolutionne la perception de l'humain au XXe siècle. Freud estime que la structure de l'inconscient est divisée en trois parties : le « ça », le « moi » et le « surmoi ».
Inconscient
L'inconscient désigne tout ce qui échappe à la conscience. Il peut s'agir de désirs inavoués, refoulés, que notre conscience refuse mais que notre inconscient accepte.
Selon Freud, chaque inconscient se compose :
- du « ça » (qui représente la libido, l'énergie sexuelle, les pulsions de vie, le désir) ;
- du « surmoi » (qui incarne la morale, les tabous ou encore les interdits) ;
- du « moi » (partie qui doit gérer les deux autres qui sont bien souvent en opposition ou en conflit).
Le « moi » est une sorte de médiateur qui crée l'harmonie.
« Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s'efforce de mettre de l'harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d'étonnant dès lors à ce que souvent le moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le surmoi et le ça. Quand on observe les efforts que tente le moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d'avoir personnifié le moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d'angoisse. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du ça, à demeurer avec lui sur le pied d'une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s'attirer sa libido. En assurant le contact entre le ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le ça, d'apaiser les conflits du ça avec la réalité et, faisant preuve de fausseté diplomatique, de paraître tenir compte de la réalité, même quand le ça demeure inflexible et intraitable. D'autre part, le surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S'il vient à désobéir au surmoi, il en est puni par de pénibles sentiments d'infériorité et de culpabilité. Le moi ainsi pressé par le ça, opprimé par le surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l'harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : "Ah, la vie n'est pas facile !" »
Sigmund Freud
Nouvelles conférences sur la psychanalyse
1936
Dans cet extrait, Freud utilise une métaphore filée du « despote » et du « royaume » pour montrer que le « ça » et le « surmoi » gouvernent tout en l'homme et le dominent véritablement. Au milieu, il y a le « moi », qui tente de créer une forme d'équilibre. Le « ça » incarne tout ce qui est du ressort de l'inconscient (« les ordres inconscients donnés par le ça ») et paraît tyrannique comme l'indique la personnification (« inflexible et intraitable ») ; seul le « moi » peut lui faire face pour éviter que l'homme sombre dans un état qui lui est étranger.
De l'inconscient à la psychanalyse
Freud estime que l'inconscient aide à comprendre ce que l'on est, et montre que les hommes peuvent avoir un comportement hystérique parce qu'ils ont développé une double conscience en eux. Ainsi, l'inconscient donne un sens à ce qui semble ne pas en avoir à première vue. C'est l'expérience de la psychanalyse qui permet d'avoir accès à son inconscient.
L'idée d'un inconscient qui prend possession de soi existe en littérature dès la fin du XIXe siècle. Robert Louis Stevenson imagine un personnage de roman, le docteur Jekyll, semblant irréprochable à tout point de vue, mais qui se transforme chaque nuit à cause de ses expériences scientifiques, en un homme monstrueux et machiavélique, Mister Hyde.
« De jour en jour, et par les deux côtés de mon intelligence, le moral et l'intellectuel, je me rapprochai donc peu à peu de cette vérité, dont la découverte partielle a entraîné pour moi un si terrible naufrage : à savoir, que l'homme n'est en réalité pas un, mais bien deux. Je dis deux, parce que l'état de mes connaissances propres ne s'étend pas au-delà. D'autres viendront après moi, qui me dépasseront dans cette voie, et j'ose avancer l'hypothèse que l'on découvrira finalement que l'homme est formé d'une véritable confédération de citoyens multiformes, hétérogènes et indépendants. Pour ma part, suivant la nature de ma vie, je progressai infailliblement dans une direction, et dans celle-là seule. Ce fut par le côté moral, et sur mon propre individu, que j'appris à discerner l'essentielle et primitive dualité de l'homme ; je vis que, des deux personnalités qui se disputaient le champ de ma conscience, si je pouvais à aussi juste titre passer pour l'un ou l'autre, cela venait de ce que j'étais foncièrement toutes les deux ; et à partir d'une date reculée, bien avant que la suite de mes investigations scientifiques m'eût fait même entrevoir la plus lointaine possibilité de pareil miracle, j'avais appris à caresser amoureusement, tel un beau rêve, le projet de séparer ces éléments constitutifs. […] Je me bornerai donc à dire qu'après avoir reconnu dans mon corps naturel la simple auréole et comme l'émanation de certaines des forces qui constituent mon esprit, je vins à bout de composer un produit grâce auquel ces forces pouvaient être dépouillées de leur suprématie, pour faire place à une seconde forme apparente, non moins représentative de mon moi, puisque étant l'expression et portant la marque d'éléments inférieurs de mon âme. »
Robert Louis Stevenson
L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de Mister Hyde
1886
Dans cette introspection, le docteur Jekyll revient sur le parcours qui l'a conduit à une fin tragique : il prend conscience de son dédoublement de personnalité. Dans cet extrait, les deux personnalités sont totalement antithétiques. Alors que le docteur Jekyll représente le « côté moral » de l'homme, c'est-à-dire son bon côté, Mister Hyde incarne tout ce qu'il y a de plus mauvais en lui : « la marque d'éléments inférieurs de mon âme ».
Freud développe la psychanalyse à travers l'étude de cas théoriques pour expliquer et interpréter le psychisme et les troubles présents en chaque homme dans Études sur l'hystérie.
Psychanalyse
La psychanalyse est une méthode médicale thérapeutique développée par Sigmund Freud pour soigner les personnes atteintes de névroses. Il s'agit de faire ressurgir des souvenirs dont le sujet n'aurait pas conscience et de les analyser pour les mettre en rapport avec les problèmes que le patient rencontre.
Pour Freud, l'étude de l'inconscient permet de donner sens à ce qui semble ne pas en avoir : lapsus, rêves, névroses, actes manqués, etc. L'hypnose permettrait de montrer cette division entre conscience et inconscience.
« Nos expériences nous ont montré que les phénomènes hystériques découlaient de traumatismes psychiques. Nous avons déjà parlé des états anormaux du conscient dans lesquels se produisaient ces représentations pathogènes et avons été forcés de souligner que le souvenir du traumatisme psychique actif ne pouvait se découvrir dans la mémoire normale du malade mais seulement dans celle de l'hypnotisé. En étudiant de plus près ces phénomènes, nous nous sommes toujours davantage convaincus du fait que la dissociation du conscient, appelée "double conscience" dans les observations classiques, existe rudimentairement dans toutes les hystéries. La tendance à cette dissociation, et par là à l'apparition des états de conscience anormaux que nous rassemblons sous le nom d'états "hypnoïdes", serait, dans cette névrose, un phénomène fondamental. »
Sigmund Freud
Études sur l'hystérie
1895
Dans ce passage, Freud montre qu'il existe en chaque homme une dissociation de la conscience, une « double conscience », à cause de souvenirs qui se seraient greffés à la conscience et qui agiraient pour créer un second état de conscience. C'est ainsi qu'il définit ce qu'est « l'hystérie ». L'état de conscience ne peut être atteint que par l'hypnose, ce qui symbolise le fait qu'il existe des barrières entre ces « deux » consciences qui sont séparées.
L'expérience de la folie
La folie a toujours inquiété et fasciné les êtres humains qui ont essayé de comprendre ce qu'elle était. Si dans l'Antiquité ou au Moyen Âge le fou est considéré comme une personne possédée, on considère à partir du XVIe siècle qu'il s'agit d'une personne souffrant de troubles intérieurs. Les auteurs s'intéressent à ce phénomène pour tenter de le comprendre et soulignent ce déchirement interne. Avec ses recherches sur l'inconscient, Freud pose un nouveau regard sur les personnes dites folles.
Honoré de Balzac a fait de nombreuses lectures au sujet de l'aliénation mentale. Dans son œuvre La Recherche de l'absolu, il tente de mettre en application certaines théories au sujet de la folie, qui devient une forme de destruction.
« Quoiqu'une pensée forte animât ce grand visage dont les traits ne se voyaient plus sous les rides, la fixité du regard, un air désespéré, une constante inquiétude y gravaient les diagnostics de la démence, ou plutôt de toutes les démences ensemble. Tantôt il y apparaissait un espoir qui donnait à Balthazar l'expression du monomane ; tantôt l'impatience de ne pas deviner un secret qui se présentait à lui comme un feu follet y mettait les symptômes de la fureur ; puis tout à coup un rire éclatant trahissait la folie, enfin la plupart du temps l'abattement le plus complet résumait toutes les nuances de sa passion par la froide mélancolie de l'idiot. Quelque fugaces et imperceptibles que fussent ces expressions pour des étrangers, elles étaient malheureusement trop sensibles pour ceux qui connaissaient un Claës sublime de bonté, grand par le cœur, beau de visage et duquel il n'existait que de rares vestiges. Vieilli, lassé comme son maître par de constants travaux, Lemulquinier n'avait pas eu à subir comme lui les fatigues de la pensée ; aussi sa physionomie offrait-elle un singulier mélange d'inquiétude et d'admiration pour son maître, auquel il était facile de se méprendre : quoiqu'il écoutât sa moindre parole avec respect, qu'il suivît ses moindres mouvements avec une sorte de tendresse, il avait soin du savant comme une mère a soin d'un enfant ; souvent il pouvait avoir l'air de le protéger, parce qu'il le protégeait véritablement dans les vulgaires nécessités de la vie auxquelles Balthazar ne pensait jamais. Ces deux vieillards enveloppés par une idée, confiants dans la réalité de leur espoir, agités par le même souffle, l'un représentant l'enveloppe et l'autre l'âme de leur existence commune, formaient un spectacle à la fois horrible et attendrissant. Lorsque Marguerite et M. Conyncks arrivèrent, ils trouvèrent Claës établi dans une auberge, son successeur ne s'était pas fait attendre et avait déjà pris possession de la place. »
Honoré de Balzac
La Recherche de l'absolu
1834
Balthazar Claës sombre peu à peu dans la folie, le champ lexical de la folie est présent : « la fixité du regard », « un air désespéré », « la démence », « monomane », « fureur », « un rire éclatant trahissait la folie », « la froide mélancolie de l'idiot ». Cependant, avec les mots « démence », « monomane », « froide mélancolie », Balzac utilise une forme de classification scientifique de la folie.
Dans Le Gai Savoir, Friedrich Nietzsche estime que l'expérience de la folie peut permettre de donner accès au moi.
« La populaire formule médicale de morale "la vertu est la santé de l'âme" devrait au moins, pour être utilisable, être modifiée de la manière suivante : "ta vertu est la santé de ton âme". Car il n'y a pas de santé en soi, et tous les essais pour définir ce type de choses ont échoué misérablement. C'est de ton but, de ton horizon, de tes pulsions, de tes erreurs et en particulier des idéaux et fantasmes de ton âme que dépend la détermination de ce que doit signifier la santé même pour ton corps. […] Enfin, la grande question demeurerait encore ouverte : celle de savoir si nous pourrions nous passer de la maladie, même pour le développement de notre vertu, et si en particulier notre soif de connaissance et de connaissance de nous-mêmes n'aurait pas tout autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine : bref, si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé, une lâcheté et peut-être un reste de barbarie et de mentalité arriérée des plus raffinées. »
Friedrich Nietzsche
Le Gai Savoir
1882
Dans cet extrait, Nietzsche donne sa propre définition de la santé, se demandant s'il ne serait pas préférable de ne pas toujours être en bonne santé : « n'aurait pas tout autant besoin de l'âme malade que de l'âme saine ». Il donne à voir une image plus nuancée que celle de l'opinion commune au sujet de la santé mentale. Ainsi, faire l'expérience d'une forme de maladie de l'âme et de la folie peut permettre de connaître davantage le moi.
Pour Freud, la folie n'est pas une tare naturelle et irrémédiable, c'est une véritable maladie mentale dont il est possible de guérir. La folie n'est donc plus considérée comme une manifestation diabolique.
Prendre conscience de soi grâce à autrui
Certains philosophes se sont demandé si les hommes pouvaient avoir une autre conscience d'eux-mêmes en société et en présence d'autrui. Ils arrivent à la conclusion que la conscience humaine change à partir du moment où l'homme n'est plus seul.
Au XXe siècle, Émile Durkheim s'intéresse de très près aux phénomènes sociologiques qui peuvent changer la manière d'agir des hommes. Ainsi, dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie d'André Lalande, il montre la grande différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines.
« La grande différence entre les sociétés animales et les sociétés humaines est que, dans les premières, l'individu est gouverné exclusivement du dedans, par les instincts (sauf une faible part d'éducation individuelle, qui dépend elle-même de l'instinct) ; tandis que les sociétés humaines présentent un phénomène nouveau, d'une nature spéciale, qui consiste en ce que certaines manières d'agir sont imposées ou du moins proposées du dehors à l'individu et se surajoutent à sa nature propre : tel est le caractère des "institutions" (au sens large du mot), que rend possible l'existence du langage, et dont le langage est lui-même un exemple. Elles prennent corps dans les individus successifs sans que cette succession en détruise la continuité ; leur présence est le caractère distinctif des sociétés humaines, et l'objet propre de la sociologie. »
Émile Durkheim
« Société », Vocabulaire technique et critique de la philosophie
1902
Durkheim montre que les hommes et les animaux n'agissent pas de la même manière. En effet, dans la société animale, c'est « l'instinct » qui gouverne, tandis que dans la société humaine, des règles sont posées à l'homme, il s'agit des « institutions » qui l'obligent à agir de manière différente et à se conformer à ce que la société attend de lui. Ainsi, l'être humain a conscience de lui-même et adapte son comportement en fonction des situations.
Dans L'Être et le Néant, Jean-Paul Sartre écrit que l'homme se montre différent à partir du moment où il est en contact avec d'autres personnes et énumère plusieurs exemples.
« Il ne s'agit pas seulement des conditions sociales, d'ailleurs ; je ne suis jamais aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à parler, parce qu'il ne peut être parlant : l'élève attentif qui veut être attentif, l'œil rivé sur le maître, les oreilles grandes ouvertes, s'épuise à ce point à jouer l'attentif qu'il finit par ne plus rien écouter. Je ne puis dire ni que je suis ici ni que je n'y suis pas, au sens où l'on dit « cette boîte d'allumettes est sur la table » : ce serait confondre mon « être-dans-le-monde » avec un « être-au-milieu-du-monde ». Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité idiosyncrasique dont il n'est qu'une des structures. De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis. »
Jean-Paul Sartre
L'Être et le Néant
© Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1943
Sartre estime qu'on ne peut pas échapper au regard de l'autre : « De toute part j'échappe à l'être et pourtant je suis ». L'homme est autre chose que ce qu'autrui voit de lui car il joue un rôle. Il prend ainsi plusieurs exemples : le beau parleur, l'élève modèle. Par le regard d'autrui, l'homme accède à une part de sa conscience car autrui est le médiateur (le lien) entre lui et lui-même. Ainsi, l'homme accède par le biais d'autrui à une conscience qu'il ne connaît pas.