Sommaire
ILe début du XXe siècle : une période de rupturesAL'esthétique avant-gardisteBLe surréalisme, la première crise créatriceCUne rupture artistique dirigée vers l'avenirDUne remise en question philosophique : la phénoménologie et la philosophie analytiqueIILa continuité avec le passéALa réappropriation antique au théâtreBLe roman : un retour à la traditionIIILa crise de la création artistique après la Seconde Guerre mondialeALa crise existentialisteBLe théâtre de l'absurde pour redéfinir l'hommeCLa crise du nouveau roman : une ruptureLe XIXe siècle est celui de la Révolution industrielle. L'important développement scientifique et technique de cette époque donne foi en l'idée de progrès de l'humanité. Le XXe siècle et ses deux grandes guerres mondiales vont remettre en cause la foi en l'être humain et en la science. Du XIXe au XXe siècle, la création est marquée par des ruptures importantes notamment dans les beaux-arts, mais aussi par des continuités, particulièrement en littérature. Après la Seconde Guerre mondiale, l'humanité est en crise, ce qui s'illustre dans les arts. La période contemporaine est marquée par cette idée forte de rupture et de continuité dans la création, mais également par cette question fondamentale : peut-il y avoir création après l'horreur humaine, est-ce la fin de l'art et de la littérature ?
Le début du XXe siècle : une période de ruptures
Au début du XXe siècle, Paris devient la capitale de la littérature et des arts. Il s'agit d'une période d'intense création artistique marquée par des ruptures avec le passé. Le début du XXe siècle voit l'apparition d'une esthétique avant-gardiste qui cède rapidement la place au surréalisme au moment de la Première Guerre mondiale. On assiste également à une remise en question philosophique : la phénoménologie et la philosophie analytique font leur apparition.
L'esthétique avant-gardiste
Les années qui précèdent la Première Guerre mondiale voient l'apparition d'une esthétique avant-gardiste avec des mouvements comme l'expressionnisme, le futurisme ou encore le mouvement dada. Ces mouvements artistiques sont en rupture avec le XIXe siècle et rejettent l'ordre « bourgeois ». Ce sont des courants novateurs qui interpellent.
Avant-garde
Le terme « avant-garde » désigne ce qui est novateur, ce qui rompt avec la tradition.
L'expressionnisme apparaît au début du XXe siècle en Allemagne. Les œuvres expressionnistes sont teintées de pessimisme, on sent la crainte de l'arrivée d'une nouvelle guerre. En peinture, l'expressionnisme se reconnaît à des traits déformés et à une utilisation nouvelle de la couleur, en rupture avec l'idée de réalisme ou de naturalisme. Le futurisme est également un mouvement artistique en rupture avec le passé, qui rejette la tradition esthétique et exalte les machines et le nouveau monde moderne. Le mouvement dada remet également en cause les conventions idéologiques, esthétiques et politiques du passé.
Le Cri, Edvard Munch, 1893 ©Wikipédia/ Dynamisme d'un cycliste, Umberto Boccioni, 1913 ©Wikimedia Commons/ Affiche pour l'ouverture du Künstlerkneipe Voltaire (Cabaret Voltaire), Marcel Słodki, 1916 ©Wikipédia
L'esthétique avant-gardiste se retrouve dans la littérature, avec de nouvelles formes littéraires. La Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars est un poème en vers libres qui épouse typographiquement un voyage en chemin de fer et donne à entendre le roulement des roues.
« En ce temps-là j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J'étais à 16 000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou, dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon cœur, tour à tour, brûlait comme le temple d'Éphèse ou comme la Place Rouge de Moscou quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j'étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d'or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches
Et l'or mielleux des cloches…
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J'avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s'envolaient sur la place
Et mes mains s'envolaient aussi, avec des bruissements d'albatros
Et ceci, c'était les dernières réminiscences
Du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.
Pourtant, j'étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu'au bout.
J'avais faim
[…] »
Blaise Cendrars
La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France
© Les Hommes nouveaux, 1913
Cendrars est en rupture avec plusieurs codes esthétiques du XIXe siècle. Il alterne les longueurs de vers : alexandrins, décasyllabes. Cela permet de mettre en valeur certains mots. Il invente des mots comme « croustillé ». Par ailleurs, le poème semble reproduire, à sa manière, le rythme de la marche du train, qui avance, ralentit, s'arrête, effet renforcé par une faible utilisation de la ponctuation.
Les auteurs du début du XXe siècle exaltent leur foi en la science et la modernité, comme le fait l'auteur italien Filippo Tommaso Marinetti dans son Manifeste du futurisme.
« Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l'horizon ; les locomotives au grand poitrail qui piaffent sur les rails, tels d'énormes chevaux d'acier bridés de longs tuyaux et le vol glissant des aéroplanes, dont l'hélice a des claquements de drapeaux et des applaudissements de foule enthousiaste. »
Filippo Tommaso Marinetti
Manifeste du futurisme
1909
Dans le onzième et dernier point de son Manifeste du futurisme, Marinetti met en avant la supériorité des inventions et de la technique humaines. Il glorifie la ville et rejette les beautés issues du passé, les arts issus de la Renaissance ou de l'Antiquité. La modernité apparaît comme la forme la plus pure de beauté. De fait, en utilisant une longue énumération (« locomotives, paquebots, aéroplanes »), il montre qu'il y a un passé à abolir et un futur qu'il faut exalter comme seul objet de l'art.
Le surréalisme, la première crise créatrice
À partir de 1914, la Première Guerre mondiale se déclenche. C'est un traumatisme pour l'Europe. Le surréalisme rejette toutes les constructions logiques de l'esprit et met à l'honneur le rêve, le désir, le hasard, la femme, et l'inconscient en général. Les artistes semblent vouloir créer un nouvel univers, en rejet ou en opposition avec le monde réel.
André Breton est considéré comme le chef de file du mouvement surréaliste, il a écrit son Manifeste.
« C'est de très mauvaise foi qu'on nous contesterait le droit d'employer le mot SURRÉALISME dans le sens très particulier où nous l'entendons, car il est clair qu'avant nous ce mot n'avait pas fait fortune. Je le définis donc une fois pour toutes :
SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU :
MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac. »
André Breton
Manifeste du surréalisme
© Éditions du Sagittaire, 1924
Dans son manifeste, Breton donne une définition claire, à la manière d'un dictionnaire ou d'une encyclopédie, du suréalisme, en commençant par : « SURRÉALISME, n. m. », « ENCYCL. Philos. ». C'est une façon pour lui de faire rentrer le mot « dans le dictionnaire », de le légitimer. Le mouvement est décrit comme « la croyance à la réalité supérieure ».
Le surréalisme repose en partie sur des associations d'idées et des analogies.
Une rupture artistique dirigée vers l'avenir
Le XXe siècle s'accompagne de la recherche de nouvelles formes artistiques, en rupture avec les œuvres du passé, c'est la naissance de l'art moderne. Les formes éclatent, on mélange tous les arts. En littérature émergent des récits utopiques où la foi en l'avenir s'exprime, mais également des récits d'anticipation où le futur paraît bien plus sombre.
Art moderne
L'art moderne est en rupture avec les canons esthétiques de l'art classe qui était en recherche du beau et de l'idéal, de l'harmonie, de la perfection. L'art moderne privilégie l'expression de l'artiste, des sujets inattendus et de l'exploration des matériaux.
Vassily Kandinsky découvre l'abstraction dans le domaine des arts et montre, dans Regards sur le passé, qu'il s'agit pour lui d'une véritable révélation.
Art abstrait
L'art abstrait est un art qui se passe de modèle et se libère de la réalité visuelle. Il ne représente que des formes et des couleurs pour elles-mêmes au lieu de mettre en avant des sujets ou la nature.
« J'arrivais chez moi avec ma boîte de peinture après une étude, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une beauté indescriptible, imprégné d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je ne voyais que des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme : c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté. J'essayai le lendemain de retrouver à la lumière du jour l'impression éprouvée la veille devant ce tableau. Mais je n'y arrivai qu'à moitié : même sur le côté je reconnaissais constamment les objets et il manquait la fine lumière du crépuscule. Maintenant j'étais fixé, l'objet nuisait à mes tableaux. »
Vassily Kandinsky
Regards sur le passé
1913
Cet extrait se présente comme une véritable prise de conscience artistique de la part de Kandinsky, introduit par l'adverbe de temps « maintenant » et conclu par : « l'objet nuisait à mes tableaux ». Le verbe « nuire » est intéressant car il suppose que l'objet (qui est ici personnifié) porte directement atteinte à sa personne, ou tout du moins à son art. Il faut donc s'en défaire.
Les écrivains cherchent à mettre en avant un nouveau monde, dans lequel l'architecture peut sembler utopique en ceci qu'elle s'éloigne totalement de ce que l'homme connaît. On constate un enthousiasme général dans les utopies.
Utopie
Étymologiquement, le mot utopie vient du grec u-topos, qui signifie « le lieu qui n'existe pas ». Il s'agit de la représentation d'un monde idéal, sans aucun défaut, ayant un système politique parfait et une société sans injustices.
Les écrivains montrent également les innovations humaines de façon négative dans les récits d'anticipation.
Récit d'anticipation
Le récit d'anticipation naît à la fin du XIXe siècle, c'est un genre romanesque qui appartient à la science-fiction. Il s'agit d'imaginer la société dans un futur proche, où la science ou la technologie auraient eu un impact particulièrement néfaste sur notre civilisation.
René Barjavel publie Ravage, un roman dans lequel il imagine un monde futuriste. L'action se déroule en 2052, à la suite d'un cataclysme. Les survivants choisissent d'abandonner toute forme de modernité, car celle-ci a causé leur perte.
« Le forgeron tend ses deux mains en avant, en geste de don. Il est fier d'avoir construit cette merveille. Il est heureux de la donner à celui dont la sagesse fait le bonheur de tous. Son cœur est plein d'amour et de joie.
Mais il recule tout à coup. Dans la nuit, la voix du patriarche gronde plus fort que celle de la machine, et lui apporte les mots d'une terrible colère :
— Insensé ! crie le vieillard. Le cataclysme qui faillit faire périr le monde est-il déjà si lointain qu'un homme de ton âge ait pu en oublier la leçon ? Ne sais-tu pas, ne vous l'ai-je pas appris à tous, que les hommes se perdirent justement parce qu'ils avaient voulu épargner leur peine ? Ils avaient fabriqué mille et mille sortes de machines. Chacune d'elles remplaçait un de leurs gestes, un de leurs efforts. Elles travaillaient, marchaient, regardaient, écoutaient pour eux. Ils ne savaient plus se servir de leurs mains. Ils ne savaient plus faire d'effort, plus voir, plus entendre. Dans leurs cerveaux, toute la connaissance du monde se réduisait à la conduite de ces machines. »
René Barjavel
Ravage
© Denoël, 1943
Ce passage met en scène le patriarche, seul homme ayant connu le monde technologique d'avant 2052, et le forgeron qui lui présente la machine qu'il vient de construire. La colère du patriarche s'exprime avec l'exclamative « Insensé ! » et les questions rhétoriques qui doivent permettre au forgeron de se rappeler des erreurs commises par les hommes dans le passé. En effet, à cause de leurs nombreuses inventions, les hommes se sont retrouvés dénués de capacités cognitives, comme le montrent les deux répétitions « ils ne savaient plus », et sont devenus les esclaves des machines.
Une remise en question philosophique : la phénoménologie et la philosophie analytique
La philosophie connaît également un renouvellement au début du XXe siècle, avec une remise en cause des philosophies précédentes et un questionnement sur la modernité. De nouveaux courants importants voient le jour : la phénoménologie, l'empirisme logique ou encore les courants marxistes. Ces nouveaux courants cherchent à montrer un dépassement de la philosophie métaphysique pour aller vers une philosophie plus scientifique. On n'interprète plus le monde, on le soumet à des expériences réelles.
Métaphysique
D'un point de vue philosophique, la métaphysique désigne la connaissance de ce qui existe au-delà du monde visible, en dehors de l'expérience du sensible que l'on peut faire.
Dans Être et Temps, Heidegger mène une réflexion sur l'homme en remettant en cause les plus anciennes philosophies et réfléchit sur la modernité.
« En usant des transports en commun ou des services d'information (des journaux par exemple), chacun est semblable à tout autre. Cet être-en-commun dissout complètement l'être-là qui est mien dans le mode d'être d'"autrui", en telle sorte que les autres n'en disparaissent que davantage en ce qu'ils ont de distinct et d'expressément particulier. Cette situation d'indifférence et d'indistinction permet au "on" de développer sa dictature caractéristique. Nous nous amusons, nous nous distrayons, comme on s'amuse ; nous lisons, nous voyons, nous jugeons de la littérature et de l'art, comme on voit et comme on juge ; et même nous nous écartons des "grandes foules" comme on s'en écarte ; nous trouvons "scandaleux" ce que l'on trouve scandaleux. Le "on" qui n'est personne de déterminé et qui est tout le monde, bien qu'il ne soit pas la somme de tous, prescrit à la réalité quotidienne son mode d'être.
[...] Le "on" se mêle de tout, mais en réussissant toujours à se dérober si l'être-là est acculé à quelque décision. Cependant, comme il suggère en toute occasion le jugement à énoncer et la décision à prendre, il retire à l'être-là toute responsabilité concrète. Le "on" ne court aucun risque à permettre qu'en toute circonstance on ait recours à lui. Il peut aisément porter n'importe quelle responsabilité, puisque à travers lui personne jamais ne peut être interpellé. On peut toujours dire : on l'a voulu, mais on dira aussi bien que "personne" n'a rien voulu. »
Martin Heidegger
Être et Temps
1927
Pour Heidegger, le mode de vie moderne affecte la personnalité de l'individu et celle d'autrui. Selon Heidegger, chaque homme est sous l'influence d'une sorte de « on » universel au quotidien : « Cet être-en-commun dissout complètement l'être-là qui est mien dans le mode d'être d'"autrui" ». Le « moi » individuel tend à disparaître avec l'essor de la modernité : « des transports en commun ou des services d'information ». Il s'intéresse particulièrement à la question de l'être (rejetée jusqu'à présent par la philosophie) et de sa place dans le monde moderne. Il donne une nouvelle conception philosophique du « moi » universel.
Edmund Husserl s'intéresse à la crise spirituelle qui éclate en Europe. Il tente d'en montrer les origines dans son ouvrage La Crise de l'humanité européenne et la phénoménologie transcendantale.
« La façon exclusive dont la vision globale du Monde qui est celle de l'homme moderne s'est laissée, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, déterminer et aveugler par les sciences positives et par la "prosperity" qu'on leur devait, signifiait que l'on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives. De simples sciences de fait forment une humanité de fait. […] Dans la détresse de notre vie, - c'est ce que nous entendons partout – cette science n'a rien à nous dire. Les questions qu'elle exclut par le principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou sur l'absence de sens de toute cette existence humaine. »
Edmund Husserl
La Crise de l'humanité européenne et la phénoménologie transcendantale
1954
Dans ce passage, Husserl montre que la science moderne exclut certaines questions fondamentales à l'homme : « l'on se détournait avec indifférence des questions qui pour une humanité authentique sont les questions décisives ». Il indique également qu'à certains moments, la science est capable de produire une « prosperity », c'est-à-dire un moment prospère et heureux pour l'homme, mais à d'autres moments, ceux durant lesquels l'homme est plongé dans une sorte de chaos, elle n'a plus rien à lui dire : « Les questions qu'elle exclut par le principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse ».
Alors que Karl Marx est perçu comme le premier penseur philosophique de la révolution industrielle, Kant donne lui aussi une nouvelle vision de la philosophie. Dans Critique de la raison pure, Kant fait une synthèse entre les traditions rationalistes et les traditions empiristes. En effet, il considère que la raison pure peut amener des connaissances importantes (c'est le rationalisme) mais entrevoit une méthode empiriste en admettant l'idée que toute connaissance provient essentiellement de l'expérience que l'on fait (c'est la méthode empirique).
« Il n'est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l'expérience ; car par quoi la faculté de connaître serait-elle appelée à s'exercer, si elle ne l'était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d'un côté, produisent d'eux-mêmes des représentations, et, de l'autre, excitent notre activité intellectuelle à les comparer, à les unir ou à les séparer, et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour en former cette connaissance des objets qui s'appelle l'expérience ? Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l'expérience, et toutes commencent avec elle. »
Emmanuel Kant
Critique de la raison pure
1781
Dans cet extrait, Kant définit l'expérience comme moyen d'accès à la connaissance humaine, comme le montre le champ lexical de l'expérience ou de l'entraînement : « expérience », « s'exercer », « connaître », « produisent », « comparer », « séparer », « mettre en œuvre », « impressions ». Il redéfinit donc la vision métaphysique que l'on avait jusqu'à présent de la philosophie en lui donnant un fondement logique, basé sur la raison.
La continuité avec le passé
Si le début du XXe siècle marque bien une rupture avec le passé, on observe également une continuité en art, et particulièrement en littérature. Au théâtre notamment, on observe une réappropriation des thèmes antiques. Dans le genre romanesque, les codes romanesques du Moyen Âge sont repris.
La réappropriation antique au théâtre
La réécriture des mythes antiques dans les années 1930 trahit un besoin de retourner aux grandes questions existentielles, après une Première Guerre mondiale aussi destructrice qu'inutile. La mythologie est au service de la modernité : ses réécritures mettent en garde les hommes contre l'émergence de nouveaux conflits.
En 1934, Jean Cocteau fait jouer sa pièce, La Machine infernale, dans laquelle il réécrit le mythe d'Œdipe de Sophocle.
LA VOIX DE JOCASTE.
Taisez-vous, Zizi. Vous n'ouvrez la bouche que pour dire des sottises. Voilà bien le moment de faire la morale.
LA VOIX DE TIRÉSIAS.
Il fallait prendre un autre guide. Je suis presque aveugle.
LA VOIX DE JOCASTE.
À quoi sert d'être devin, je demande ! Vous ne savez même pas où se trouvent les escaliers. Je vais me casser une jambe ! Ce sera votre faute, Zizi, votre faute, comme toujours.
TIRÉSIAS.
Mes yeux de chair s'éteignent au bénéfice d'un œil intérieur, d'un œil qui rend d'autres services que de compter les marches des escaliers !
JOCASTE.
Le voilà vexé avec son œil ! Là ! là ! On vous aime, Zizi ; mais les escaliers me rendent folle. Il fallait venir, Zizi, il le fallait !
TIRÉSIAS.
Madame...
JOCASTE.
Ne soyez pas têtu. Je ne me doutais pas qu'il y avait ces maudites marches. Je vais monter à reculons. Vous me retiendrez. N'ayez pas peur. C'est moi qui vous dirige. Mais si je regardais les marches, je tomberais. Prenez-moi les mains. En route !
Ils apparaissent.
Là... là... là... quatre, cinq, six, sept...
... Jocaste arrive sur la plateforme et se dirige vers la gauche. Tirésias marche sur le bout de son écharpe. Elle pousse un cri.
TIRÉSIAS.
Qu'avez-vous ?
JOCASTE.
C'est votre pied, Zizi ! Vous marchez sur mon écharpe.
TIRÉSIAS.
Pardonnez-moi...
Jean Cocteau
La Machine infernale
© Grasset, 1934
Traditionnellement, la tragédie est écrite en vers ; le langage, soutenu et poétique, est en accord avec la noblesse des personnages. Ici, il n'en est rien puisque la reine Jocaste utilise un langage familier : « Le voilà vexé avec son œil ». Elle recourt à un diminutif ridicule, « Zizi », dont les connotations enfantine et sexuelle dépouillent Tirésias de sa grandeur. Cocteau renouvelle le mythe en montrant des personnages privés de leur dignité traditionnelle, il opère une démystification du mythe antique. Cocteau a voulu montrer aux spectateurs que les dieux jouent avec Jocaste d'une manière particulièrement cruelle, en lui faisant prononcer des paroles qui éclairent son avenir, mais qu'elle est incapable de déchiffrer : en effet, elle finira par se pendre avec son écharpe. Ce procédé s'appelle l'ironie tragique. Cocteau souligne que ses personnages sont les jouets de forces qui les dépassent.
En 1935, Jean Giraudoux fait publier sa pièce de théâtre La guerre de Troie n'aura pas lieu, œuvre très largement inspirée de l'Iliade d'Homère, au moment où l'on sent qu'une nouvelle guerre mondiale est sur le point d'éclater.
HECTOR.
Ô vous qui ne nous entendez pas, qui ne nous voyez pas, écoutez ces paroles, voyez ce cortège. Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n'est-ce pas ? Vous aussi vous l'êtes. Mais, nous, nous sommes les vainqueurs vivants. C'est ici que commence la différence. C'est ici que j'ai honte. Je ne sais si dans la foule des morts on distingue les morts vainqueurs par une cocarde. Les vivants, vainqueurs ou non, ont la vraie cocarde, la double cocarde. Ce sont leurs yeux. Nous, nous avons deux yeux, mes pauvres amis. Nous voyons le soleil. Nous faisons tout ce qui se fait dans le soleil. Nous mangeons. Nous buvons… Et dans le clair de lune !…. Nous couchons avec nos femmes… Avec les vôtres aussi…
DEMOKOS.
Tu insultes les morts, maintenant ?
HECTOR.
Vraiment, tu crois ?
DEMOKOS.
Ou les morts, ou les vivants.
HECTOR.
Il y a une distinction…
PRIAM.
Achève, Hector… Les Grecs débarquent…
HECTOR.
J'achève… Ô vous qui ne sentez pas, qui ne touchez pas, respirez cet encens, touchez ces offrandes. Puisque enfin c'est un général sincère qui vous parle, apprenez que je n'ai pas une tendresse égale, un respect égal pour vous tous. Tout morts que vous êtes, il y a chez vous la même proportion de braves et de peureux que chez nous qui avons survécu et vous ne me ferez pas confondre, à la faveur d'une cérémonie, les morts que j'admire avec les morts que je n'admire pas.
Jean Giraudoux
La guerre de Troie n'aura pas lieu
© Grasset, 1935
Dans cet extrait, le personnage d'Hector est différent de celui présenté par Homère dans l'Iliade. C'est un homme orgueilleux, irrespectueux des morts comme le montre la répétition du verbe « admirer » : « les morts que j'admire avec les morts que je n'admire pas ». Le discours est modernisé, le ton est familier : « mangeons », « buvons », « Nous couchons avec nos femmes ». Lors d'un discours funèbre, on s'attend à une forme de respect mais, ici, c'est le contraire. Dans le contexte d'entre-deux-guerres, Giraudoux livre un véritable réquisitoire contre la guerre qu'il juge « hypocrite ».
Le roman : un retour à la tradition
Au XXe siècle, les romanciers cherchent à se réapproprier les codes romanesques. L'un des plus en vogue est celui de la rencontre amoureuse. Ce thème littéraire, apprécié depuis le Moyen Âge, fonctionne sur des « codes » ou « topoï » avec lesquels les écrivains ne veulent pas rompre.
Au début du XXe siècle, Marcel Proust, qui connaît parfaitement La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, reprend le thème du coup de foudre dans son œuvre Du côté de chez Swann.
« Je la regardais, d'abord de ce regard qui n'est pas que le porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'il regarde et l'âme avec lui ; puis, tant j'avais peur que d'une seconde à l'autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d'un second, regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand-père et de mon père, et sans doute l'idée qu'elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna et d'un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d'être dans leur champ visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l'ayant pas aperçue, ils m'avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l'air de me voir, mais avec une fixité et un sourire dissimulé que je ne pouvais interpréter d'après les notions, que l'on m'avait données sur la bonne éducation, que comme une preuve d'outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps un geste indécent, auquel, quand il était adressé en public à une personne qu'on ne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne donnait qu'un seul sens, celui d'une intention insolente. »
Marcel Proust
Du côté de chez Swann
1913
Le thème de la rencontre amoureuse s'accompagne traditionnellement de l'emploi du champ lexical de la vue. C'est ce que fait Proust ici : « regardais », « regard », « yeux », « regard », « pupilles », « champ visuel », « regards ». Il s'inspire des romans du passé et utilise de nouveau ce topos.
Dans L'Écume des jours, Boris Vian relate la scène de rencontre entre Colin et Chloé lors d'une soirée. Il inscrit cette rencontre dans la tradition du roman occidental.
« — Oui, dit Isis. Venez, je vous présente…
La moyenne des filles était présentable. L'une d'elles portait une robe en lainage vert amande, avec de gros boutons en céramique dorée, et, dans le dos, un empiècement de forme particulière.
— Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin.
Isis le secoua pour le faire tenir tranquille.
— Voulez-vous être sage, à la fin ?
Il en guettait déjà une autre et tirait sur la main de sa conductrice.
— C'est Colin, dit Isis. Colin je vous présente Chloé.
Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés.
— Bonjour ! dit Chloé…
— Bonj… êtes-vous arrangée par Duke Ellington ? demanda Colin… Et puis il s'enfuit, parce qu'il avait la conviction d'avoir dit une stupidité.
Chick le rattrapa par un pan de sa veste.
— Où vas-tu comme ça ? Tu ne vas pas t'en aller déjà ? Regarde !…
Il tira de sa poche un petit livre relié en maroquin rouge.
— C'est l'original du Paradoxe sur le Dégueulis, de Partre…
— Tu l'as trouvé quand même ? dit Colin.
Puis il se rappela qu'il s'enfuyait et s'enfuit.
Alise lui barrait la route.
— Alors, vous vous en allez sans avoir dansé une seule petite fois avec moi ? dit-elle.
— Excusez-moi, dit Colin, mais je viens d'être idiot et ça me gêne de rester.
— Pourtant, quand on vous regarde comme ça, on est forcé d'accepter…
— Alise… geignit Colin, en l'enlaçant et en frottant sa joue contre les cheveux d'Alise.
— Quoi, mon vieux Colin ?
— Zut… Zut… et Bran !… Peste diable bouffre. Vous voyez cette fille là ?…
— Chloé ?…
— Vous la connaissez ?… dit Colin. Je lui ai dit une stupidité, et c'est pour ça que je m'en allais.
Il n'ajouta pas qu'à l'intérieur du thorax, ça lui faisait comme une musique militaire allemande, où l'on n'entend que la grosse caisse.
— N‘est-ce pas qu'elle est jolie ? demanda Alise.
Chloé avait les lèvres rouges, les cheveux bruns, l'air heureux et sa robe n'y était pour rien.
— Je n'oserai pas, dit Colin.
Et puis, il lâcha Alise et alla inviter Chloé. Elle le regarda. Elle riait et mit la main droite sur son épaule. Il sentait ses doigts frais sur son cou. Il réduisit l'écartement de leurs deux corps par le moyen d'un raccourcissement du biceps droit, transmis du cerveau, le long d'une paire de nerfs crâniens choisis judicieusement.
Chloé le regarda encore. Elle avait les yeux bleus. Elle agita la tête pour repousser en arrière ses cheveux frisés et brillants, et appliqua, d'un geste ferme et déterminé, sa tempe sur la joue de Colin.
Il se fit un abondant silence à l'entour, et la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre. »
Boris Vian
L'Écume des jours
© Gallimard, 1947
Dans cet extrait, la thématique du coup de foudre est de nouveau présente. En effet, alors que l'on cherche à présenter plusieurs femmes à Colin, celui-ci n'a d'yeux que pour Chloé : « Présentez-moi surtout à celle-là, dit Colin. ». Colin se montre effrayé par cette rencontre, ses sentiments amoureux le laissent timide et il ne sait pas comment agir : « Colin avala sa salive. Sa bouche lui faisait comme du gratouillis de beignets brûlés. », il ne parvient pas à parler « Bonj… » et préfère s'enfuir : « il s'enfuit, parce qu'il avait la conviction d'avoir dit une stupidité ». Le coup de foudre est réciproque et les deux futurs amants en perdent la perception du monde : « Il se fit un abondant silence à l'entour, et la majeure partie du reste du monde se mit à compter pour du beurre. » Boris Vian actualise ainsi le topos de la rencontre amoureuse.
La crise de la création artistique après la Seconde Guerre mondiale
Après la Seconde Guerre mondiale, une véritable crise existentialiste a lieu. Le théâtre de l'absurde émerge. Le nouveau roman naît.
La crise existentialiste
Après la Seconde Guerre mondiale, un nouveau mouvement philosophique apparaît : c'est l'existentialisme, dont Jean-Paul Sartre est le chef de file. Sartre écrit que c'est l'existence, les conditions de vie, les situations qui font l'homme. Un homme n'est pas fait dès sa naissance, il devient, il se crée perpétuellement par ses actes.
Existentialisme
L'existentialisme est une notion littéraire et philosophique qui cherche à exposer l'homme face à lui-même pour qu'il puisse résoudre toutes les énigmes qui se posent à lui. Cette notion apparaît déjà chez le philosophe Blaise Pascal, mais c'est véritablement avec Jean-Paul Sartre et Martin Heidegger qu'elle trouve sa définition. Selon Sartre, l'existence précède l'essence. En d'autres termes, la subjectivité humaine existe et n'est pas une essence figée créée par Dieu ou une autre force. Selon Heidegger, c'est le propre de l'homme de se penser comme un être.
Dans son ouvrage L'existentialisme est un humanisme, Sartre indique que l'existence précède l'essence. Il montre que l'essence de l'homme est illusoire, il faut s'attacher à construire et réaliser son existence. Jusqu'à présent, la philosophie s'intéressait surtout aux questions métaphysiques, laissant l'être humain dans sa matérialité de côté : Sartre s'intéresse à la vie matérielle de l'homme, à sa vie sur Terre et à la façon dont il peut avoir une influence dessus.
« Ce que les gens veulent, c'est qu'on naisse lâche ou héros. Un des reproches qu'on fait le plus souvent aux Chemins de la liberté, se formule ainsi : mais enfin, ces gens qui sont si veules, comment en ferez-vous des héros ? Cette objection prête plutôt à rire car elle suppose que les gens naissent héros. Et au fond, c'est cela que les gens souhaitent penser : si vous naissez lâches, vous serez parfaitement tranquilles, vous n'y pouvez rien, vous serez lâches toute votre vie, quoi que vous fassiez ; si vous naissez héros, vous serez aussi parfaitement tranquilles, vous serez héros toute votre vie, vous boirez comme un héros, vous mangerez comme un héros. Ce que dit l'existentialiste, c'est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ; il y a toujours une possibilité pour le lâche de ne plus être lâche, et pour le héros de cesser d'être un héros. Ce qui compte, c'est l'engagement total, et ce n'est pas un cas particulier, une action particulière, qui vous engagent totalement. »
Jean-Paul Sartre
L'existentialisme est un humanisme
© Éditions Nagel, coll. Pensées, 1946
Dans cet extrait, Sartre se demande ce qu'est un héros. Pour répondre à cette question, il part d'un constat sur la psychologie humaine : nombreux sont ceux qui pensent que l'on naît « héros », alors qu'on le devient. En effet, selon la thèse existentialiste, l'héroïsme n'est pas un caractère inné, il s'agit d'un « engagement total » : « Ce que dit l'existentialiste, c'est que le lâche se fait lâche, que le héros se fait héros ». Ainsi, l'homme peut devenir maître de son destin, selon Sartre, dans la mesure où il se construit par ses actes.
Le théâtre de l'absurde pour redéfinir l'homme
Au moment de la Libération, Albert Camus devient l'écrivain emblématique de l'absurde, thème qu'il aborde à la fois en littérature dans L'Étranger et en philosophie dans Le Mythe de Sisyphe. À sa suite, les dramaturges s'interrogent sur le devenir de l'être humain et sur sa condition humaine après avoir découvert les horreurs et les absurdités de la guerre.
Absurde
L'absurde, mouvement artistique né durant la Seconde Guerre mondiale, traite de l'absurdité de la vie humaine et de sa mort.
Samuel Beckett remet en cause la psychologie du personnage de théâtre dans sa pièce En attendant Godot. La psychologie du personnage n'est pas importante, son identité encore moins. Les personnages sur scène incarnent l'humanité tout entière.
Comme la veille et sans doute les jours précédents, Godot a envoyé un messager à Vladamir et Estragon pour leur annoncer sa venue du lendemain...
ESTRAGON.
Qu'est-ce que tu as ?
VLADIMIR.
Je n'ai rien.
ESTRAGON.
Moi je m'en vais.
VLADIMIR.
Moi aussi.
Silence.
ESTRAGON.
Il y avait longtemps que je dormais ?
VLADIMIR.
Je ne sais pas.
Silence.
ESTRAGON.
Où irons-nous ?
VLADIMIR.
Pas loin.
ESTRAGON.
Si si, allons-nous-en loin d'ici !
VLADIMIR.
On ne peut pas.
ESTRAGON.
Pourquoi ?
VLADIMIR.
Il faut revenir demain.
ESTRAGON.
Pour quoi faire ?
VLADIMIR.
Attendre Godot.
ESTRAGON.
C'est vrai. (Un temps.) Il n'est pas venu ?
VLADIMIR.
Non.
ESTRAGON.
Et maintenant il est trop tard.
VLADIMIR.
Oui, c'est la nuit.
Samuel Beckett
En attendant Godot
© Éditions de Minuit, 1953
Dans cet extrait, on n'apprend rien au sujet des personnages ni sur la raison qui les pousse à attendre chaque jour la venue de Godot. Leur vie ne semble pas avoir de sens, comme le montrent les nombreuses tournures interrogatives. Beckett illustre un mal qui ronge l'humanité, les deux personnages acquièrent donc une dimension universelle : face à l'absurdité de la condition humaine et du monde, les hommes sont condamnés à attendre qu'il se passe quelque chose.
Dans Le roi se meurt, Eugène Ionesco met en scène un personnage qui doit faire face à sa condition fondamentale d'être humain, c'est-à-dire à la mort qui l'attend.
MARGUERITE.
Il perçoit encore les couleurs. Des souvenirs colorés. Ce n'est pas une nature auditive. Son imagination est purement visuelle... c'est un peintre... trop partisan de la monochromie. (Au roi) Renonce aussi à cet empire. Renonce aussi aux couleurs. Cela t'égare encore, cela te retarde. Tu ne peux plus t'attarder, tu ne peux plus t'arrêter, tu ne dois pas. (Elle s'écarte du Roi) Marche tout seul, n'aie pas peur. Vas-y. (Marguerite, dans un coin du plateau, dirige le Roi de loin.) Ce n'est plus le jour, ce n'est plus la nuit, il n'y a plus de jour, il n'y a plus de nuit. Laisse-toi diriger par cette roue qui tourne devant toi. Ne la perds pas de vue, suis-la, pas de trop près, elle est embrasée, tu pourrais te brûler. Avance, j'écarte les broussailles, attention, ne heurte pas cette ombre qui est à ta droite... Mains gluantes, mains implorantes, bras et mains pitoyables, ne revenez pas, retirez-vous. Ne le touchez pas, ou je vous frappe ! (Au roi) Ne tourne pas la tête. Évite le précipice à ta gauche, ne crains pas ce vieux loup qui hurle... ses crocs sont en carton, il n'existe pas. (Au loup) Loup, n'existe plus ! (Au roi) Ne crains pas non plus les rats. Ils ne peuvent pas mordre tes orteils ! (Aux rats) Rats et vipères, n'existez plus ! (Au roi) Ne te laisse pas apitoyer par le mendiant qui te tend la main... Attention à la vieille femme qui vient vers toi... Ne prends pas le verre d'eau qu'elle te tend. Tu n'as pas soif. (À la vieille femme imaginaire) Il n'a pas besoin d'être désaltéré, bonne femme, il n'a pas soif.
Eugène Ionesco
Le roi se meurt
1962
Le personnage de la reine Marguerite symbolise la raison humaine, dans la mesure où elle rappelle que tous les hommes sont amenés à mourir un jour. Dans cette longue tirade, elle rappelle au roi son funeste sort pour essayer de le préparer à accepter sa condition en le faisant renoncer à tout ce qui l'entoure : « Renonce aussi aux couleurs », « Marche tout seul », « Ne tourne pas la tête », « Ne te laisse pas apitoyer ».
La crise du nouveau roman : une rupture
Dans les années 1950, les écrivains cherchent à rompre avec le roman traditionnel, ils ont l'impression de vivre une véritable « crise du sujet ». On s'interroge alors sur les limites de la création et sur l'objet même qu'est le roman. C'est la naissance du nouveau roman.
Les auteurs se posent de nombreuses questions sur le roman : que doit-il dire ? Comment le dire ? Peut-on aller au bout d'une création littéraire ? Aux Éditions de Minuit sont publiés de nombreux romans qui ne reposent pas sur une intrigue claire, avec des personnages dont on ne sait pas grand-chose. Un nouveau courant littéraire voit le jour : le nouveau roman.
Nouveau roman
Le nouveau roman apparaît dans les années 1950 aux Éditions de Minuit. Les principaux romanciers sont Alain Robbe-Grillet, Michel Butor et Nathalie Sarraute. Ils refusent toute approche psychologique des personnages et réfléchissent à l'objet même qu'est le roman et à la manière dont il faut l'écrire. De fait, ils créent une rupture avec la narration classique et ouvrent une nouvelle matière romanesque en cassant les codes du personnage héroïque.
Dans La Modification, Michel Butor s'intéresse à l'objet même qu'est le roman et à la manière dont il faut traiter le personnage. Tout le récit est rédigé à la deuxième personne du pluriel, « vous », ce qui est novateur pour l'époque.
« Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. Vous vous introduisez par l'étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d'épaisse bouteille, votre valise assez petite d'homme habitué aux longs voyages, vous l'arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu'elle soit, de l'avoir portée jusqu'ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins. »
Michel Butor
La Modification
© Éditions de Minuit, 1957
Dans cet extrait, Butor utilise à répétition la deuxième personne du pluriel : « vous », « votre », « vos » pour dérouter le lecteur qui n'a pas l'habitude de lire un roman écrit à cette personne. On peut y voir une volonté de s'adresser directement au lecteur, puisque l'auteur écrit au présent de l'indicatif (« introduisez », « essayez », « soulevez ») et décrit avec beaucoup de précisions les actions au fur et à mesure qu'elles se produisent comme le montre la longue énumération au sujet des muscles : « vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu'aux reins ». Le lecteur s'identifie au personnage et se sent concerné par ce qui se produit.
Nathalie Sarraute s'intéresse à la complexité du monde moderne en redéfinissant le personnage romanesque dans L'Ère du soupçon.
« Mais il y a plus : si étrange que cela puisse paraître, cet auteur que la perspicacité grandissante et la méfiance du lecteur intimident, se méfie, de son côté, de plus en plus, du lecteur.
Le lecteur, en effet, même le plus averti, dès qu'on l'abandonne à lui-même, c'est plus fort que lui, typifie.
Il le fait - comme d'ailleurs le romancier, aussitôt qu'il se repose – sans même s'en apercevoir, pour la commodité de la vie quotidienne, à la suite d'un long entraînement. Tel le chien de Pavlov, à qui le tintement d'une clochette fait sécréter de la salive, sur le plus faible indice il fabrique des personnages. Comme au jeu des "statues" tous ceux qu'il touche se pétrifient. Ils vont grossir dans sa mémoire la vaste collection de figurines de cire que tout au long de ses journées il complète à la hâte et que, depuis qu'il a l'âge de lire, n'ont cessé d'enrichir d'innombrables romans.
Or, nous l'avons vu, les personnages, tels que les concevait le vieux roman (et tout le vieil appareil qui servait à les mettre en valeur), ne parviennent plus à contenir la réalité psychologique actuelle. Au lieu, comme autrefois, de la révéler, ils l'escamotent.
[…]
Il faut donc empêcher le lecteur de courir deux lièvres à la fois, et puisque ce que les personnages gagnent en vitalité facile et en vraisemblance, les états psychologiques auxquels ils servent de support le perdent en vérité profonde, il faut éviter qu'il disperse son attention et la laisse accaparer par les personnages, et, pour cela, le priver le plus possible de tous les indices dont, malgré lui, par un penchant naturel, il s'empare pour fabriquer des trompe-l'œil. »
Nathalie Sarraute
L'Ère du soupçon
© Gallimard, coll. Les Essais, 1956
L'auteur se méfie du lecteur qui a trop tendance à voir des types de personnages dans les romans, ayant trop lu de « vieux romans ». Ce « vieux roman » que Nathalie Sarraute évoque fait référence au roman traditionnel balzacien dont il faut absolument se défaire car il n'est plus à même d'être représentatif de la société d'après-guerre. Ainsi, le romancier doit réapprendre à créer et doit brouiller les pistes du lecteur.