Polynésie, 2014, voie L
Vous répondrez à cette question dans un développement argumenté et ordonné, en vous appuyant sur les textes du corpus ainsi que sur ceux étudiés en classe et sur vos lectures personnelles.
La réécriture reflète-t-elle nécessairement les préoccupations d'un auteur et d'une époque ?
Texte A : Voltaire, Candide ou De l'optimisme, chapitre XXX
1759
Après avoir été chassé du château paradisiaque de Thunder-ten-tronckh dans lequel il a été élevé, le jeune Candide est contraint de parcourir un monde gouverné par le Mal. Après bien des tribulations, il décide de créer avec ses amis une petite société où le travail éloigne de tous "l'ennui, le vice et le besoin."
- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. - Vous avez raison, dit Pangloss ; car quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden1, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât : ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. – Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable."
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelques fois à Candide : "Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition2, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado3, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin."
1 Jardin d'Éden : dans la Bible, paradis où Dieu avait placé Adam et Ève et dont ils ont été chassés.
2 Inquisition : police de l'Église catholique fondée au XIIIe siècle
3 Eldorado : contrée mythique, "pays de l'or", que les Espagnols situaient en Amérique du Sud.
Texte B : Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie
1788
Visitant la montagne qui s'élève derrière le Port-Louis de l'Île-de-France (l'actuelle île Maurice), le narrateur y remarque les ruines de deux petites cabanes. Un vieil habitant lui raconte alors l'histoire de leurs anciens habitants, Mme de La Tour et Marguerite, deux mères infortunées devenues de grandes amies, qui ont élevé sur cette terre paradisiaque leurs enfants, Virginie et Paul. Cette petite colonie cultivait alors ses terres dans la plus grande harmonie.
Du haut de l'escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines1 de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du soleil, on y voyait voler le long des rivages la mer le corbigeau et l'alouette marine, et au haut des airs la noire frégate, avec l'oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l'astre du jour, les solitudes de l'océan indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorée d'une pompe2 à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille à l'ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu'elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter des capillaires3 sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l'air sur une de ses corniches comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était aimé de Virginie, y apporta de la forêt voisine des nids de toute sorte d'oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseaux suivirent leurs petits, et vinrent s'établir dans cette nouvelle colonie. Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de maïs et de millet : dès qu'elle paraissait, les merles siffleurs, les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux, dont le plumage est couleur de feu, quittaient leurs boissons ; des perruches vertes comme des émeraudes descendaient des lataniers4 voisins ; des perdrix accouraient sous l'herbe : tous s'avançaient pêle-mêle jusqu'à ses pieds comme des poules. Paul et elle s'amusaient avec transport de leurs jeux, de leurs appétits, et de leurs amours.
Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l'innocence vos premiers jours en vous exerçant aux bienfaits !
1 Courtines : rideaux
2 Pompe : riche décoration
3 Capillaires : fougères ressemblant à des cheveux
4 Lataniers : palmiers
Texte C : Émile Zola, La Faute de l'abbé Mouret, Livre deuxième, VII
1775
L'abbé Serge Mouret, curé du village des Artaud, est tombé gravement malade. Il est soigné par Albine, une sauvageonne, nièce de Jeanbernat, le vieil intendant du Paradou, une immense propriété revenue à l'état sauvage. Pour accélérer sa guérison, Albine emmène Serge explorer le Paradou.
Ce fut ainsi qu'Albine et Serge marchèrent dans le soleil, pour la première fois. Le couple laissait une bonne odeur derrière lui. Il donnait un frisson au sentier, tandis que le soleil déroulait un tapis d'or sous ses pas. Il avançait, pareil à un ravissement, entre les grands buissons fleuris, si désirable, que les allées écartées, au loin, l'appelaient, le saluaient d'un murmure d'admiration, comme les foules saluent les rois longtemps attendus. Ce n'était qu'un être, souverainement beau. La peau blanche d'Albine n'était que la blancheur de la peau brune de Serge. Ils passaient lentement, vêtus de soleil ; ils étaient le soleil lui-même. Les fleurs, penchées, les adoraient.
Dans le parterre, ce fut alors une longue émotion. Le vieux parterre leur faisait escorte. Vaste champ poussant à l'abandon depuis un siècle, coin de paradis où le vent semait les fleurs les plus rares. L'heureuse paix du Paradou, dormant au grand soleil, empêchait la dégénérescence des espèces. Il y avait là une température égale, une terre que chaque plante avait longuement engraissée pour y vivre dans le silence de sa force. La végétation y était énorme, superbe, puissamment inculte, pleine de hasards qui étaient des floraisons monstrueuses, inconnues à la bêche et aux arrosoirs des jardiniers. Laissée à elle-même, libre de grandir sans honte, au fond de cette solitude que des abris naturels protégeaient, la nature s'abandonnait davantage à chaque printemps, prenait des ébats formidables, s'égayait à s'offrir en toutes saisons des bouquets étranges, qu'aucune main ne devait cueillir. Et elle semblait mettre une rage à bouleverser ce que l'effort de l'homme avait fait ; elle se révoltait, lançait des débandades de fleurs au milieu des allées, attaquait des rocailles du flot montant de ses mousses, nouait au cou les marbres qu'elle abattait à l'aide de la corde flexible de ses plantes grimpantes ; elle cassait les dalles des bassins, des escaliers, des terrasses, en y enfonçant des arbustes ; elle rampait jusqu'à ce qu'elle possédât les moindres endroits cultivés, les pétrissait à sa guise, y plantait comme drapeau de rébellion quelque graine ramassée en chemin, une verdure humble dont elle faisait une gigantesque verdure. Autrefois le parterre, entretenu pour un maître qui avait la passion des fleurs, montrait en plates-bandes, en bordures soignées, un merveilleux choix de plantes. Aujourd'hui, on retrouvait les mêmes plantes, mais perpétuées, élargies en familles si innombrables, courant une telle prétentaine1 aux quatre coins du jardin, que le jardin n'était plus qu'un tapage, une école buissonnière battant les murs, un lieu suspect où la nature ivre avait des hoquets de verveine et d'œillet.
1 Prétentaine : faisant une telle fête, ayant de nombreuses aventures
Texte D : Albert Camus, Noces, "Noces à Tipasa"
1959
Le narrateur fait ici le récit de ses visites régulières à Tipasa, ville de la côte algérienne. Il aime se promener dans les ruines de la ville antique.
Au bout de quelques pas, les absinthes1 nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre de la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tête ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua2, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais.
1 Absinthes : plantes aromatiques
2 Chenoua : mont au nord de l'Algérie
À quel genre appartient ce texte ?
Texte A : Voltaire, Candide ou De l'optimisme, chapitre XXX
1759
Après avoir été chassé du château paradisiaque de Thunder-ten-tronckh dans lequel il a été élevé, le jeune Candide est contraint de parcourir un monde gouverné par le Mal. Après bien des tribulations, il décide de créer avec ses amis une petite société où le travail éloigne de tous "l'ennui, le vice et le besoin."
- Je sais aussi, dit Candide, qu'il faut cultiver notre jardin. - Vous avez raison, dit Pangloss ; car quand l'homme fut mis dans le jardin d'Éden1, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il travaillât : ce qui prouve que l'homme n'est pas né pour le repos. – Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c'est le seul moyen de rendre la vie supportable."
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n'y eut pas jusqu'à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelques fois à Candide : "Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n'aviez pas été chassé d'un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l'amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n'aviez pas été mis à l'Inquisition2, si vous n'aviez pas couru l'Amérique à pied, si vous n'aviez pas donné un bon coup d'épée au baron, si vous n'aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d'Eldorado3, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin."
1 Jardin d'Éden : dans la Bible, paradis où Dieu avait placé Adam et Ève et dont ils ont été chassés.
2 Inquisition : police de l'Église catholique fondée au XIIIe siècle
3 Eldorado : contrée mythique, "pays de l'or", que les Espagnols situaient en Amérique du Sud.
Quelle description l'auteur fait-il du jardin ?
Texte B : Bernardin de Saint Pierre, Paul et Virginie
1788
Visitant la montagne qui s'élève derrière le Port-Louis de l'Île-de-France (l'actuelle île Maurice), le narrateur y remarque les ruines de deux petites cabanes. Un vieil habitant lui raconte alors l'histoire de leurs anciens habitants, Mme de La Tour et Marguerite, deux mères infortunées devenues de grandes amies, qui ont élevé sur cette terre paradisiaque leurs enfants, Virginie et Paul. Cette petite colonie cultivait alors ses terres dans la plus grande harmonie.
Du haut de l'escarpement de la montagne pendaient des lianes semblables à des draperies flottantes, qui formaient sur les flancs des rochers de grandes courtines1 de verdure. Les oiseaux de mer, attirés par ces retraites paisibles, y venaient passer la nuit. Au coucher du soleil, on y voyait voler le long des rivages la mer le corbigeau et l'alouette marine, et au haut des airs la noire frégate, avec l'oiseau blanc du tropique, qui abandonnaient, ainsi que l'astre du jour, les solitudes de l'océan indien. Virginie aimait à se reposer sur les bords de cette fontaine, décorée d'une pompe2 à la fois magnifique et sauvage. Souvent elle y venait laver le linge de la famille à l'ombre des deux cocotiers. Quelquefois elle y menait paître ses chèvres. Pendant qu'elle préparait des fromages avec leur lait, elle se plaisait à leur voir brouter des capillaires3 sur les flancs escarpés de la roche, et se tenir en l'air sur une de ses corniches comme sur un piédestal. Paul, voyant que ce lieu était aimé de Virginie, y apporta de la forêt voisine des nids de toute sorte d'oiseaux. Les pères et les mères de ces oiseaux suivirent leurs petits, et vinrent s'établir dans cette nouvelle colonie. Virginie leur distribuait de temps en temps des grains de riz, de maïs et de millet : dès qu'elle paraissait, les merles siffleurs, les bengalis, dont le ramage est si doux, les cardinaux, dont le plumage est couleur de feu, quittaient leurs boissons ; des perruches vertes comme des émeraudes descendaient des lataniers4 voisins ; des perdrix accouraient sous l'herbe : tous s'avançaient pêle-mêle jusqu'à ses pieds comme des poules. Paul et elle s'amusaient avec transport de leurs jeux, de leurs appétits, et de leurs amours.
Aimables enfants, vous passiez ainsi dans l'innocence vos premiers jours en vous exerçant aux bienfaits !
1 Courtines : rideaux
2 Pompe : riche décoration
3 Capillaires : fougères ressemblant à des cheveux
4 Lataniers : palmiers
Quelle figure de style Zola utilise-t-il pour décrire le jardin ?
Texte C : Émile Zola, La Faute de l'abbé Mouret , Livre deuxième, VII
1775
L'abbé Serge Mouret, curé du village des Artaud, est tombé gravement malade. Il est soigné par Albine, une sauvageonne, nièce de Jeanbernat, le vieil intendant du Paradou, une immense propriété revenue à l'état sauvage. Pour accélérer sa guérison, Albine emmène Serge explorer le Paradou.
Ce fut ainsi qu'Albine et Serge marchèrent dans le soleil, pour la première fois. Le couple laissait une bonne odeur derrière lui. Il donnait un frisson au sentier, tandis que le soleil déroulait un tapis d'or sous ses pas. Il avançait, pareil à un ravissement, entre les grands buissons fleuris, si désirable, que les allées écartées, au loin, l'appelaient, le saluaient d'un murmure d'admiration, comme les foules saluent les rois longtemps attendus. Ce n'était qu'un être, souverainement beau. La peau blanche d'Albine n'était que la blancheur de la peau brune de Serge. Ils passaient lentement, vêtus de soleil ; ils étaient le soleil lui-même. Les fleurs, penchées, les adoraient.
Dans le parterre, ce fut alors une longue émotion. Le vieux parterre leur faisait escorte. Vaste champ poussant à l'abandon depuis un siècle, coin de paradis où le vent semait les fleurs les plus rares. L'heureuse paix du Paradou, dormant au grand soleil, empêchait la dégénérescence des espèces. Il y avait là une température égale, une terre que chaque plante avait longuement engraissée pour y vivre dans le silence de sa force. La végétation y était énorme, superbe, puissamment inculte, pleine de hasards qui étaient des floraisons monstrueuses, inconnues à la bêche et aux arrosoirs des jardiniers. Laissée à elle-même, libre de grandir sans honte, au fond de cette solitude que des abris naturels protégeaient, la nature s'abandonnait davantage à chaque printemps, prenait des ébats formidables, s'égayait à s'offrir en toutes saisons des bouquets étranges, qu'aucune main ne devait cueillir. Et elle semblait mettre une rage à bouleverser ce que l'effort de l'homme avait fait ; elle se révoltait, lançait des débandades de fleurs au milieu des allées, attaquait des rocailles du flot montant de ses mousses, nouait au cou les marbres qu'elle abattait à l'aide de la corde flexible de ses plantes grimpantes ; elle cassait les dalles des bassins, des escaliers, des terrasses, en y enfonçant des arbustes ; elle rampait jusqu'à ce qu'elle possédât les moindres endroits cultivés, les pétrissait à sa guise, y plantait comme drapeau de rébellion quelque graine ramassée en chemin, une verdure humble dont elle faisait une gigantesque verdure. Autrefois le parterre, entretenu pour un maître qui avait la passion des fleurs, montrait en plates-bandes, en bordures soignées, un merveilleux choix de plantes. Aujourd'hui, on retrouvait les mêmes plantes, mais perpétuées, élargies en familles si innombrables, courant une telle prétentaine1 aux quatre coins du jardin, que le jardin n'était plus qu'un tapage, une école buissonnière battant les murs, un lieu suspect où la nature ivre avait des hoquets de verveine et d'œillet.
1 Prétentaine : faisant une telle fête, ayant de nombreuses aventures
Que permet la promenade dans le jardin pour le narrateur ?
Texte D : Albert Camus, Noces, "Noces à Tipasa"
1959
Le narrateur fait ici le récit de ses visites régulières à Tipasa, ville de la côte algérienne. Il aime se promener dans les ruines de la ville antique.
Au bout de quelques pas, les absinthes1 nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre monte sur toute l'étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J'y suis souvent allé avec ceux que j'aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu'y prenait le visage de l'amour. Ici, je laisse à d'autres l'ordre de la mesure. C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l'homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l'héliotrope pousse sa tête ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d'années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd'hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.
Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde. Mais à regarder l'échine solide du Chenoua2, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais.
1 Absinthes : plantes aromatiques
2 Chenoua : mont au nord de l'Algérie
Qu'est-ce qu'un pastiche en littérature ?
Qu'est-ce qu'une parodie en littérature ?
À quel moment la réécriture devient-elle un topos en littérature ?
Quelle œuvre a été très souvent réécrite ?