Sommaire
ILes définitions de la natureIIRendre rationnellement compte de la natureALa possibilité d'une étude scientifique et rationnelle de la nature1La dédivinisation de la nature2La physique atomiste3Le refus du finalisme naturelBLa finalité de la nature (Phusis) ou la composition du hasard et de la nécessité1L'obéissance de la nature à une fin2La nature comme matière et comme forme3La finalité et les ratés dans la nature : l'existence du hasardCLes limites de la compréhension humaine de la nature1Les limites biologiques : la réduction de la nature au milieu2Les limites métaphysiquesIIILa compréhension humaine de la natureAMettre la nature en ordre : l'épistémé classiqueBLa nature ordonnée ou la nature obéissant à des lois1Les lois de la nature2L'absence de faille dans l'ordre de la nature3La critique de la mathématisation cartésienne de la natureCLa nature humaine ou la tentative d'une remontée vers les origines1Un problème méthodologique2La culture comme corruption et artificeIVLa possibilité d'un accès humain à la nature en tant que telleALa double redéfinition du concept de nature et de finalité : la solution kantienne1La redéfinition du concept de nature : l'entendement prescrit ses règles à la nature2La finalité comme idée régulatriceBL'art comme moyen de rendre compte de la nature1Le travail de l'artiste comme cheminement vers la nature2L'artialisation du regard ou la nature comme création artistique3La nature comme matériau artistique : l'art des jardinsOn ne définit pas la nature de la même façon selon qu'on la considère d'un point de vue scientifique, métaphysique ou ontologique. Rendre rationnellement compte de la nature se heurte aux limites de la compréhension humaine de la nature. En effet, l'homme a une compréhension proprement humaine de la nature. La possibilité d'un accès humain à la nature en tant que telle peut toutefois se faire grâce à une redéfinition du concept de nature et de finalité ou grâce à l'art.
Les définitions de la nature
La nature peut se définir d'un point de vue scientifique, d'un point de vue métaphysique ou encore d'un point de vue ontologique. Selon ces différents points de vue, différents problèmes philosophiques se posent.
D'un point de vue scientifique, la nature se définit comme l'ensemble de la réalité matérielle indépendante de l'activité et de l'histoire humaines. C'est le cadre dans lequel vivent tous les êtres vivants, et que l'homme tente d'expliquer par un ensemble de lois : les lois de la nature. Cependant la nature ne se réduit pas au réel dans son aspect physique. Elle doit aussi être comprise comme milieu, c'est-à-dire un cadre protecteur et nourricier qui permet la vie. D'un point de vue physique et biologique, l'homme naît et vit dans une nature qui le dépasse. La nature apparaît comme une immensité spatiale comparée à la taille humaine, et comme une immensité de forces (cataclysmes, tremblements de terre) comparée à la puissance humaine. Il semble alors que l'homme ne puisse pas comprendre ce qu'est la nature, mais être au contraire toujours dépassé par elle, bien que compris en elle. Ainsi l'expression « être dans la nature » signifie « être perdu ».
D'un point de vue métaphysique, la nature paraît douée d'une finalité qui lui est propre.
Métaphysique
D'un point de vue philosophique, la métaphysique désigne la connaissance de ce qui existe au-delà du monde visible, en dehors de l'expérience du sensible que l'on peut faire.
Quand on dit que la nature est bien faite, on la désigne comme un tout harmonieux répondant parfaitement à la fin qui est la sienne. La nature serait alors comparable à l'œuvre conçue par un architecte divin, qui lui assignerait à la fois sa forme et sa fin. Comment un intellect humain peut-il comprendre ce qu'est la fin de la nature, en tant que cette fin relève du divin ? L'intellect humain ne peut pas rivaliser avec l'intellect divin.
D'un point de vue ontologique, la nature renvoie à l'essence.
Ontologie
L'ontologie est une partie de la philosophie qui a pour objet l'étude de l'existence, du devenir, de la durée.
Essence
L'essence est l'ensemble des caractères innés qui définissent un être ou une chose, c'est-à-dire indépendamment de toute détermination biologique, sociale, culturelle ou historique.
Ainsi, la nature humaine désigne ce qui fait l'essence de l'homme. La condition humaine fait obstacle à une compréhension de la nature en tant que telle. L'homme, en se civilisant au cours de son histoire, s'est éloigné de la nature pour aménager son espace vital, qui est un espace culturel et social. Ce faisant, il s'est aussi éloigné de sa propre nature, supplantée alors par la culture. La nature humaine serait inaccessible à l'homme lui-même, car ensevelie sous les couches de sa culture. Comment un accès de l'homme à la nature est-il possible, quand l'homme est par essence à la fois éloigné d'elle, dépassé par elle, tout en ne pouvant vivre qu'en elle ?
Rendre rationnellement compte de la nature
L'ensemble des phénomènes naturels, quand ils ne font pas l'objet d'une étude scientifique et rationnelle, peuvent sembler résulter de causes divines et surnaturelles. Rendre compte rationnellement de la nature libère l'homme de ses peurs superstitieuses et désigne les causes des phénomènes naturels comme des causes naturelles.
La possibilité d'une étude scientifique et rationnelle de la nature
Le poème de Lucrèce De la nature des choses (Ier siècle av. J.-C.) est une présentation dans la langue latine de la physique d'Épicure, exposée dans la Lettre à Hérodote. La physique épicurienne est matérialiste et antifinaliste. L'atomisme permet d'expliquer scientifiquement et rationnellement la nature sans avoir besoin de recourir à une intervention des dieux.
La dédivinisation de la nature
En cherchant les causes physiques de la nature, Lucrèce tente de libérer les hommes des peurs dues aux superstitions religieuses. L'ignorance des causes naturelles conduisent en effet les hommes à attribuer aux phénomènes naturels et à la nature tout entière une origine divine.
Cette croyance superstitieuse qui explique la nature par des fables et des mythologies engendre chez l'homme la peur des dieux. Les actions faites pour conjurer la colère des dieux causent alors le malheur des hommes.
Lucrèce reprend dans De la nature des choses, I, le mythe d'Iphigénie. Pendant la guerre de Troie, la flotte du roi Agamemnon est contrainte de rester au port d'Aulide, car l'absence de vent empêche les bateaux de partir. Cette situation serait due à la colère divine de Diane, car Agamemnon a tué une biche qui lui était consacrée. Pour réparer sa faute et pour que les vents se lèvent, il doit sacrifier sa propre fille Iphigénie sur l'autel de Diane.
La connaissance de la nature des choses est un remède contre les superstitions religieuses. Lucrèce pose alors le principe selon lequel rien ne naît à partir de rien. Il n'y a pas de génération spontanée. Les dieux ne sont pas tout-puissants : ils ne peuvent pas créer par leur simple pouvoir. La démarche scientifique de Lucrèce vise donc non seulement à expliquer rationnellement la nature, mais aussi à délivrer les hommes d'une peur irrationnelle. Cette démarche contribue donc au bonheur humain.
« Il faut donc dissiper ténèbres et terreur de l'esprit, et cela, ni rayons du soleil, ni brillants traits du jour ne le font, ce qu'il faut, c'est bien voir la nature et en rendre raison. Et l'exorde, pour nous, en sera ce principe que rien ne naît jamais, divinement, de rien. Car, si la peur ainsi étreint tous les mortels, cela vient de ce que, sur terre et dans le ciel, ils se trouvent témoins de quantité de choses dont ils sont hors d'état, pour aucune raison, de comprendre pourquoi cela peut bien se faire, et qu'ils attribuent donc à un vouloir divin. Et pour cette raison, lorsque nous aurons vu que rien ne peut jamais être créé de rien, alors, de cet endroit, nous verrons déjà mieux ce que nous cherchons, savoir, d'où toute chose peut bien être créée, et de quelle façon toute chose se fait sans le concours des dieux. »
Lucrèce
De la nature des choses, I
vers 146-155
La physique atomiste
La physique atomiste permet d'expliquer la nature par les causes physiques que sont l'existence du vide et des atomes et les mouvements de ces derniers.
Puisqu'il n'y a pas de génération spontanée divine, il faut chercher les cause réelles et matérielles de la nature et de ses phénomènes. Pour Lucrèce, l'ensemble de la nature s'explique par l'existence des atomes et du vide. L'atome est le plus petit des éléments des corps composés et donc de l'univers entier. C'est la partie la plus élémentaire de la matière : étymologiquement, « atome » signifie « insécable ». C'est donc par l'existence et le mouvement des atomes que Lucrèce rend compte de la nature dans son ensemble phénoménal. Les atomes sont invisibles et en nombre infini. Ils sont en perpétuel mouvement et s'assemblent pour former des agrégats. Ces agrégats constituent toute la réalité matérielle.
« Sois contemplatif quand les feux du soleil entrent dans la maison, quand dans l'obscurité il répand ses rayons, et tu verras alors, et de mille manières, beaucoup de corps menus se mêler, dans le vide, au sein de la lumière même des rayons, et, comme les soldats d'une éternelle guerre, se livrer des combats, lutter par escadrons sans jamais arrêter, tant, sans désemparer, les viennent tourmenter alliances, ruptures ; et tu pourrais par-là deviner de quel genre est l'agitation des éléments premiers des choses quand ils vont à travers le vide, dans l'exacte mesure où une chose peut, quoique petite, offrir un exemple des grandes, et mettre sur la voie d'en avoir connaissance. »
Lucrèce
De la nature des choses, II
vers 114-124
Tous les atomes ne sont pas utilisés pour former des agrégats, mais certains sont en mouvement dans le vide, dans l'attente de former des agrégats. Ces atomes sont comme les grains de poussière qui se meuvent dans un rayon de soleil. Ils se heurtent les uns aux autres. Le choc les fait s'agréger ou se séparer, d'où l'analogie militaire. Cette double analogie expose le mouvement permanent des atomes dans le vide.
Lucrèce s'interroge alors sur le mouvement faisant que les atomes se choquent et s'assemblent en agrégats. En effet, les atomes sont des corps durs et denses. Ils tombent à la verticale dans le vide. Dans cette situation, il est impossible qu'ils se rencontrent. Il est alors nécessaire que la trajectoire des atomes soit déviée afin qu'ils se choquent et forment des agrégats, c'est-à-dire qu'ils constituent en s'agrégeant la réalité matérielle de toute chose. Ce mouvement créateur, cette déclinaison, c'est le clinamen.
Le refus du finalisme naturel
L'explication de l'ensemble de la nature par des causes physiques conduit au rejet de tout finalisme, qu'il soit externe ou interne.
Finalisme
Le finalisme est une doctrine philosophique qui croit à la finalité comme explication de l'Univers.
Il existe un refus du finalisme externe. Pour les épicuriens, les dieux existent, mais ils ne se soucient pas des affaires du monde. Les épicuriens ne sont pas athées au sens strict, mais ils rejettent les mythes sur les dieux : ils sont anti-providentialistes. Selon eux, le monde n'a pas été créé par les dieux, c'est-à-dire qu'il n'est pas régi par une volonté divine. De plus, il ne fut pas créé pour l'homme : la nature n'est pas bienveillante envers l'homme. Au contraire, malgré sa fécondité infinie, la nature est pleine d'imperfections. L'homme doit alors aménager lui-même son propre milieu au sein de cette nature inhospitalière. Il y a donc un double rejet d'une cosmologie et d'une anthropologie finalistes.
Il existe également un refus du finalisme interne. Rien dans la nature ne naît afin que l'on en fasse usage, mais ce n'est qu'après sa naissance qu'une chose naturelle impose son usage au cours du temps. Aucune finalité ne guide la découverte de l'usage des membres, mais l'expérience permet aux hommes d'assigner différents usages à leurs membres en fonction de leurs besoins. Ainsi, les organes ont précédé l'usage que les vivants en font au cours de l'histoire. À l'inverse, un usage particulier précède la fabrication d'un artefact particulier. L'homme doit ses découvertes à l'expérience qu'il fait de la nature, et aucunement à une intervention divine. Lucrèce dit ainsi au chant V que c'est en observant les choses se ramollir sous la chaleur du soleil que l'homme a appris l'art de cuire les aliments.
La philosophie atomiste de Lucrèce permet de penser rationnellement la nature, en évinçant toutes les chimères de la superstition religieuse. Cependant, Lucrèce, en refusant la providence, rejette tout finalisme naturel. La nature semble cependant être un tout harmonieux composé à la fois de hasard et de nécessité.
La finalité de la nature (Phusis) ou la composition du hasard et de la nécessité
Aristote, dans Métaphysique, V, 4, définit le concept de Phusis comme le mouvement consistant à venir à être par soi-même. La Phusis se rattache au mouvement téléologique de croître, pousser, faire naître, se développer. « Phusis se dit, en un premier sens, de la génération de ce qui croît ». L'ensemble des êtres possédant ce mouvement sont des êtres par nature.
L'obéissance de la nature à une fin
Tout ce qui appartient à la Phusis possède un principe de mouvement propre qui va le mener à la fin qui est la sienne. À l'inverse, les artefacts sont le produit d'un art (par exemple, un lit est le fruit de l'art du menuisier), et ne possèdent en eux-mêmes aucune puissance innée de changement. On distingue ainsi le naturel et l'artificiel.
Le mouvement qu'est la Phusis fait passer de l'être en puissance (dunamis) à l'être en acte (entéléchie). Ce mouvement est dit « par nature » car il est le mouvement par lequel tout élément de Phusis parvient à sa fin propre.
« De plus, la nature entendue comme génération est un chemin vers une nature. Ce n'est pas comme le traitement médical, dont on ne dit pas qu'il est une voie vers la santé, car, nécessairement, le traitement médical procède de l'art médical et ne va pas vers l'art médical ; mais la nature [comme génération] n'est pas dans le même rapport à la nature, et ce qui croît naturellement en venant de quelque chose, va ou croît vers quelque chose. »
Aristote
Physique, II, 1
La nature comme matière et comme forme
La nature est composée de matière et de forme. Cette complémentarité est l'hylémorphisme. Tout élément de la Phusis tend ainsi par nature vers la forme finale qui est la sienne propre. Le scientifique comprend donc la nature en déterminant qu'elle est la fin propre de chaque chose, le « ce en vue de quoi » est chaque chose.
« La nature se dit donc ainsi d'une première manière : la matière sous-jacente première de chacun des êtres qui ont en eux-mêmes un principe de mouvement et de changement ; d'une autre manière, c'est la figure et plus précisément la forme selon la définition. »
Aristote
Physique, II, 1
On note que ce mouvement ne concerne pas seulement les êtres vivants, mais bien tous les éléments de la Phusis : une plante qui croît tend vers son entéléchie, tout comme le feu qui est porté vers le haut.
Plus encore, Aristote dit dans Politiques I, 2 que la cité est une communauté naturelle, car elle est la fin de toutes les autres communautés que sont la famille et le village. Elle est la meilleure des communautés car elle procure l'autarcie. Ce n'est donc qu'au sein de la cité que l'homme peut atteindre sa propre fin.
La finalité et les ratés dans la nature : l'existence du hasard
Tout en pensant une nature finalisée, Aristote donne une grande place au hasard, qu'il présente comme une cause efficiente, c'est-à-dire une cause d'où part un changement.
Dans Physique, IV, Aristote revient sur la thèse atomiste qui place la spontanéité aux origines du monde. Il contredit cette thèse en affirmant que la nature n'est pas entièrement constituée de hasard, mais également de nécessité.
Puisque la nature n'est pas entièrement soumise à la providence, mais qu'elle comporte aussi une part de hasard, elle présente des ratés, comme le sont les monstres. Dans Génération des animaux, IV, 2, Aristote explique que dans le cas du monstre, la nature a dévié de l'espèce, de « l'en vue de quoi » propre à un être particulier. Ainsi, le monstre n'a pas pour cause la nature, sinon il serait conforme à la finalité de la nature, et ne serait de fait pas un monstre. La cause du monstre est le hasard.
« Le monstre n'a rien de nécessaire relativement à la cause finale et au but poursuivi ; il n'est nécessaire qu'au point de vue du hasard, puisque c'est dans le hasard qu'il faut chercher la cause des monstruosités. »
Aristote
Génération des animaux, IV, 2
Ainsi, s'il y a de la finalité dans la nature et que toutes les choses sont par nature orientées vers une certaine fin, tout dans la nature n'est pas finalité. Autrement dit, si la nature ne fait rien en vain et que tout ce dont elle est la cause obéit à une finalité, elle ne fait cependant pas tout ce qu'elle veut.
La liberté est-elle encore possible au sein de la finalité de la nature ? Ainsi que l'expose Pierre Aubenque dans La Prudence chez Aristote, l'existence du hasard dans le monde libère l'homme de ce qui serait un destin, en même temps qu'il rend son existence précaire. L'action humaine libre est possible en tant qu'elle s'insère dans la trame d'une providence trop lâche.
L'étude aristotélicienne de la Phusis permet de rendre raison de ce qu'est la nature. Cependant, la connaissance humaine de la nature ne saurait être pleine et entière. Elle comporte des bornes qui sont celles de la finitude de l'homme.
Les limites de la compréhension humaine de la nature
La compréhension humaine de la nature se heurte à une double limite : biologique et métaphysique. En tant qu'il est un vivant, l'homme ne peut embrasser la totalité de la nature, mais seulement des fragments de celles-ci : son milieu. En tant qu'il est une créature à l'entendement limité, l'homme ne peut accéder ni aux principes ni aux fins de la nature.
Les limites biologiques : la réduction de la nature au milieu
Tout sujet biologique n'appréhende jamais la nature dans son entièreté, mais seulement un fragment de cette nature : son milieu.
C'est ce qu'explique Jakob von Uexküll dans Milieu animal et milieu humain.
« Le milieu n'est qu'un morceau infime de la nature, découpé selon les aptitudes d'un sujet. »
Jakob von Uexküll
Milieu animal et milieu humain
Cette limite de l'appréhension de la nature par le vivant vaut donc également pour l'homme. Ce dernier se procure certes des moyens lui permettant de percevoir davantage de pans de la nature (des perceptils). Avec un sous-marin ou un télescope, l'homme peut percevoir des milieux qui ne sont pas les siens, et ainsi repousser les limites de son propre milieu. Il ne parviendra cependant jamais à embrasser la totalité de la nature.
Beaucoup de fonds marins sont inexplorés et l'homme ne saurait observer toutes les galaxies.
De plus, l'homme ne saurait embrasser l'ensemble des fonctions d'un même milieu. Ainsi, un spécialiste des ondes aériennes et un musicologue étudient certes le même milieu, mais pour l'un il n'y a que des ondes et pour l'autre il n'y a que des sons. La nature dans l'ensemble de ses milieux, et dans l'ensemble des fonctions de chacun de ses milieux, reste inaccessible à l'homme.
Les limites métaphysiques
L'homme est pris entre l'infiniment grand et l'infiniment petit de la nature. Cependant, son entendement, même s'il est limité, lui permet d'avoir conscience de cette situation d'entre deux qui est la sienne.
L'homme ne peut pas connaître l'infinité des univers ni l'infinité des parties d'un ciron à cause de la finitude de son entendement.
« Un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions. »
Blaise Pascal
Pensées, publié dans Revue des deux mondes
1669
Cependant, l'homme est une créature privilégiée, car il possède assez d'entendement pour avoir conscience de la situation qui est la sienne.
Ces deux limites à la compréhension de la nature ne sont pas à placer sur le même plan. En effet, la première concerne le vivant en général, tandis que la seconde est propre à l'homme. L'homme est un vivant doué de raison, si bien que sa manière d'appréhender la nature n'est pas seulement biologique. Une compréhension rationnelle proprement humaine de la nature est possible mais, comme l'indique la seconde limite, elle ne sera jamais complète à cause de la finitude de notre entendement. Quel regard l'homme porte-t-il sur la nature pour la comprendre ?
La compréhension humaine de la nature
L'homme doit prendre acte des limites de sa propre compréhension de la nature. Il se ménage alors un accès à la nature, mais sans chercher à outrepasser ses limites. Une compréhension proprement humaine de la nature est alors possible.
Mettre la nature en ordre : l'épistémé classique
Afin de comprendre la nature, l'entendement humain doit procéder à sa mise en ordre. L'histoire naturelle est rendue possible par le maintien d'une distance entre la nature et le langage humain qui la désigne, c'est-à-dire entre le mot et la chose. Le mot comme le tableau représentent la chose, mais ils ne sont pas la chose elle-même. À l'âge classique, l'histoire naturelle procède à une mise en tableau de l'ensemble des phénomènes naturels afin d'expliquer la nature. On parle de taxionomie. Ainsi que l'explique Foucault dans Les Mots et les Choses, au chapitre 5 « Classer », le tableau repose sur la structure et le caractère.
Dans Les Mots et les Choses, chapitre III, Michel Foucault explique que « représenter » l'ordre dans lequel l'homme met les choses de la nature ne concerne pas l'être des choses, mais seulement la manière dont elles peuvent être connues. Cet ordre apparaît alors comme nécessaire et naturel par rapport à la pensée, et comme arbitraire par rapport aux choses. L'homme use alors de signes de convention lui servant de grille de lecture. Autrement dit, l'homme n'essaie pas de parler le langage de la nature, car elle lui restera toujours en elle-même inaccessible. Il tâche au contraire d'ériger un langage permettant l'explication de la nature par l'entendement humain.
Michel Foucault prend l'exemple du tableau de Port-Royal qui est un signe ayant pour contenu que ce qu'il représente. De plus la représentation qu'est le tableau se donne lui-même comme représentation. Autrement dit, le tableau ne se substitue pas à la chose qu'il représente, mais il est pleinement affirmé dans sa fonction représentative, dans sa fonction de renvoi à autre chose que lui-même. Ainsi, le régime représentationnel est à la fois indication (rapport à l'objet) et apparition (manifestation de soi).
La structure permet la description des éléments visibles de la nature. Il ne s'agit cependant pas de décrire tout ce que l'on perçoit, mais seulement les aspects qui pourront être analysés, reconnus par tous et dotés d'un nom que tout le monde pourra employer. Ainsi, la structure limite et filtre le réel afin de lui permettre d'être transcrit dans un langage.
Avec la structure, on s'intéresse à un élément de la nature pris en lui-même. Avec le caractère, on s'intéresse au voisinage de cet élément, c'est-à-dire que l'on considère les cases du tableau adjacentes à celle de cet élément, afin de savoir quels autre éléments lui sont proches. Ainsi, l'histoire naturelle désigne à la fois très précisément les individus particuliers et les situe dans un système de ressemblance/différence qui les place les uns par rapport aux autres.
Un exemple de mise en ordre de la nature sont les cabinets d'histoire naturelle : la mise en ordre de la nature permet ainsi sa compréhension.
« Pour former un cabinet d'histoire naturelle, il ne suffit pas de rassembler sans choix, et d'entasser sans ordre et sans goût, tous les objets d'Histoire naturelle que l'on rencontre ; il faut savoir distinguer ce qui mérite d'être gardé de ce qu'il faut rejeter, et donner à chaque chose un arrangement convenable. L'ordre d'un cabinet ne peut être celui de la nature ; la nature affecte partout un désordre sublime. »
Denis Diderot, Jean Le Rond d'Alembert
« Cabinet », Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences et des arts
1751-1772
Pour comprendre la nature, il faut la mettre en ordre. L'ordre du cabinet, par sa dimension pédagogique, se heurte au « désordre sublime » de la nature. Les pièces d'une collection d'histoire naturelle ne doivent pas être exposées comme si elles étaient jetées pêle-mêle comme dans un puit. Dans ce cas, le spectateur ne distingue pas bien chaque pièce et ne retire de sa visite que le chagrin d'être privé de tant de richesses.
La distance du langage et du regard humain vis-à-vis de la nature qu'ils prennent pour objet permet d'accéder et de comprendre la nature sur un mode représentationnel. Cette représentation requiert une mise en ordre de la nature, ce qui se traduit notamment par sa mathématisation.
La nature ordonnée ou la nature obéissant à des lois
Une façon d'ordonner la nature pour la rendre compréhensible par l'entendement humain est de lui donner des lois. Encore faut-il cependant fonder la légitimité de ces lois, afin de les désigner comme les lois de la nature, et non les lois que l'homme donne arbitrairement à la nature.
Les lois de la nature
Opérer une mathématisation de la nature en énonçant ses lois permet une parfaite intelligibilité de la nature. Cette mathématisation de la nature, que la théorie mécaniste réduit à un ensemble de lois, s'accompagne d'une naturalisation de la mathématique. Autrement dit, la nature est explicable par des lois mathématiques car elle est d'essence mathématique.
Ainsi dans Traité du monde et de la lumière, chapitre VII, René Descartes énonce les trois lois fondamentales de la nature :
- le principe d'inertie ;
- la conservation de la quantité globale de mouvement dans le monde ;
- la conservation du mouvement rectiligne.
Ces trois lois de conservation sont déduites de l'essence divine. Ces lois de la nature sont créées par Dieu, comme un roi établit des lois en son royaume. La physique s'articule alors à la métaphysique.
« Les vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou Saturne, et l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout, que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit des lois en son royaume. Or il n'y en a aucune en particulier que nous ne puissions comprendre si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes innées en notre esprit, ainsi qu'un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s'il en avait aussi bien le pouvoir. Au contraire nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la connaissions. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la fait estimer davantage ; ainsi qu'un roi a plus de majesté lorsqu'il est moins familièrement connu de ses sujets, pourvu toutefois qu'ils ne pensent pas pour cela être sans roi, et qu'ils le connaissent assez pour n'en point douter. On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer comme un roi fait ses lois ; à quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut changer. – Mais je les comprends comme éternelles et immuables. – Et moi je juge le même de Dieu. – Mais sa volonté est libre. – Oui, mais sa puissance est incompréhensible ; et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu'il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre ; car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d'étendue que sa puissance. »
René Descartes
Lettre à Mersenne
15 avril 1630
Quand Dieu met en ordre la nature, il institue des lois de son choix, et les sujets doivent les accepter sans rien dire. Cependant, un monarque est incapable d'inscrire ses lois dans le cœur de ses sujets. C'est ici que se trouve la limite de la comparaison entre Dieu et un souverain politique, car Dieu place ses lois au cœur même de la nature humaine par le biais des vérités éternelles. Un sujet peut désobéir ou discuter une loi de son souverain, tandis que les lois divines s'imposent à nous. L'homme éprouve la nécessité de toutes ces vérités, et de fait celle de l'ordre de la nature. Cependant, cet ordre arbitraire reste en lui-même incompréhensible pour lui. L'homme reconnaît cet ordre comme rationnel, mais son fondement lui échappe. Plus encore, l'entendement de l'homme est limité au point qu'il ne peut pas imaginer un monde autre que celui qu'il a sous les yeux, ainsi que le montre l'expérience de pensée de la cinquième partie du Discours de la méthode.
Les lois de la nature, en tant qu'elles sont des lois mathématiques, reposent sur les vérités éternelles, qui sont le fondement des vérités mathématiques. Les vérités sont garanties éternellement en tant qu'elles sont voulues et créées par Dieu.
L'absence de faille dans l'ordre de la nature
En tant que l'ordre de la nature est un ordre divin, il est sans faille. Cependant, dans notre perspective humaine, certaines choses se présentent comme des anomalies.
René Descartes, dans les Méditations métaphysiques, VI, prend les exemples de l'hydropique et du membre fantôme. L'hydropique est assailli par la soif, alors que boire va le rendre encore plus malade. Notre corps nous pousse à boire alors que cela est mauvais pour nous. Dans le second exemple, il arrive qu'un amputé sente de la douleur dans le membre sectionné. Dans les deux cas, la nature semble nous causer des souffrances inutiles.
Descartes répond que rien dans le monde n'excède les lois mécaniques de la nature. La maladie n'est pas une exception à l'ordre, car elle résulte de causes, qui sont les causes physiques de mon corps. La maladie du corps est alors comparable au déréglage d'une montre. Il n'existe pas d'anomalie ou d'exception. L'homme qui trouve des exceptions dans la nature ne fait en réalité qu'ignorer l'ordonnancement des causes naturelles.
La critique de la mathématisation cartésienne de la nature
La mathématisation de la nature est l'élaboration par la raison humaine d'une grille de lecture mathématique, qui est ensuite appliquée à la nature pour pouvoir la déchiffrer. Husserl, dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, § 9, critique la mathématisation cartésienne de la nature.
Husserl distingue :
- l'étape de substruction où la nature est placée sous une grille de lecture mathématique destinée à son décryptage par un entendement humain ;
- l'étape de substitution où, au lieu d'étudier la nature, l'homme n'étudie que cette grille mathématique ;
- l'étape d'inversion qui conduit l'homme à prendre cet outil de décryptage pour la nature elle-même. Il affirme que la nature est par essence mathématique, alors que les mathématiques n'étaient que l'outil permettant l'étude de la nature. La nature est en elle-même complètement ignorée, alors que l'homme prétend en faire l'étude scientifique.
Si la nature échappait en partie à la rationalité humaine, il semble cette fois-ci que l'homme ne peut pas accéder même en partie à la nature. Le regard humain ne fait que la recouvrir d'une structure lisible pour lui, sans jamais accéder à la nature elle-même. Le problème redouble quand il s'agit pour l'homme d'accéder à sa propre nature.
La nature humaine ou la tentative d'une remontée vers les origines
L'homme, en tant qu'être civilisé vivant au sein de sociétés, se heurte à l'impossibilité d'accéder à sa propre nature. Le passage de la nature à la culture est à comprendre comme une dénaturation, une rupture avec notre nature.
Un problème méthodologique
Cette impossibilité pour l'homme social d'accéder à sa propre nature est pointée par Rousseau dès la préface du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. L'homme que nous avons sous les yeux est un homme social, politique et, de fait, dénaturé.
« Comment l'homme viendrait-il à bout de se voir tel que l'a formé la Nature, à travers tous les changements que la succession des temps et des choses a dû produire dans sa constitution originelle, et de démêler ce qu'il tient de son propre fonds d'avec ce que les circonstances et ses progrès ont ajouté ou changé à son état primitif ? Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un Dieu qu'à une bête féroce, l'âme humaine altérée au sein de la société (…) a pour ainsi dire, changé d'apparence au point d'en être méconnaissable. »
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Préface
1755
Cette distance qui sépare l'homme social de sa nature propre est infranchissable, car elle est le fruit d'un paradoxe insoluble. En effet, plus on étudie l'homme, plus on s'en éloigne. Par l'étude, des facultés ignorées de l'homme naturel sont développées. Plus on s'approche de la nature en l'étudiant et plus on s'en éloigne.
« Si elle nous a destiné à être sains, j'ose presque assurer, que l'état de réflexion est un état contre nature et que l'homme qui médite est un animal dépravé. »
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Préface
1755
Rousseau ne dit pas que l'état de réflexion est un état dépravé ou que l'état civil est une dépravation de l'état naturel. Cette phrase est suspendue au « si ». Ainsi, la question est de savoir si la santé est effectivement pour l'humanité le signe d'un état de perfection. De plus, si le développement des facultés intellectuelles se fait au prix d'une corruption de l'état naturel de l'homme, c'est par cette corruption que l'homme acquiert le libre arbitre auquel Rousseau accorde la valeur la plus haute du point de vue de la destination de l'homme.
La culture comme corruption et artifice
Rousseau qualifie ainsi l'entrée dans la société de dénaturation. L'homme social est alors doté de sentiments et de désirs qui lui sont propres, et qui marquent une rupture avec l'homme théorique de l'état de nature.
Contrairement à l'homme de l'état de nature qui ne tend qu'à satisfaire ses besoins naturels, l'homme social s'enchaîne au désir de possession de choses factices. Plus encore, certains sentiments sont propres à l'homme social, notamment le désir d'être préféré aux autres. S'opère alors une séparation de l'être et du paraître. L'homme social est poussé à paraître ce qu'il n'est pas pour remporter la préférence. Plus encore, il ne peut être que par la médiation du paraître.
Rousseau mène également cette réflexion sur la séparation de l'homme avec sa nature propre dans le Discours sur les sciences et les arts. Il explique ainsi que le développement des sciences et des arts est nuisible à la vertu.
L'art est semblable à un beau vêtement qui dissimule la vertu, faisant même croire qu'elle se trouve là où elle n'est pas. La vertu n'a pas besoin d'ornement : des habits rustiques lui conviennent parfaitement.
De même, le développement des sciences donne de l'orgueil à ceux qui possèdent le savoir. Par l'art et par la science, les hommes cherchent à se distinguer et à être préférés aux autres.
À l'issue de ce second moment, l'impossibilité pour l'homme de penser la nature s'est redoublée. Non seulement on ne peut pas comprendre ce qu'est la nature dans son entièreté, mais on ne peut pas non plus accéder à certains aspects de la nature. Le regard humain voile plus qu'il ne dévoile la nature. De manière plus intime encore, l'homme semble ne pas pouvoir accéder à ce qui lui est pourtant le plus proche : sa propre nature. Comment concilier l'exigence de penser la nature en tant que telle et le regard proprement humain porté sur elle ?
La possibilité d'un accès humain à la nature en tant que telle
Une première conciliation du regard limité que l'homme porte sur la nature et d'une étude de la nature en tant que telle concerne le champ épistémologique. Il faut alors redéfinir les concepts de nature et de finalité afin de ramener pour ainsi dire la nature « à échelle humaine » sans pour autant la nier en tant que telle. La seconde conciliation concerne le champ artistique où le travail et le regard de l'artiste permettent de rendre compte de la nature.
La double redéfinition du concept de nature et de finalité : la solution kantienne
Face à l'impossibilité pour la raison de penser la nature en tant que telle, Kant circonscrit le champ de la réflexion dans les limites de la raison. Il forge alors un nouveau concept de nature qui, associé à l'idée régulatrice de finalité, permet une étude pleine et entière de la nature depuis un point de vue humain.
La redéfinition du concept de nature : l'entendement prescrit ses règles à la nature
En posant un nouveau concept de nature où la nature désigne l'ensemble de l'expérience possible, Kant fonde la possibilité d'une connaissance pleine et entière de la nature par un regard humain.
« Comment est possible la nature au sens formel, comme ensemble de règles auxquelles doivent être soumis tous les phénomènes pour pouvoir être pensés comme liés en une expérience ? La réponse ne peut être que celle-ci : cette nature n'est possible que grâce à la constitution de notre entendement, selon laquelle toutes ces représentations de la sensibilité sont rapportées de façon nécessaire à une conscience, ce qui rend primordialement possible notre manière propre de penser : je veux dire, au moyen de règles – et grâce à elle, ce qui rend primordialement possible l'expérience, qu'il faut radicalement distinguer de la pénétration des objets en eux-mêmes. »
Emmanuel Kant
Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, II, § 36, « Comment la nature elle-même est-elle possible ? »
1783
La nature possède une existence légale : les lois de la nature se fondent sur l'entendement humain. Il ne s'agit cependant pas de dire que la pensée humaine régit la nature. Le concept de l'entendement qu'est le concept de nature ne me dit pas ce qu'est la chose en elle-même (« Les lois n'existent pas plus dans les phénomènes, que les phénomènes n'existent en soi. »). Il ne s'agit alors plus de se demander « comment la connaissance de la nature est-elle possible ? », mais « comment la nature est-elle possible ? ». La nature est possible en tant que mon entendement lui prescrit ses règles.
La finalité comme idée régulatrice
Afin de prescrire ses règles à la nature, et donc de rendre la nature pensable dans la multiplicité de ses phénomènes, l'entendement humain s'appuie sur l'idée régulatrice de finalité de la nature.
La troisième opposition de la Critique de la raison pure de Kant retrace l'opposition de la thèse mécaniste et de la thèse finaliste. La nature s'explique-t-elle entièrement par un ensemble de lois ou faut-il poser une causalité par liberté ? Selon la première thèse, l'ensemble de la nature est explicable par des lois de la nature qui sont des lois de causalité physique. La thèse finaliste ne nie pas l'existence de ces lois, mais affirme qu'il existe une autre forme de causalité. Il serait alors nécessaire de penser une spontanéité qui commencerait une série de phénomènes. Ces phénomènes s'enchaîneraient ensuite suivant les lois physiques de la nature. Autrement dit, il s'agit de penser un commencement transcendantal, c'est-à-dire un commencement par liberté au fondement de toutes les séries de causes naturelles.
Kant résout l'opposition en proposant un nouveau concept de la finalité. La finalité est alors pensée comme une idée régulatrice. Elle est le seul principe permettant de penser la légalité, la régularité et l'unité du contingent des phénomènes naturels.
« Je soutiens donc que les idées transcendantales n'ont jamais d'usage constitutif, comme si des concepts de certains objets étaient donnés par-là, et que, dans le cas où on les entend ainsi, elles ne sont que des concepts sophistiques. Mais elles ont au contraire un usage régulateur excellent et indispensablement nécessaire, celui de diriger l'entendement vers un certain but dans la perspective duquel les lignes directrices de toutes ces règles convergent en un point qui, bien qu'il ne soit qu'une idée, c'est-à-dire un point d'où les concepts de l'entendement ne partent pas réellement, puisqu'il se situe tout à fait en dehors des limites de l'expérience possible, sert cependant à leur fournir la plus grande unité avec la plus grande extension. »
Emmanuel Kant
Critique de la raison pure, « Appendice de la dialectique transcendantale »
1781
L'idée de finalité ne peut pas être démontrée, mais elle sert à diriger les recherches sur la nature. L'idée régulatrice ne dit pas comment est la nature, mais comment il faut chercher ce qu'elle est. Elle permet de considérer que l'ensemble des phénomènes de la nature est regroupé sous des lois. Autrement dit, on ne dit pas que la nature est l'œuvre d'une intelligence suprême, mais que la science, dans sa recherche d'une unité des lois de la nature, doit envisager la nature comme si tel était le cas. Cette idée régulatrice pousse à travailler dans le sens d'une unité systématique de la science de la nature. De plus, elle aide à découvrir un certain nombre de propriétés mécaniques.
Il faut donc faire un usage prudent de la supposition de l'unité finale des choses pour permettre la connaissance. Si l'on outrepasse les bornes de cette idée régulatrice, alors on quitte cet usage régulateur et l'on prétend produire une connaissance de la nature à partir des causes finales. La cause finale n'est pas une connaissance, mais seulement l'expression du désir de notre raison d'une unité systématique de la nature.
La double redéfinition de la nature et de la finalité chez Kant nous permet de concilier la possibilité d'une étude de la nature en tant que telle, et le regard proprement humain que l'on porte sur elle. Cette solution vaut dans le champ épistémologique. On peut proposer une seconde conciliation, cette fois-ci dans le champ artistique.
L'art comme moyen de rendre compte de la nature
La seconde conciliation possible entre le regard limité que l'homme porte sur la nature, et une connaissance de la nature en tant que telle s'établit dans le champ artistique. L'art serait alors un chemin vers la nature, une manière d'appréhender la nature, voire la condition d'existence de la nature.
Le travail de l'artiste comme cheminement vers la nature
Bachelard appelle « provocation du sensible » dans L'Eau et les Rêves : Essai sur l'imagination de la matière le rapport d'une provocation du sensible qui invite le sujet à se mettre en route vers le sensible. Il doit alors mener un travail esthétique et artistique pour rendre compte de cette provocation. Ceci est une autre manière pour l'homme de rendre compte de la nature.
« Voyant, sur l'eau et à la face du mur, un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je m'écriais dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé "zut, zut, zut, zut". Mais en même temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair dans mon ravissement. »
Marcel Proust
Du côté de chez Swann
© Grasset, 1913
La provocation du sensible est ici un éclat de lumière qui se reflète sur l'eau et le sentiment d'éblouissement qui en résulte. Le « zut, zut, zut, zut » signifie cette incapacité à traduire ce ravissement causé par l'expérience d'un phénomène sensible et naturel. Quand il dit que son devoir est de voir plus clair dans son ravissement, le narrateur devient écrivain.
L'artialisation du regard ou la nature comme création artistique
On peut également penser, à l'inverse de la thèse bachelardienne de la provocation du sensible, que l'art vient en premier et la nature en second. L'art serait alors la cause d'une artialisation de notre regard, de sorte que ce serait seulement par le biais de l'art que l'homme pourrait accéder à la nature. Par conséquent, la nature n'existerait pas en elle-même, mais elle serait notre création.
« Qu'est-ce donc que la Nature ? Elle n'est pas la Mère qui nous enfanta. Elle est notre création. C'est dans notre cerveau qu'elle s'éveille à la vie. Les choses sont parce que nous les voyons, et ce que nous voyons, et comment nous le voyons, dépend des arts qui nous ont influencés. Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l'on en voit la beauté. Alors, et alors seulement, elle vient à l'existence. »
Oscar Wilde
Le Déclin du mensonge
1891
L'art apprend à l'homme à voir la beauté des choses de la nature. Wilde prend ainsi l'exemple des brouillards de Londres : avant que les brouillards ne soient représentés en peinture par des artistes, personne ne s'était aperçu de leur présence. Ainsi, la nature n'existe pas en elle-même, mais seulement parce qu'on la voit esthétiquement, c'est-à-dire à travers des catégories artistiques.
La nature comme matériau artistique : l'art des jardins
Une dernière manière pour l'homme d'appréhender la nature par le biais de l'art est de la traiter en elle-même comme un matériau artistique. Il ne s'agit pas de transformer ce matériau, mais de travailler avec ses particularités spécifiques. L'activité artistique de l'homme, et de fait son regard proprement humain, s'accorde avec l'essence propre de la nature.
Les jardins de Gilles Clément combinent art contemporain et art des jardins. Clément travaille sur le mouvement propre au végétal. Ses jardins sont composés de végétaux annuels et bisannuels. Pour chaque espace de végétaux se produit une disparition des organismes et une apparition d'organismes par pollinisation à des lieux non choisis. Ainsi, le jardin change de visage. Le jardinier choisit les plantes qu'il faut garder et les espaces où les planter. Une connaissance précise des espèces et de leur comportement est donc requise pour déterminer les critères biologiques et esthétiques de composition des jardins. Le traitement artistique de la nature requiert sa connaissance théorique.