Sommaire
ILe romantisme comme expression de la sensibilitéAL'expression de la sensibilité dans la littérature du XVIIIe siècleBLa naissance du romantisme au XIXe siècle1Un siècle mouvementé2La définition du romantismeCLe héros romantique : un être tourmentéDL'importance de la natureIIL'expression de la sensibilité au XXe siècleALa conscience artistique comme expression de la sensibilité humaineBL'expérience spirituelleCL'analyse de la conscience humaineSuite à la Révolution française de 1789, une nouvelle forme de sensibilité européenne apparaît. Elle avait été amorcée par Rousseau avec La Nouvelle Héloïse en France et par Goethe avec Les Souffrances du jeune Werther en Allemagne. Ce mouvement s'appelle le romantisme et donne une place privilégiée à l'individu, à ses sentiments amoureux, ses sentiments moraux, ses pensées, son expérience personnelle. Dès lors et jusqu'au XXe siècle, la sensibilité individuelle sera au centre de la pensée européenne, alors que des périodes troubles et bouleversantes secouent l'Europe.
Comment décrire le monde ou la vie selon l'expérience d'un individu ? Comment exprimer l'intime, la vie intérieure du sujet, sa sensibilité ?
Le romantisme comme expression de la sensibilité
Le romantisme est l'expression de la sensibilité. Dès le XVIIIe siècle, on observe dans la littérature une importance grandissante de la sensibilité. C'est au XIXe siècle que naît véritablement le mouvement romantique. Ce mouvement artistique et culturel s'oppose à la tradition classique et au rationalisme des Lumières, cherchant à libérer l'imagination et la langue. Ainsi, il privilégie l'expression du « moi », souvent à travers la représentation d'un héros tourmenté, et le thème de la nature est privilégié.
L'expression de la sensibilité dans la littérature du XVIIIe siècle
La sensibilité est l'expression du « moi », des sentiments, des sensations de l'individu. Elle occupe une place privilégiée en littérature dès le XVIIIe siècle en Europe. Des auteurs comme Rousseau en France et Goethe en Allemagne sont considérés comme des précurseurs du romantisme, dans le sens où ils accordent beaucoup d'importance aux sentiments et aux sensations de leurs personnages. Le paysage et la nature tiennent une place de premier ordre dans leurs écrits.
L'expression des sentiments d'un personnage est au cœur de certains romans du XVIIIe siècle. Le mouvement du Sturm und Drang, en Allemagne, célèbre la force du sentiment et la mise en avant de l'individualité. On cherche à traduire les passions.
Passion
La passion est une émotion exacerbée qu'une personne peut ressentir pour une autre (ou pour un objet). Cette émotion occupe alors toutes les pensées et il semble impossible de s'en détacher, créant quelquefois une forme de dépendance.
Les auteurs préromantiques utilisent la première personne du singulier, notamment dans des romans épistolaires : cela leur permet de faire s'exprimer facilement les personnages. C'est le cas du roman Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, écrit en 1774. Goethe décrit l'amour et la souffrance d'un jeune garçon, Werther. Ce roman aurait conduit au suicide plusieurs jeunes Européens, désespérés par la tragique histoire d'amour de Werther.
« Oh ! quel feu court dans toutes mes veines lorsque par hasard mon doigt touche le sien, lorsque nos pieds se rencontrent sous la table ! Je me retire comme du feu ; mais une force secrète m'attire de nouveau ; il me prend un vertige, le trouble est dans tous mes sens. Ah ! son innocence, la pureté de son âme, ne lui permettent pas de concevoir combien les plus légères familiarités me mettent à la torture ! Lorsqu'en parlant elle pose sa main sur la mienne, que dans la conversation elle se rapproche de moi, que son haleine peut atteindre mes lèvres, alors je crois que je vais m'anéantir, comme si j'étais frappé de la foudre. Et, Wilhelm, si j'osais jamais… cette pureté du ciel, cette confiance ; tu me comprends. Non, mon cœur n'est pas si corrompu ! mais faible ! bien faible ! et n'est-ce pas là de la corruption ? »
Johann Wolfgang von Goethe
Les Souffrances du jeune Werther
1774
Dans cet extrait, le narrateur utilise la métaphore du « feu » pour évoquer l'amour. Les sentiments de Werther sont contrastés. En effet, il est amoureux, mais cet amour est une « torture » et « le trouble est dans tous [ses] sens ». Goethe montre toute la sensibilité de Werther en recourant notamment à une ponctuation expressive, trahissant l'état intérieur du héros.
En France, Rousseau est considéré comme l'un des premiers auteurs à placer au centre la sensibilité de l'individu. Il exprime ses propres émotions et sensations, notamment dans Les Rêveries du promeneur solitaire en 1782. Dans cet ouvrage, le paysage tient une place très importante : les descriptions de la nature sont comme un miroir de l'âme des personnages. De même, la rêverie est propice à l'expression des sentiments. On retrouve ces procédés dans le romantisme.
« Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image : mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort. »
Jean-Jacques Rousseau
Les Rêveries du promeneur solitaire
1782
Dans la « Cinquième promenade » de ses rêveries, Rousseau évoque son séjour à l'île Saint-Pierre et son bonheur éprouvé lorsqu'il admire le lac de Bienne. La simple vue du lac le touche : « le bruit des vagues et l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse ». La nature apaise son âme.
La naissance du romantisme au XIXe siècle
Apparu en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle, le romantisme trouve sa place en France à la suite de la Révolution française, durant une période particulièrement mouvementée, qui peine à trouver un équilibre. Sa définition repose sur l'expression de la sensibilité, notamment des sentiments moraux, et particulièrement du mal-être.
Un siècle mouvementé
Le romantisme apparaît en Europe au XIXe siècle, alors que la situation est instable au niveau politique. Le poète devient celui qui ressent des sentiments contrastés face à cette nouvelle situation politique.
Le XIXe siècle est secoué par de nombreux changements politiques. Ainsi, en France, le début du XIXe siècle est marqué par l'échec de la Révolution française de 1789, puis la Restauration en 1815, et enfin l'instauration de la monarchie de Juillet.
De nombreux romantiques, qui espèrent un monde meilleur et plus juste, sont désabusés par l'impossibilité d'instaurer un régime républicain. Le poète est celui qui peut exprimer ses sentiments face à cette douloureuse situation.
« Je suis poète lorsque j'admire, lorsque je méprise, lorsque je hais, non par des sentiments personnels, non pour ma propre cause, mais pour la dignité de l'espèce humaine et la gloire du monde.
Corinne s'aperçut alors que la conversation l'avait entraînée, elle en rougit un peu ; et se tournant vers lord Nelvil, elle lui dit : — Vous le voyez, je ne puis approcher d'aucun, des sujets qui me touchent sans éprouver cette sorte d'ébranlement qui est la source de la beauté idéale dans les arts, de la religion dans les âmes solitaires, de la générosité dans les héros, du désintéressement parmi les hommes. »
Madame de Staël
Corinne ou l'Italie
1807
Dans cet extrait, on remarque une définition de ce qu'est un poète, à travers l'utilisation de la répétition « lorsque » et l'emploi d'une antithèse « j'admire/je méprise ». Le poète, après la Révolution française, est celui qui ressent des sentiments contrastés et est capable de les évoquer. De plus, cette idée est renforcée par le terme « ébranlement », qui signifie la mise en mouvement de son âme, dans la mesure où elle semble faire preuve d'une extrême sensibilité.
La définition du romantisme
Le romantisme se définit comme l'expression de la sensibilité de l'artiste, notamment des sentiments moraux, et plus particulièrement de son mal-être. En effet, on parle au XIXe siècle de « mal du siècle » pour définir la génération mélancolique des jeunes artistes qui sont profondément désabusés.
Romantisme
Le romantisme est un mouvement littéraire et artistique de la première moitié du XIXe siècle. Il se développe en Europe en réaction contre le siècle des Lumières, jugé trop rationnel. Il se caractérise par la volonté de la part de l'artiste d'exprimer ses états d'âme : sentiments, passions, etc.
Les auteurs romantiques s'intéressent vivement à ce qui arrive aux autres, ils cherchent à ressentir ce que les autres ressentent. On parle de sentiments moraux.
Sentiments moraux
Selon le philosophe anglais Adam Smith, les sentiments moraux se définissent comme un « principe d'intérêt pour ce qui arrive aux autres », ou la « faculté de partager les passions des autres quelles qu'elles soient ». Ainsi, il s'agit de la capacité propre à l'homme de ressentir ce qu'autrui ressent (bonheur, peine, etc.), on peut alors parler d'empathie.
Les artistes romantiques sont souvent considérés comme des êtres mélancoliques qui expriment leur mal-être, ce qui a donné l'expression « mal du siècle ».
« Mal du siècle »
L'expression « mal du siècle » désigne la souffrance ressentie par toute une génération au XIXe siècle. Il s'agit d'une souffrance sociale et politique à cause de la période d'instabilité que connaît la France suite à la Révolution de 1789. Cette souffrance est également psychologique, marquée par l'inquiétude, l'incertitude, la solitude, ainsi qu'une grande mélancolie.
Mélancolie
La mélancolie est une profonde tristesse sans raison apparente, qui occupe toutes les pensées de celui qui en est atteint. On a longtemps associé « l'humeur noire » à la mélancolie. D'un point de vue étymologique, la mélancolie signifie « la bile noire » (melaïna kolè en grec).
La mélancolie peut aussi se traduire comme étant une source d'inspiration poétique. L'artiste, en écrivant, laisse parler son « moi » et la sensibilité de son âme. C'est ce que Baudelaire nomme « l'alchimie », c'est-à-dire la transformation de « boue » (souffrance) en « or » (écriture). D'ailleurs, Baudelaire utilisera le mot anglais « spleen » pour évoquer la mélancolie romantique dans ses poèmes.
Pour les artistes romantiques, le passé est vu comme une période d'âge d'or impossible à retrouver. Après la monarchie de Juillet, on voit apparaître toute une génération de romantiques désabusés, dont Alfred de Musset est le parfait représentant. Il incarne une génération qui a le sentiment d'être sacrifiée et condamnée à l'ennui, à l'inanité d'une vie désormais privée de finalité. La fin du XIXe siècle est marquée par un profond pessimisme à cause des guerres perdues.
« Pour écrire l'histoire de sa vie, il faut d'abord avoir vécu ; aussi n'est-ce pas la mienne que j'écris.
Ayant été atteint, jeune encore, d'une maladie morale abominable, je raconte ce qui m'est arrivé pendant trois ans. Si j'étais seul malade, je n'en dirais rien ; mais, comme il y en a beaucoup d'autres que moi qui souffrent du même mal, j'écris pour ceux-là, sans trop savoir s'ils y feront attention ; car, dans le cas où personne n'y prendrait garde, j'aurai encore retiré ce fruit de mes paroles, de m'être mieux guéri moi-même, et, comme le renard pris au piège, j'aurai rongé mon pied captif. […]
Trois éléments partageaient donc la vie qui s'offrait alors aux jeunes gens : derrière eux un passé à jamais détruit, s'agitant encore sur ses ruines, avec tous les fossiles des siècles de l'absolutisme ; devant eux l'aurore d'un immense horizon, les premières clartés de l'avenir ; et entre ces deux mondes… quelque chose de semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ; le siècle présent, en un mot, qui sépare le passé de l'avenir, qui n'est ni l'un ni l'autre et qui ressemble à tous deux à la fois, et où l'on ne sait, à chaque pas qu'on fait, si l'on marche sur une semence ou sur un débris…
Voilà dans quel chaos il fallut choisir alors ; voilà ce qui se présentait à des enfants pleins de force et d'audace, Fils de l'Empire et petit-fils de la Révolution. »
Alfred de Musset
La Confession d'un enfant du siècle
1836
On voit dans cet extrait que Musset se fait le porte-parole de toute une génération qui souffre : « Si j'étais seul malade, je n'en dirais rien ; mais, comme il y en a beaucoup d'autres que moi qui souffrent du même mal, j'écris pour ceux-là ». Il indique également que le mal ressenti par cette génération est directement lié à la Révolution comme le montre la périphrase « Fils de l'Empire et petit-fils de la Révolution ». Pour représenter ce « mal du siècle », il utilise la métaphore filée de la tempête (image propre aux romantiques) : « quelque chose de semblable à l'Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant, une mer houleuse et pleine de naufrages, traversée de temps en temps par quelque blanche voile lointaine ou par quelque navire soufflant une lourde vapeur ». Cette métaphore sert à rappeler la tempête intérieure qui se déroule dans l'âme de l'écrivain.
Le héros romantique : un être tourmenté
Le héros romantique est un miroir de l'artiste romantique, un être torturé par ses émotions et par le monde qui l'entoure. Il exprime son désarroi.
C'est ce que va incarner le « héros romantique » qui apparaît après la Révolution française de 1789. Exalté, tourmenté, isolé, confronté à un destin incertain, le héros romantique doit faire face à l'histoire et à un futur dont il ne veut pas. Le héros romantique devient le porte-parole de toute une génération mélancolique. En France, la jeunesse se croit sans espoir après la chute de Napoléon, qui incarne la figure d'un grand passé révolu. La République peine à être instaurée, les gouvernements et régimes politiques instables qui se succèdent désespèrent la jeunesse qui ne croit plus en rien.
« LORENZO.
Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette (Il frappe sa poitrine), il n'en sorte aucun son ? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. »
Alfred de Musset
Lorenzaccio
1834
Lorenzo, le personnage principal de Lorenzaccio d'Alfred de Musset, est un exemple de héros romantique. Il est en proie à un mal profond, tiraillé entre le bien et le mal, le vice et la vertu. Par le biais d'une succession de questions rhétoriques, Lorenzo montre qu'il est tiraillé par un mal qui vient de son âme, indiquant qu'il n'est plus aujourd'hui que « l'ombre » de lui-même.
L'importance de la nature
La nature occupe une place primordiale dans le romantisme. Elle peut être le reflet de l'âme de l'homme, le poussant à la réflexion. La nature permet de nourrir une réflexion sur le temps qui passe.
Le philosophe Kant explique que la nature est une force qui dépasse l'homme et le pousse à la réflexion.
« Nous avons découvert en notre esprit une supériorité sur la nature même dans son incommensurabilité : de même est-il vrai aussi que ce que sa force a d'irrésistible nous fait certes connaître, en tant qu'êtres de la nature, notre faiblesse physique, mais en même temps elle dévoile un pouvoir de nous juger comme indépendants par rapport à elle et une supériorité à l'égard de la nature – sur quoi se fonde une conservation de soi-même d'une tout autre sorte que celle à laquelle la nature extérieure peut porter atteinte et qu'elle peut mettre en danger, tant et si bien que l'humanité en notre personne demeure non abaissée, quand bien même l'homme devrait succomber devant cette puissance. »
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger
1790
Dans cet extrait, le philosophe montre la puissance de la nature, capable de dévoiler le monde aux hommes. La nature dépasse l'homme en lui révélant l'ampleur de ses forces intérieures. Elle est vertigineuse, infinie et sublime : elle domine totalement l'homme.
Chateaubriand, dans son œuvre René, met en avant la contemplation de la Nature qui permet au narrateur d'exprimer ses sentiments.
« La solitude absolue, le spectacle de la nature, me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence : je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future ; je l'embrassais dans les vents ; je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de vie dans l'univers. »
François-René de Chateaubriand
René
1802
Dans cet extrait, René trouve refuge au cœur de la nature, elle devient une forme de confidente. On remarque que le narrateur personnifie la nature : « la nuit était également troublée de mes songes », « je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve » donnent l'impression que la nature prend vie, et c'est grâce à elle que le narrateur parvient à exprimer ses sentiments. Enfin, la comparaison « je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d'une lave ardente » est typiquement romantique ; elle montre des sentiments très forts, hyperboliques pour indiquer toute cette effusion de sentiments. C'est donc grâce à la nature qu'il parvient à exprimer sa sensibilité.
La nature permet d'aborder le thème du temps qui passe inévitablement. Nature et destinée humaine sont souvent liées.
« Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos,
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
"Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
"Assez de malheureux ici-bas vous implorent ;
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux. »
Alphonse de Lamartine
« Le Lac », Méditations poétiques
1820
On remarque dans cet extrait l'emploi d'une métaphore filée sur la fuite du temps (« suspends ton vol, Suspendez votre cours, Des plus beaux de nos jours, Coulez, coulez pour eux ») associée à l'eau qui coule. En effet, le poète veut montrer qu'il est impossible d'arrêter le cours du temps, tout comme il est impossible d'arrêter le cours de l'eau ; il faut donc tenter de profiter de chaque instant qui nous est donné à vivre.
L'expression de la sensibilité au XXe siècle
Au XXe siècle, on s'intéresse de plus en plus à la conscience humaine et à la représentation que l'homme se fait du monde qui l'entoure. On considère que la conscience se construit dans la durée et dispose de sa propre sensibilité qui évolue en même temps que le monde. L'homme fait ses propres expériences dans le monde qui l'entoure, qu'elles soient artistiques, physiques, ou métaphysiques. Ces expériences lui permettent alors de mener une véritable introspection et peuvent changer la perception que l'homme a du monde.
La conscience artistique comme expression de la sensibilité humaine
La sensibilité humaine est le propre de l'homme puisqu'il est le seul à avoir conscience (c'est-à-dire la connaissance immédiate de son activité psychique) du « moi ». C'est la raison pour laquelle il éprouve une certaine forme de sensibilité face au monde qui l'entoure. La sensibilité humaine s'exprime particulièrement dans la conscience artistique, c'est-à-dire l'appréciation personnelle que chaque personne a face à une œuvre d'art.
Pour de nombreux philosophes, l'homme est le seul être capable d'accéder à la conscience de soi car il possède l'expression du « moi », c'est-à-dire qu'il est capable de dire « je » et de penser par lui-même comme le souligne Kant. Hegel, quant à lui, indique que c'est parce qu'il est capable d'exprimer sa sensibilité esthétique dans la création artistique que l'homme accède à la conscience de soi. La conscience de soi peut s'exprimer de différentes manières.
« Cette conscience de lui-même, l'homme l'acquiert de deux manières : théoriquement, en prenant conscience de ce qu'il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu'il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu'il offre à ses propres yeux. Mais l'homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait, pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d'une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l'enfant : il veut voir des choses dont il soit lui-même l'auteur, et s'il lance des pierres dans l'eau, c'est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s'observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu'à cette sorte de reproduction de soi-même qu'est une œuvre d'art. »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Esthétique
1818-1829
L'être conscient cherche à comprendre qui il est, c'est-à-dire qu'il s'interroge sur ses émotions et ses sentiments. Il est donc à l'écoute de ce qu'il est, il essaye de se définir, de se représenter ; mais il cherche également à interagir avec le monde. Ces deux mouvements culminent dans l'expression de soi qu'est une œuvre d'art. C'est ainsi que se constitue l'individualité de la conscience, lorsque l'on tente de s'approprier le monde.
Henri Bergson voit la conscience comme quelque chose qui se construit dans la durée, où l'émotion affecte peu à peu les choix futurs ou la sensibilité générale de l'individu.
« Mais certains états de l'âme nous paraissent, à tort ou à raison, se suffire à eux-mêmes : telles sont les joies et les tristesses profondes, les passions réfléchies, les émotions esthétiques. L'intensité pure doit se définir plus aisément dans ces cas simples, où aucun élément extensif ne semble intervenir. Nous allons voir, en effet, qu'elle se réduit ici à une certaine qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d'états psychiques, ou, si l'on aime mieux, au plus ou moins grand nombre d'états simples qui pénètrent l'émotion fondamentale. Par exemple, un obscur désir est devenu peu à peu une passion profonde. Vous verrez que la faible intensité de ce désir consistait d'abord en ce qu'il vous semblait isolé et comme étranger à tout le reste de votre vie interne. Mais petit à petit il a pénétré un plus grand nombre d'éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur ; et voici que votre point de vue sur l'ensemble des choses vous paraît maintenant avoir changé. »
Henri Bergson
Essai sur les données immédiates de la conscience
1889
On remarque dans cet extrait l'évocation des états psychiques à travers une métaphore de la teinture ou de la coloration qui représenterait l'idée selon laquelle la sensibilité de la conscience évolue petit à petit (« un obscur désir est devenu peu à peu une passion profonde »). Il est question du temps lié à l'expérience personnelle, qui finit par influencer une partie de la conscience. Ainsi la sensibilité émotionnelle influe sur la constitution de la conscience. Celle-ci ne doit pas être vue comme un objet qui réagit simplement à l'expérience mais comme l'expression d'une continuité qui met en mouvement différents éléments psychiques.
Selon Bergson, tout le monde n'a pas la même sensibilité face à l'art, cette sensibilité est personnelle et diffère en fonction du vécu de chaque individu. C'est la raison pour laquelle tous les hommes ne disposent pas de la même conscience artistique, certains d'ailleurs, en sont dépourvus.
« Il est certain qu'une nouvelle œuvre d'art, une œuvre vraiment nouvelle a très grand peine à se faire accepter, à se faire comprendre et la raison en est très simple, c'est qu'on ne peut pas y faire attention ; l'attention ne peut pas se fixer sur elle ; il ne faut pas demander à l'attention plus qu'elle ne peut donner. L'attention, de par son mécanisme, c'est la jonction entre la perception et des états anciens ; s'il y a trop de différences, la jonction ne peut pas se faire. Conduisez une personne qui n'a jamais entendu de musique ou qui n'a entendu que des airs de danse, à un opéra de Wagner ou même simplement à un concert où on donne une symphonie de Beethoven, elle ne comprendra pas, elle n'appréciera pas, par la raison simple qu'elle ne peut pas fixer son attention. Tout le matériel de l'attention sera ce qui est nécessaire pour faire attention – il faut d'abord en effet, il faut d'abord s'isoler et prendre une attitude matérielle appropriée, c'est le commencement –, mais après l'isolement, il y a la concentration qui elle, est quelque chose d'intérieur, qui est le processus intellectuel, cette concentration c'est une coalescence entre le souvenir et la perception. Si la distance est trop grande entre ce qu'on perçoit et ce qu'on connaît déjà, la coalescence ne peut pas se faire et l'attention en réalité ne se fixe pas, on croit faire attention mais on ne fait pas attention, on ne distingue pas, on ne comprend pas et par conséquent on n'apprécie pas. »
Henri Bergson
Histoire des théories de la mémoire. Cours au Collège de France 1903-1904
L'attention d'un individu ne peut se fixer sur une œuvre d'art que si l'on dispose déjà de quelques connaissances, comme le montre l'exemple du concert. S'il n'y a pas « une coalescence entre le souvenir et la perception », alors l'homme ne peut ni comprendre ni apprécier une œuvre d'art.
L'expérience spirituelle
L'expérience spirituelle est une expérience individuelle propre à chaque être humain. Il s'agit alors d'une expérience métaphysique, consciente ou inconsciente. On peut en faire l'expérience face à une œuvre d'art.
Selon William James, l'expérience spirituelle que chacun fait peut amener en l'homme une conscience subliminale, qui serait source de connaissance et de développement intuitifs et créatifs, et qui permettrait de dépasser les limites de l'individualité. Ce processus, essentiellement inconscient, dépend de la dimension religieuse de la psyché humaine. Ainsi, la spiritualité peut être vue comme une expression de la sensibilité qui s'écarte du « moi » pour trouver sa consécration dans ce qui le dépasse. Finalement, à l'intérieur du moi se terrent déjà des choses qui apparaissent liées à des conceptions du monde et de son au-delà (ce qui transcende la conscience s'y trouve déjà). Ce n'est donc plus l'expérience de Dieu que l'on étudie mais la naissance de la métaphysique dans l'expérience humaine.
Métaphysique
D'un point de vue philosophique, la métaphysique désigne la connaissance de ce qui existe au-delà du monde visible, en dehors de l'expérience du sensible que l'on peut faire.
« Les prolongements du moi conscient s'étendent bien au-delà du monde de la sensation et de la raison, dans une région qu'on peut appeler ou bien mystique, ou bien surnaturelle. Pour autant que nos tendances vers l'idéal ont leur origine dans cette région – et c'est le cas de la plupart d'entre elles, car elles nous possèdent d'une manière dont nous ne pouvons nous rendre compte –, nous y sommes enracinés plus profondément que dans le monde visible ; car nos aspirations les plus hautes sont le centre de notre personnalité. Mais ce monde invisible n'est pas seulement idéal : il produit des effets dans le monde sensible. Par la communion avec l'invisible, le moi fini se transforme ; nous devenons des hommes nouveaux et notre régénération, modifiant notre conduite, a sa répercussion dans le monde matériel. »
William James
Les Formes multiples de l'expérience religieuse
1902
William James présente ici le « moi subconscient » que l'on nommera plus tard l'inconscient. Il évoque ce lieu où se logent les désirs, les rêves, des souvenirs, et c'est dans cet espace du moi que se constitue un sentiment qui fait naître l'au-delà. Ce qu'il cherche à montrer, c'est que cette forme métaphysique du moi est déjà en nous, il suffit de communier avec l'invisible pour s'en rendre compte.
Selon Henri Bergson, l'âme doit être dissociée du cerveau, car elle est capable de survivre au corps, c'est-à-dire d'accéder à l'immortalité.
« Sans doute, le va-et-vient des acteurs, leurs gestes et leurs attitudes, ont leur raison d'être dans la pièce qu'ils jouent ; et si nous connaissons le texte, nous pouvons prévoir à peu près le geste ; mais la réciproque n'est pas vraie, et la connaissance des gestes ne nous renseigne que fort peu sur la pièce, parce qu'il y a beaucoup plus dans une fine comédie que les mouvements par lesquels on la scande. Ainsi, je crois que si notre science du mécanisme cérébral était parfaite, et parfaite aussi notre psychologie, nous pourrions deviner ce qui se passe dans le cerveau pour un état d'âme déterminé ; mais l'opération inverse serait impossible, parce que nous aurions le choix, pour un même état du cerveau, entre une foule d'états d'âme différents, également appropriés. »
Henri Bergson
L'Énergie spirituelle
1919
Henri Bergson utilise l'image de la pièce de théâtre et du jeu des comédiens pour montrer que si l'on ne s'intéresse qu'à la mécanique des gestes, donc du cerveau, le sens et la signification de la pièce échappent à l'individu. Il faut donc s'intéresser à la métaphysique (l'âme) et non seulement au monde réel (le corps).
Dans une certaine mesure, l'art peut permettre à l'homme d'atteindre une certaine forme de spiritualité.
« D'une façon générale, le but de l'art consiste à rendre accessible à l'intuition ce qui existe dans l'esprit humain, la vérité que l'homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l'esprit humain. C'est ce que l'art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l'apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l'instant où elle sert à éveiller en nous le sentiment et la conscience de quelque chose de plus élevé. C'est ainsi que l'art renseigne sur l'humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l'esprit. Nous voyons ainsi que l'art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s'agitent dans l'âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme. "Rien de ce qui est humain ne m'est étranger" : telle est la devise qu'on peut appliquer à l'art. »
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Introduction à l'esthétique
1818-1829
On remarque dans cet extrait les effets de l'art sur l'homme : « C'est ainsi que l'art renseigne sur l'humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l'esprit. » Ainsi, l'art, sous toutes ses formes, est capable de faire éprouver une multitude de sentiments divers à l'homme. Mais à travailler l'éveil de la sensibilité artistique, l'art révèle son but ultime qui est l'éveil de l'âme.
L'analyse de la conscience humaine
Les récits réalistes au XXe siècle mettent en avant l'évolution des sentiments et des sensations à partir de l'observation du monde et de descriptions minutieuses. Grâce aux nombreux travaux psychanalytiques de Sigmund Freud (interprétation des rêves, libre association des idées), on s'intéresse à la conscience humaine, qui est la seule capable de donner un sens dans l'existence. En effet, dès son apparition, la psychanalyse a entretenu un lien privilégié avec l'art, la littérature et la philosophie. C'est ainsi que l'on retrouve la forme du monologue intérieur ou du journal intime pour observer la conscience humaine, les sentiments internes et la perception du monde.
Au XXe siècle, entre les deux guerres mondiales et plus particulièrement à la fin des années 1930, on s'interroge de plus en plus sur le rôle de l'existence humaine, sur la prise de conscience de l'homme face à sa vie, les sentiments contrastés qu'il peut éprouver. Par ailleurs, on cherche à comprendre l'origine des sentiments.
Virginia Woolf a recours à l'utilisation du monologue intérieur dans son œuvre Les Vagues, pour montrer l'évolution de six personnages différents, qu'elle laisse « parler » à tour de rôle. C'est ce stratagème littéraire qui lui permet d'explorer les concepts d'individualité et de conscience intérieure, comme le montre le monologue de Jinny.
« Je déteste le petit miroir de l'escalier. Il ne reflète que nos têtes, il nous décapite, et ma bouche est trop grande, mes yeux sont trop rapprochés. Quand je ris je montre trop mes gencives. Mon visage est éclipsé par le visage farouche de Suzanne, par ses yeux que les poètes aimeront, disait Bernard, à voir se baisser sur un ouvrage de couture aux points égaux et blancs. Même le visage lunaire et vide de Rhoda se suffit à lui-même, comme ces pétales blancs qu'elle aimait à faire flotter dans un bol. C'est pourquoi je les dépasse toutes deux d'un seul bond, pour ne m'arrêter qu'à l'étage au-dessus, où pend un long miroir dans lequel je peux me refléter tout entière. Je vois d'un seul coup d'œil mon corps et mon visage, car en dépit de cette robe de serge, mon corps et mon visage ne font qu'un. »
Virginia Woolf
Les Vagues
1931
On remarque que la perception du monde de Jinny correspond à sa beauté physique, raison pour laquelle elle utilise l'image du « miroir » comme symbole.
Jean-Paul Sartre, dans son œuvre La Nausée, met en scène un narrateur qui découvre l'absurdité de sa vie et voit son existence bouleversée parce qu'il souffre de solitude. C'est la raison pour laquelle il décide de tenir un journal jour après jour pour y noter ses sentiments, ses impressions, jusqu'aux moindres petits faits.
« Donc j'étais tout à l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre, juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine. Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface. J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire et noueuse entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette illumination. Ça m'a coupé le souffle. Jamais, avant ces derniers jours, je n'avais pressenti ce que voulait dire "exister". J'étais comme les autres, comme eux qui se promènent au bord de la mer dans leurs habits de printemps. Je disais comme eux "la mer est verte ; ce point blanc là-haut, c'est une mouette", mais je ne sentais pas que ça existait, que la mouette était une "mouette-existante" ; à l'ordinaire, l'existence se cache. »
Jean-Paul Sartre
La Nausée
© Gallimard, coll. Blanche, 1938
Le narrateur, dans cet extrait, est pris d'une illumination, il a l'impression qu'une lumière l'a soudainement éclairé et a changé le cours de son existence. De fait, son rapport au monde évolue, il ne perçoit plus de « frontière » entre le « moi » et le monde qui l'entoure. Ainsi, il évoque une « racine » de manière symbolique pour montrer qu'il cherche à comprendre l'origine de ses sentiments et sensations, il en cherche les « racines ».