Sommaire
ILe cardinal, protecteur des intérêts de l'ÉgliseIIL'intérêt matériel de l'esclavageIIILa vision hypocrite du cardinal sur les hommes noirsIVLes réactions des autres personnages- S'il est clair que les Indiens sont nos frères en Jésus-Christ, doués d'une âme raisonnable comme nous, et capables de civilisation, en revanche il est bien vrai que les habitants des contrées africaines sont beaucoup plus proches de l'animal. Ces habitants sont noirs, très frustres, ils ignorent toute forme d'art et d'écriture, ils n'ont construit que quelques huttes… Aristote dirait que, comme le veut la nature de l'esclave, ils sont des êtres totalement privés de la partie délibérative de l'esprit, autrement dit de l'intelligence véritable. En effet, toute leur activité est physique, c'est certain, et depuis l'époque de Rome ils ont été soumis et domestiqués.
Ces considérations ne soulèvent dans la salle aucun étonnement marqué. Le légat ne fait qu'énoncer là quelques lieux communs, que tous sont prêts à accepter même si Las Casas et Ladrada montrent une inquiétude grandissante.
Le cardinal demande aux deux colons :
- Des Africains ont déjà fait la traversée ?
- Oui, Éminence, répond Ramon. Depuis les premiers temps de la conquête.
Certains - mais sans le formuler - peuvent être surpris de l'ignorance du légat. Peut-être, à Rome, n'en parle-t-on que rarement ? Ici, dans la péninsule, on sait bien qu'à plusieurs reprises, déjà, le roi d'Espagne a permis le transfert de milliers d'esclaves d'Afrique ; quatre mille dès 1518, cinq autres milliers par la suite, et cela sans parler des transports clandestins. Le supérieur du couvent, à voix basse, rappelle tous ces faits au prélat, ou fait semblant de les lui rappeler. Quel jeu se joue ? On ne sait pas au juste. Le prélat s'enquiert :
- Ils s'adaptent vite au climat, j'imagine ?
- Ils sont même assez résistants, répond Ramon.
- Qui les expédie ?
- Au début, les Portugais surtout. Ils les capturent, les transportent, puis ils les revendent. Très cher d'ailleurs. Des Espagnols aussi s'y sont mis. Des Anglais...
- Ils acceptent leur condition ? Ils ne se révoltent pas ?
Personne ne se hasarde à répondre avec précision. Quelques moues, quelques haussements d'épaules légers. Incertitude, ou bien choix de se taire.
- Je ne peux évidemment que le suggérer, dit le cardinal, mais pourquoi ne pas les ramasser vous-mêmes, en nombre suffisant ? Vous auriez ainsi une main-d'œuvre assurément robuste, docile et encore moins dispendieuse. La mortalité des Indiens s'en verrait ainsi compensée. je suppose qu'en Afrique ça se trouve facilement ?
- Leurs rois eux-mêmes les vendent, affirme alors le cavalier.
Le court silence qui suit est cette fois rompu par Sépulvéda :
- L'esclavage est une institution ancienne et salutaire, qui répond aux classifications de la nature et qui permet la préservation de la vie. Cela s'est maintes fois remarqué dans l'histoire. Les esclaves sont un réservoir de vie. Leur immense apport, constamment renouvelé, permet la sauvegarde de l'espèce humaine de catégorie supérieure, la seule qui compte aux yeux du Créateur.
Tous - sauf Las Casas et Ladrada - approuvent de la tête. Le phénomène naturel que vient d'évoquer le philosophe est bien connu. Il est ici indiscutable. Sauvons les meilleurs.
Sépulvéda demande alors :
- L'Église ne s'opposerait pas à ce type d'expéditions ?
- Pourquoi s'y opposerait-elle ? demande le prélat.
Il ajoute en se retournant vers le comte Pittaluga :
- Est-ce que la Couronne s'y oppose ? Bien au contraire. Quelle raison pourrait avoir l'Église ?
Sépulvéda n'a rien à répondre. Las Casas, à ce moment-là, intervient :
- Éminence, le roi jusqu'à maintenant n'a accordé que des autorisations particulières, non sans réticence et regret, pour subvenir au manque de bras. Si l'Église autorise officiellement cette opération, cela risque très rapidement de devenir un grand commerce. L'appétit de l'argent peut conduire à tous les abus.
- Et à des guerres, ajoute Sépulvéda lui-même. À des révolutions.
Même le philosophe paraît désemparé. Son inquiétude est évidente devant une idée imprévue. Une large dimension des événements lui échappe. Sur le moment, tout ce qu'il peut y entrevoir est sombre, hérissé de dangers, très vague.
Le légat s'adresse à Las Casas :
- À vous entendre, rien ne peut être pire que ce qui déjà se pratique. Vous-même, il me semble, vous avez eu un esclave noir ?
- Pendant peu de temps, Éminence, répond Las Casas. Et jamais je ne l'ai tenu pour un esclave.
- Vous étiez satisfait de son service ?
- Éminence...
Las Casas ne peut pas répondre. Il est pris d'embarras. La faute de sa vie - de laquelle personne, jusqu'à maintenant, n'a voulu parler - vient en un instant d'apparaître, produite par le légat lui-même. La situation, qu'il croyait gagnée, se retourne subitement en sa défaveur. Il se sent perdu, vacillant.
Et le cardinal insiste :
- N'avez-vous pas déclaré vous-même, si je me souviens bien, que c'était une très bonne solution ? Et que vous la recommandiez ? L'idée, même, ne venait-elle pas de vous, pour protéger vos chers frères indiens ?
L'attitude du dominicain paraît proche, à présent, de celle d'un coupable pressé jusqu'aux aveux.
- Je l'ai dit, oui, dans ma jeunesse. Et pour épargner les Indiens, oui, c'est vrai. Quel démon m'agita ce jour-là ? Je ne sais pas. Éminence, j'ai vite changé, comme nous changeons tous. J'ai passé la suite de ma vie à regretter ces mots, à me les reprocher, à me repentir. je n'en suis même confessé. J'ai cru, et je crois, que le paradis me sera peut-être fermé à cause de ces mots-là. Aujourd'hui encore j'ai honte de mes paroles et j'affirme au contraire...
- C'est bien, c'est bien, dit le cardinal, qui paraît soudain pressé, décidé à ne plus rien entendre.
Mais le dominicain veut achever :
- J'affirme que les Africains sont des hommes comme les autres ! Nous nous sommes trompés sur eux, depuis des siècles ! Ils sont des fils d'Adam ! Le Christ est mort tout aussi bien pour eux ! Ce serait une erreur grave, un péché mortel de...
Le cardinal saisit la sonnette et l'agite.
- Non, non ! Allons, c'est bien ! Frère Bartolomé, nous n'allons pas recommencer ! Nous ne sommes pas ici pour ça ! Allons !
Le cardinal se lève en disant ces mots, montrant bien que la controverse est terminée.
Jean-Claude Carrière
La Controverse de Valladolid
1992
Le cardinal, protecteur des intérêts de l'Église
- Dans ce texte, le cardinal représente l'Église.
- Il déclare que les Indiens sont nos frères. Il applique l'idée du Christ selon laquelle nous sommes tous frères.
- Mais les intérêts de l'Église sont aussi à protéger. Ce sont les mêmes que ceux des colons et de l'Espagne.
- Le cardinal a besoin de résoudre la question matérielle avant de suivre le message d'amour et de fraternité du Christ.
L'intérêt matériel de l'esclavage
- C'est l'intérêt matériel qui va primer.
- Petit à petit, le cardinal va se montrer calculateur. Il est esclavagiste.
- Il avance des arguments absurdes et sans fondement.
- Il y a une relation de cause à effet absurde : parce qu'ils sont noirs, ils sont "frustres". Affirmation infondée.
- Ils ne sont pas intelligents, car ils ont des activités physiques. Argument qui et parfaitement idiot. Il ne donne pas d'exemple.
- Le cardinal n'a jamais été dans le Nouveau Monde. Il ne sait pas de quoi il parle.
- C'est une image caricaturale qui est faite des Noirs.
La vision hypocrite du cardinal sur les hommes noirs
- Le cardinal traite les Noirs comme de la marchandise.
- Il les associe à des animaux : "animaux", "domestique", "docile et robuste".
- Il les associe à une marchandise : "marchandise", "qui les expédie", "ramasser", "ça se trouve facilement".
- Le cardinal fait semblant de se souvenir de quelque chose : "que je viens de me rappeler".
- Il fait semblant de ne pas savoir que l'esclavage des Noirs existe.
- Il interdit le livre de Sépulvéda mais cite sa thèse.
Les réactions des autres personnages
- Sépulvéda voit ses idées validées par le cardinal qui admet la classification des hommes. Il parle de race supérieure et de race inférieure.
- Ramon, qui représente les colons, est satisfait, car pour lui c'est le profit qui compte.
Il dit que l'esclavage est une habitude, il rappelle que les Noirs sont plus solides que les Indiens et vont produire plus.
Il rappelle que tout le monde se livre à l'esclavage. Il cite les Anglais.
Il dit aussi que les Noirs se vendent entre eux, donc les Espagnols peuvent bien les vendre aussi. - Le comte Pittaluga se montre hypocrite et lâche. Il est pris à partie par le cardinal mais ne répond jamais.
- L'assemblée, faite d'hommes d'Église, valide la décision du cardinal : "quelques lieux communs".
- Las Casas se retrouve donc parfaitement seul. Il est abandonné de tous.
En quoi cette fin est-elle une défaite de Las Casas ?
I. Le message du Christ
II. Les intérêts financiers de l'Église : hypocrisie du cardinal
III. Tout le monde accepte l'infériorité des Noirs
Que dénonce l'auteur dans ce texte ?
I. L'hypocrisie des hommes d'Église
II. L'esclavage pour servir les intérêts financiers
III. La solitude de Las Casas
Comment le cardinal justifie-t-il l'esclavage et en quoi ces arguments sont-ils hypocrites ?
I. Des arguments infondés : l'infériorité des Noirs
II. Les intérêts financiers
III. L'hypocrisie du cardinal : oubli du message premier du Christ