Comment Candide se sauva d'entre les Bulgares et ce qu'il devint
Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d'hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroïque.
Enfin, tandis que les deux rois faisaient chanter des Te Deum chacun dans son camp, il prit le parti d'aller raisonner ailleurs des effets et des causes. Il passa par-dessus des tas de morts et de mourants, et gagna d'abord un village voisin ; il était en cendres : c'était un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public. Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, qui tenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes ; là des filles éventrées après avoir assouvi les besoins naturels de quelques héros rendaient les derniers soupirs ; d'autres, à demi brûlées, criaient qu'on achevât de leur donner la mort. Des cervelles étaient répandues sur la terre à côté de bras et de jambes coupés.
Candide s'enfuit au plus vite dans un autre village : il appartenait à des Bulgares, et des héros abares l'avaient traité de même. Candide, toujours marchant sur des membres palpitants ou à travers des ruines, arriva enfin hors du théâtre de la guerre, portant quelques petites provisions dans son bissac, et n'oubliant jamais Mlle Cunégonde. Ses provisions lui manquèrent quand il fut en Hollande ; mais ayant entendu dire que tout le monde était riche dans ce pays-là, et qu'on y était chrétien, il ne douta pas qu'on ne le traitât aussi bien qu'il l'avait été dans le château de monsieur le baron avant qu'il en eût été chassé pour les beaux yeux de Mlle Cunégonde.
Voltaire
Candide
1759
L'armée esthétisée
- Les premiers mots du texte sont très positifs à l'égard des armées. Les quatre adjectifs qui débutent le texte sont mélioratifs et accentués par l'adverbe d'intensité "si" répété quatre fois ainsi que par l'adverbe "bien" : "si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné". Cette énumération crée un effet d'attente car le terme "armées" est rejeté à la fin de la phrase, il surprend d'ailleurs le lecteur car les adjectifs employés sont rarement utilisés pour désigner l'art militaire.
- Tout le premier paragraphe est organisé autour de cette vision positive et
esthétique de l'armée. Les sens du lecteur sont sollicités afin qu'il imagine
précisément la scène. C'est le cas de l'ouïe, convoquée dans l'énumération
d'instruments de musique : "Les trompettes, les fifres, les hautbois, les
tambours, les canons". Le "canon" meurtrier est placé indifféremment à la
suite des instruments. - La bataille est présente mais les détails visuels donnés font davantage penser à un ballet chorégraphié : "une harmonie", "Les canons renversèrent", "la mousqueterie ôta", et l'oxymore "boucherie héroïque". Pourtant le champ lexical militaire est bien présent notamment au niveau des armes : "canons", "baïonnette", "mousqueterie".
La mort
- La scène se déroulant sur un champ de bataille, la mort est très présente mais elle est tout d'abord atténuée grâce aux euphémismes dans le premier paragraphe : "renversèrent", "ôta du meilleur des mondes" avant que le terme "mort" soit enfin prononcé.
- Les chiffres annoncés concernant le nombre de soldats tués sont très importants : "six mille hommes de chaque côté", "neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface", "quelques milliers d'hommes", "une trentaine de mille âmes".
- Les morts tombent de part et d'autre du champ de bataille, de manière indifférenciée. On sent poindre la portée critique de ce texte. Candide est montré passant au-dessus de "tas de morts et de mourants".
- Mais les morts liées à la guerre ne se limitent pas au champ de bataille. La guerre s'étend aux village et tue des innocents : "des vieillards criblés de coups", "femmes égorgées", "mamelles sanglantes", "filles éventrées", "d'autres, à demi brûlées, criaient", "Des cervelles étaient répandues". Ces images sont très violentes et cruelles, elles montrent l'atrocité de la guerre et la barbarie qui l'entoure.
La cruauté de la guerre
- Le registre pathétique est utilisé pour énumérer les victimes de la guerre, qui sont des êtres sans défense, des vieillards, des femmes et des enfants. Ces victimes sont tuées de façon terrible : "criblés de coups", "égorgées", "éventrées", "à demi brûlées".
- Les détails des corps servent à choquer le lecteur : "femmes égorgées", "mamelles sanglantes", "filles éventrées", "des cervelles étaient répandues", "de bras et de jambes coupés".
- La cruauté de la guerre s'illustre déjà dans l'absurdité du combat. Les deux armées se ressemblent. Elles chantent toutes les deux des "Te Deum".
- L'armée devient un oxymore : "boucherie héroïque".
C'est une dénonciation de la guerre, elle n'est pas héroïque.
L'absurdité de la guerre
- Le nombre de victimes est très important dans les deux camps mais les chiffres annoncés restent approximatifs, ce qui témoigne du peu d'intérêt porté aux victimes qui ont donné leur vie pour une cause qui ne les regarde pas.
- Les rois se tiennent à l'écart et ne se soucient pas du sort de ceux qui meurent pour eux.
- Les conséquences de la guerre se propagent même à l'arrière du champ de bataille. Des exactions cruelles sont commises dans les deux camps : "un village abare que les Bulgares avaient brûlé, selon les lois du droit public", les pilleurs et les monstres sanguinaires se placent sous la protection de la loi. Plus tard, Candide observe la même chose mais dans l'autre camp : "des héros abares l'avaient traité de même".
- La guerre n'épargne personne puisque toute la population est touchée : "vieillards", "femmes", "enfants", "filles". La vie humaine est décimée, réduite à des "membres palpitants" et de la "cervelle". Ces deux derniers paragraphes donnent une image crue mais réaliste de la guerre. Le registre pathétique vient renforcer l'injustice de telles actions.
La satire
- Sous ses aspects objectifs et positifs dans un premier temps, ce texte est en réalité très critique et attaque la guerre dans son ensemble.
- Le premier paragraphe renvoie à la philosophie positiviste de Pangloss pour qui "tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes".
- En réalité, la comparaison "Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put" illustre cette critique. Ces philosophes tentent de trouver des éléments positifs de cette "boucherie" en insistant sur l'aspect esthétique : "beau", "leste", "brillant", "ordonné", "harmonie". Ils justifient aussi les morts : "coquins qui en infectaient la surface", "ôta du meilleur des mondes". Cependant au cœur de l'action, les philosophes se cachent.
- La religion et le pouvoir sont également critiqués. Sous l'ordre de rois, les hommes se transforment en monstres et font de la terre un enfer : "une harmonie telle qu'y en eut jamais en enfer". Les rois sont à l'écart de la bataille, à l'abri du danger : "les deux rois faisaient chanter des Te Deum" afin d'attirer sur eux la grâce de Dieu mais ne prient pas pour les hommes tués au combat.
Quelles images de la guerre ce texte propose-t-il ?
I. Une image esthétisée
II. Une image pathétique et violente
III. Une image critique
Comment Voltaire parvient-il à dénoncer la guerre ?
I. Le regard distancé et horrifié de Candide
II. Une description très violente de la guerre
III. La satire des dirigeants et philosophes
En quoi ce texte est-il construit de façon antithétique ?
I. La guerre magnifiée
II. L'horreur de la mort
III. Les dirigeants et le peuple