Sommaire
ILes Indiens, un peuple innocentIILe mythe du bon sauvageIIILes rapports d'autoritéIVUn réquisitoire contre la colonisationVL'implication de MontaigneNotre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous garantit que c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'à cette heure ?) non moins grand, plein et fourni de membres que lui, toutefois si nouveau et si enfant qu'on lui apprend encore son a, b, c ; il n'y a pas cinquante ans qu'il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes. Il était encore tout nu dans le giron de sa mère nourricière et ne vivait que par les moyens qu'elle lui fournissait. Si nous concluons bien quand nous disons que nous sommes à la fin de notre monde, et si ce poète fait de même au sujet de la jeunesse de son siècle, cet autre monde ne fera qu'entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira. L'univers tombera en paralysie ; l'un des deux membres sera perclus, l'autre en pleine vigueur. Nous aurons très fortement hâté, je le crains, son déclin et sa ruine par notre contagion et nous lui aurons fait payer bien cher nos idées et nos techniques. C'était un monde enfant ; pourtant nous ne l'avons pas fouetté et soumis à notre enseignement en nous servant de l'avantage de notre valeur et de nos forces naturelles ; nous ne l'avons pas non plus séduit par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité. La plupart de leurs réponses et des négociations faites avec eux témoignent qu'ils ne nous devaient rien en clarté d'esprit naturelle et pertinence. La merveilleuse magnificence des villes de Cuzco et de Mexico, et, entre plusieurs choses pareilles, le jardin de ce roi, où tous les arbres, les fruits et toutes les herbes, selon l'ordre et grandeur qu'ils ont en un jardin, étaient excellemment façonnés en or, comme, dans son cabinet, tous les animaux qui naissaient dans son État et dans ses mers ; et la beauté de leurs ouvrages en pierreries, en plume, en coton, dans la peinture, montrent qu'ils ne nous étaient pas non plus inférieurs en habileté. Mais, quant à la dévolution, l'observance des lois, la bonté, la libéralité, la loyauté, la franchise, il nous a bien servi de n'en avoir pas autant qu'eux ; ils se sont perdus par cet avantage, et vendus et trahis eux-mêmes. […] Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, cupidité et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et sur le modèle de nos mœurs. Qui mit jamais à tel prix le service du commerce et du trafic ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus riche et la plus belle partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! Mécaniques victoires ! Jamais l'ambition, jamais les inimités publiques ne poussèrent les hommes les uns contre les autres à des hostilités aussi horribles et à d'aussi misérables calamités.
Montaigne
Essais
XVIe siècle
Les Indiens, un peuple innocent
- Les Indiens du Nouveau Monde sont décrits comme un peuple ignorant mais innocent.
- Ils sont comparés à un enfant qui vient de naître : "si nouveau et si enfant". Montaigne insiste sur cette idée en utilisant deux fois l'adverbe d'intensité "si".
- La métaphore de l'enfance est poursuivie dans le texte, on peut parler de métaphore filée. On trouve notamment l'expression "monde enfant" et l'idée de l'apprentissage avec "qu'on lui apprend encore son a, b, c".
- L'idée de l'ignorance est retrouvée avec la formule : "il ne savait ni lettre, ni poids, ni mesure, ni vêtements, ni céréales, ni vignes." On la retrouve aussi avec la répétition de la négation "ni" qui insiste sur l'ignorance des Indiens. Ce n'est pas une ignorante négative, seulement l'ignorance de ce qui constitue la base de la société européenne.
- La métaphore de l'enfant est associée à celle du nourrisson : "tout nu dans le giron, sa mère nourricière".
Le mythe du bon sauvage
- On note l'idée de fraternité puisque Montaigne utilise le terme "frère". Il existe un lien qui se crée entre le colon et les Indiens.
- Cette relation est bénéfique pour les colons : "cet autre monde ne fera qu'entrer dans la lumière quand le nôtre en sortira".
Un parallélisme oppose les Indiens aux colons : "l'un des deux membres sera perdu, l'autre en pleine vigueur". Il symbolise la déchéance de l'Ancien Monde. - Montaigne valorise la civilisation des Indiens. Il lui associe des termes mélioratifs.
- C'est une société moralement innocente : "dévotion", "observance des lois", "bonté", "libéralité", "loyauté", "franchise".
- Ils sont capables de raisonner et ils sont intelligents : "clarté d'esprit", "pertinence".
- On perçoit l'admiration de Montaigne pour la beauté des villages Indiens : "magnificence", "excellemment", "or", "beauté".
- Montaigne reprend ici le mythe du bon sauvage, qui est innocent, vertueux, et meilleur que l'homme civilisé européen.
Les rapports d'autorité
- Les colons prennent l'ascendant sur les Indiens. Montaigne dénonce cet état des choses.
- Il parle négativement de ce que les colons apportent au peuple du Nouveau Monde, emploie une comparaison à la maladie : "contagion".
- Il souligne la violence de la relation, "fouetté", "soumis", "plier", et le rapport de force injustifié : "ils ne nous devaient rien", "ils ne nous étaient pas non plus inférieurs".
Un réquisitoire contre la colonisation
- Montaigne écrit ici un réquisitoire contre la colonisation.
- Le monde enfantin et innocent des peuples du Nouveau Monde est devenu un lieu violent et difficile à cause des colons.
- Montaigne utilise le "nous" pour obliger le lecteur à s'associer aux colons et à faire son propre examen de conscience.
- Il dénonce ce que les colons ont fait : "rasé", "exterminé", "passé au fil de l'épée".
- La répétition de "tant" insiste sur la barbarie.
- Il rappelle la raison dérisoire pour la violence : "Pour la négociation des perles et des poivres".
- On observe une gradation dans la description des vices des colons : "luxure", "avarice".
- Ces derniers sont d'ailleurs déshumanisés : "inhumain", "cruauté".
L'implication de Montaigne
- Montaigne est impliqué dans le texte.
- L'auteur n'utilise la première personne "je" qu'une seule fois : "je crains". Il montre son désaccord avec ce qui s'est passé.
- Son implication est également visible avec l'utilisation du pronom "nous".
- L'utilisation d'adverbes d'intensité souligne sa désapprobation : "très fortement hâté", "bien cher".
- On trouve une forme d'ironie à la fin du troisième paragraphe : "il nous a bien servi de n'en avoir pas autant qu'eux".
Que dénonce ce texte ?
I. Les vices de la société occidentale
II. La dégradation du peuple du Nouveau Monde
III. Un réquisitoire contre la colonisation
Quels outils Montaigne utilise-t-il pour mener à bien son argumentation ?
I. L'utilisation du mythe du bon sauvage
II. L'opposition avec les vices des colons
III. L'implication de Montaigne
Comment Montaigne présente-t-il le peuple du Nouveau Monde ?
I. Un peuple innocent : la métaphore de l'enfance
II. Un peuple intelligent
III. La richesse culturelle