Sommaire
IUne amitié voulue par le destinIIUne amitié fusionnelleIIIUne amitié uniqueIVUne amitié indicible : les limites du langageAu demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : "Parce que c'était lui, parce que c'était moi."
Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n'avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi. Ce n'est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien.
Montaigne
Essais
XVIe siècle
Une amitié voulue par le destin
- L'amitié entre Montaigne et La Boétie était prédestinée.
- L'utilisation des adjectifs indéfinis montre l'influence du Ciel : "quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union", "quelque ordonnance du Ciel".
- Les deux hommes sont attirés l'un vers l'autre : "Nous nous cherchions avant que de nous être vus". Il s'agit d'une union anticipée et non préméditée.
- Leur amitié se savait courte :"elle n'avait point à perdre du temps".
Une amitié fusionnelle
- Montaigne utilise de nombreuses images de la fusion. L'amitié entre les deux hommes est une fusion.
- On note l'utilisation de verbes pronominaux : "se mêlent", "se confondent".
- Les deux semblent liés : "C'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena à se plonger et se perdre dans la mienne".
- Cette amitié transforme le sens des mots et fait disparaître l'idée d'altérité : "Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien".
- L'amitié devient une expérience mystique, un lien voulu par Dieu même.
- L'expérience est également chimique avec l'utilisation des termes "quintessence", "mélange", "confonde".
Une amitié unique
- L'amitié entre les deux hommes est unique.
- Ils s'admirent mutuellement et se reconnaissent sans s'être jamais vus : "en une grande fête et compagnie de ville".
- Ils ont connaissance des travaux de l'autre avant de se voir, et se respectent déjà : "des rapports que nous oyions l'un de l'autre".
- Montaigne avait lu Discours de la servitude volontaire écrit par La Boétie. C'est ce livre qui "donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié, que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et parfaite".
- L'amitié des deux hommes échappe "au patron des amitiés molles et régulières".
Une amitié indicible : les limites du langage
- Cette amitié est si exceptionnelle qu'elle est difficile à exprimer avec des mots. Montaigne connaît l'expérience des limites : "Il y a au-delà de tout mon discours [...] je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union".
- On ressent la difficulté à exprimer cette amitié, qu'on trouve dans les hésitations et les tournures négatives : "Je sens que cela ne se peut exprimer", "je ne sais quelle quintessence"
- La seule explication à cette amitié est la suivante : "Parce que c'était lui, parce que c'était moi". Deux propositions parfaitement symétriques qui forment un alexandrin. Vision poétique de l'amitié.
- C'est une amitié parfaite, les deux âmes n'en font plus qu'une : "ne retrouvent plus la couture qui les a jointes."
Comment Montaigne décrit-il son amitié avec La Boétie ?
I. Une amitié prédestinée
II. La fusion de deux âmes
III. Une amitié unique
Par quels moyens littéraires Montaigne traduit-il son amitié avec La Boétie ?
I. Le champ lexical du destin et de la fusion
II. L'opposition entre amitié ordinaire et amitié unique
III. L'expérience des limites du langage pour dire l'indicible
En quoi l'amitié entre Montaigne et La Boétie est-elle différente des autres ?
I. Une amitié voulue par le destin
II. Une reconnaissance des âmes
III. Une amitié fusionnelle