Quel est le genre des pièces suivantes ?
« HIPPOLYTE.
Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
PHÈDRE.
Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas,
Seigneur. Vous m'avez vue attachée à vous nuire ;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
À votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir ;
Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir ;
En public, en secret, contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en être séparée ;
J'ai même défendu, par une expresse loi,
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l'offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié. »
Jean Racine, Phèdre, 1677
« CHATTERTON.
Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. – Me voilà seul en face de mon travail. – Il ne s'agit plus de sourire et d'être bon ! De saluer et de serrer la main ! Toute cette comédie est jouée : j'en commence une autre avec moi-même. – Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon âme, et l'emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j'évoque, et dans le fantôme de ceux que j'invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l'amusement du public, et que celui-là soit décrit par l'autre : le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l'être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S'il a des blessures, tant mieux ! Il a plus de prix ; tant soit peu mutilé, on l'achète plus cher ! (Il se lève) Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition ! (Il rit et se rassied. – Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.)
[...]
Oh ! Loin de moi, – loin de moi, je t'en supplie, découragement glacé ! Mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre ! Détourne-toi ! Car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu ; et si demain ce livre n'est pas achevé, je suis perdu ! Oui, perdu ! Sans espoir ! »
Alfred de Vigny, Chatterton, Acte III, scène 1, 1835
« FIGARO, seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre.
[...]
Ô bizarre suite d'événements ! Comment cela m'est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d'autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis ; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m'occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile, un petit animal folâtre, un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre, maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger, poète par délassement ; musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite, et, trop désabusé… Désabusé… ! Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments !… J'entends marcher… on vient. Voici l'instant de la crise. »
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, Le Mariage de Figaro , Acte V, scène 3, 1778
« HORACE.
[...]
Oui, ce dernier miracle éclate dans Agnès
Car, tranchant avec moi par ces termes exprès :
"Retirez-vous, mon âme aux visites renonce
Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse".
Cette pierre ou ce grès dont vous vous étonnez
Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;
Et j'admire de voir cette lettre ajustée
Avec le sens des mots et la pierre jetée.
D'une telle action n'êtes-vous pas surpris ?
L'Amour sait-il pas l'art d'aiguiser les esprits ?
Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes ?
Que dites-vous du tour et de ce mot d'écrit ?
Euh ! n'admirez-vous point cette adresse d'esprit ?
Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
A joué mon jaloux dans tout ce badinage ?
Dites.
ARNOLPHE.
Oui, fort plaisant.
HORACE.
Riez-en donc un peu.
(Arnolphe rit d'un ris forcé.)
Cet homme, gendarmé d'abord contre mon feu
Qui chez lui se retranche, et de grès fait parade,
Comme si j'y voulais entrer par escalade ;
Qui, pour me repousser, dans son bizarre effroi,
Anime du dedans tous ses gens contre moi,
Et qu'abuse à ses yeux, par sa machine même,
Celle qu'il veut tenir dans l'ignorance extrême !
Pour moi, je vous l'avoue, encor que son retour
En un grand embarras jette ici mon amour,
Je tiens cela plaisant autant qu'on saurait dire :
Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire ;
Et vous n'en riez pas assez, à mon avis.
ARNOLPHE, avec un ris forcé.
Pardonnez-moi, j'en ris tout autant que je puis. »
Molière, L'École des femmes, Acte III, scène 4, 1662
JEAN, toujours dans la salle de bains.
Démolissons tout cela, on s'en portera mieux.
BÉRENGER.
Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN.
Brrr…
BÉRENGER.
Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN, il sort de la salle de bains.
Brrr…
Il barrit de nouveau.
BÉRENGER.
Je vous connais trop bien pour croire que c'est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l'homme…
JEAN, l'interrompant.
L'homme… Ne prononcez plus ce mot !
BÉRENGER.
Je veux dire l'être humain, l'humanisme…
JEAN.
L'humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule.
Il entre dans la salle de bains.
BÉRENGER.
Enfin, tout de même, l'esprit…
JEAN, dans la salle de bains.
Des clichés ! Vous me racontez des bêtises.
BÉRENGER.
Des bêtises !
JEAN, de la salle de bains, d'une voix très rauque difficilement compréhensible.
Absolument. »
Eugène Ionesco, Rhinocéros, Acte II, tableau II, © Gallimard, 1959