Sommaire
ILa technique, propre de l'hommeIILa différence entre l'art et la techniqueIIILe jugement de goûtLa technique, propre de l'homme
Car [ces connaissances] m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative, qu'on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.
René Descartes
Discours de la méthode, Paris, éd. Flammarion (2000)
1637
Pour Descartes, les progrès techniques sont le propre de l'homme. Ils vont lui permettre de mieux vivre. Il insiste particulièrement sur le fait que la technique va permettre à l'homme de préserver sa santé, qu'il conçoit comme le premier bien de la vie, permettant de jouir des autres biens.
La main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu de tous les autres. […] Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir.
Aristote
Parties des animaux, trad. Frédéric Gain, Paris, éd. Le Livre de Poche, coll. "Classiques de la philosophie" (2011)
IVe siècle av. J.-C.
Pour Aristote, la main est le premier outil de l'homme. En effet, par sa fonction de préhension, c'est-à-dire sa capacité de se saisir d'objets, elle permet à la main de manier toutes sortes d'objets techniques. Couplée à l'intelligence de l'homme, la main est ce qui rend possible la technique.
En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication.
Henri Bergson
L'Évolution créatrice, Paris, éd. Félix Alcan
1907
Pour Bergson, l'homme n'est pas seulement Homo sapiens, c'est-à-dire être de connaissances, mais aussi, et peut-être premièrement, Homo faber, c'est-à-dire être de technique. L'intelligence de l'homme est donc d'abord pratique, tournée vers l'action, et s'incarne dans la fabrication d'outils.
La différence entre l'art et la technique
L'Art est ce qui révèle à la conscience la vérité sous forme sensible.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel
Esthétique, trad. Benoît Timmermans, Paolo Zaccaria, Paris, éd. Le Livre de Poche, coll. "Classiques de la philosophie" (1997)
1818-1829
Rendre sensible ne se réduit pas à rendre visible. Certes, les beaux-arts (architecture, sculpture, peinture) sont les premiers arts évoqués par Hegel, et les premiers auxquels on pense quand on dit "art". Mais l'esthétique traite aussi de la musique et de la littérature, où l'élément sensible n'est plus visuel, mais sonore puis émotionnel.
L'art est un langage basé sur l'expression sensible du vrai, qui stimule les sentiments humains mais peut mener aussi à des réflexions. L'émotion ressentie devant une œuvre permet d'accéder à la vérité, comme si seule une œuvre "vraie" pouvait émouvoir. C'est l'une des différences entre l'art et la technique, essentiellement utilitaire.
[À] proprement parler, [les œuvres d'art] ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage: mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine.
Hannah Arendt
La Crise de la culture, (Between Past and Future), trad. Patrick Lévy, Paris, éd. Gallimard, coll. "Folio" (1972)
1961
Dans cette citation, Arendt met en évidence la distinction entre l'œuvre d'art et l'objet technique : les objets techniques sont plus éphémères que les œuvres d'art. En effet, ces dernières, contrairement aux objets techniques, ne s'inscrivent pas dans la vie ordinaire : elles n'ont aucune fonction dans la société (ce qui les soustrait à la consommation et à l'usure). Les œuvres d'art existent pour le monde, c'est-à-dire qu'elles sont destinées à survivre aux générations.
Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. […]Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste.
Alain
Système des Beaux-Arts, Paris, éd. Gallimard, coll. "Tel" (1983)
1920
Pour Alain, le propre de l'artiste est qu'il ne possède pas une idée déterminée de l'œuvre qu'il réalise avant de l'avoir réalisée. C'est en réalisant son œuvre que la règle qui la détermine est rendue manifeste.
À l'époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l'œuvre d'art, c'est son aura.
Walter Benjamin
L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit), trad. Lionel Duvoy, Paris, éd. Allia (2011)
1955
Pour Benjamin, ce qui a toujours caractérisé l'œuvre d'art est son "authenticité", c'est-à-dire son statut d'œuvre originale. Or, la reproduction technique des œuvres d'art ruine l'idée même d'authenticité de l'œuvre d'art : pouvant être reproduite à l'infini, l'œuvre d'art s'intègre à la culture de masse et est ainsi désacralisée.
Le jugement de goût
Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. […] le principe "à chacun son goût" (s'agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable.
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger, (Kritik der Urteilskraft), trad. Alain Renault, Paris, Flammarion, Garnier Flammarion / Philosophie (2000)
1790
Pour Kant, le jugement qui se rapporte à l'agréable, c'est-à-dire à la façon dont un objet affecte les sens d'un individu, est un principe relatif et subjectif.
Lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une qualité de la chose.
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger, (Kritik der Urteilskraft), trad. Alain Renault, Paris, Flammarion, Garnier Flammarion / Philosophie (2000)
1790
Pour Kant, le jugement de goût sensoriel (l'agréable) doit être séparé du jugement esthétique, que traduit l'exclamation : "c'est beau !". On ne discute pas du goût pour l'agréable, et on admet qu'un autre n'aime pas notre plat préféré. Mais, s'agissant du beau, chacun pense nécessairement que tout le monde partage son goût, et il est impossible de penser autrement."
L'œil est un produit de l'histoire reproduit par l'éducation.
Bourdieu
La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. "Le sens commun"
1979
Si Bourdieu dit que l'œil est le produit d'une histoire et d'une éducation, c'est que pour lui, l'idée d'une catégorie esthétique du beau valant universellement est le fruit de l'histoire. Ainsi, le regard à porter sur une œuvre d'art pour en apprécier la beauté suppose un apprentissage.