Sommaire
ILa distinction entre art et techniqueAL'étymologie des deux termesBLa technique, une activité proprement humaine1Définition de la technique2La création de l'objet technique3La technique comme manifestation de l'intelligence humaineCL'art, une activité créative1La définition de l'art2La différence de finalité entre production et créationIIL'œuvre d'art et la place de l'artisteALa nature de l'œuvre d'art1La singularité de l'œuvre d'art2L'œuvre d'art à l'ère de la reproductibilitéBLa réception de l'œuvre d'art1La question du beau2L'éducation de l'œil du spectateurCLe statut de l'artiste1La différence entre artiste et artisan2Le mythe de l'artiste génial3Le travail réel de l'artisteIIITechnique et art : la rupture contemporaineALa modernité et la foi en la technique1La foi dans le progrès2Un projet narcissiqueBLes dangers du règne technique1Les dangers humains2Les dangers politiquesCL'art contemporain : quand le message outrepasse la techniqueLa distinction entre art et technique
L'étymologie des deux termes
La différence n'est pas toujours évidente entre l'art et la technique.
Ces deux mots ont d'ailleurs la même étymologie : technê, en grec, qui donnera ars en latin. Les termes de technê et d'ars renvoient tous les deux à un savoir-faire. Ainsi, l'art désignait au départ toute activité de production humaine, par opposition aux productions naturelles.
Ce n'est que par la suite qu'est apparue une distinction entre d'un côté la production technique et de l'autre côté l'art compris comme les beaux-arts. Aujourd'hui, la distinction entre l'art et la technique semble aller de soi : on dira ainsi du garagiste qu'il est technicien tandis que le sculpteur ou le peintre est un artiste. En effet, le type d'activité qu'ils mettent en œuvre n'est pas le même : le technicien cherche à produire ou à réparer un objet, l'artiste cherche à créer. Cette division implique en outre une certaine hiérarchie : savants et artistes peuvent être considérés comme des génies, mettant en œuvre création et invention, ce qui n'est pas le cas pour les techniciens.
Il faudra donc interroger cette supposée supériorité de l'art sur la technique, qui suppose que l'art nécessite à la fois de la technique et quelque chose de plus, de l'ordre du génie.
La technique, une activité proprement humaine
Définition de la technique
La technique peut être définie comme l'ensemble des moyens permettant d'obtenir efficacement des résultats déterminés.
Ces moyens sont de deux ordres :
- soit matériels : la maîtrise des outils
- soit intellectuels : la connaissance des procédés opératoires
La technique constitue donc une forme de savoir (les instructions, la connaissance des procédés opératoires) et une forme de savoir-faire (la production à proprement parler). En outre, ce savoir-faire rend possible la production d'effets répétables par des moyens efficaces, qui assurent à l'homme de parvenir à ses fins.
Un autre élément déterminant de la technique est le fait qu'elle se transmette et évolue par accumulation. Cette transmission de la technique permet de différencier l'activité technique humaine de l'activité technique animale. Par exemple, même si certaines espèces de singes ont recours à des formes d'outils techniques, notamment en utilisant des pierres pour casser des noix, jamais ces singes ne se servent d'un outil pour en créer un autre. Comme ils ne les ont pas fabriqués non plus, on les appelle plus proprement des instruments.
La création de nouveaux usages pour un même outil, l'évolution par accumulation et transmission des techniques et la fabrication de nouveaux outils à partir d'autres outils constituent les spécificités de la technique comme activité proprement humaine.
La création de l'objet technique
Il est possible de préciser la particularité de l'objet technique par rapport aux objets du monde en relevant la notion de production propre à l'activité technique.
L'homme se caractérise comme étant l'animal qui, usant de sa main et de sa raison, est capable de production, c'est-à-dire de créer des objets qui n'existent pas à l'état naturel. C'est pourquoi Aristote dit que la main est le premier outil de l'homme.
La main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu de tous les autres. […] Car la main devient griffe, serre, corne, ou lance ou épée ou tout autre arme ou outil. Elle peut être tout cela parce qu'elle est capable de tout saisir et de tout tenir.
Aristote
Parties des animaux, trad. Frédéric Gain, Paris, éd. Le Livre de Poche, coll. "Classiques de la philosophie" (2011)
IVe siècle av. J.-C.
La main n'est pas un outil comme les autres : c'est en un sens l'outil des outils, car elle est ce qui permet à l'homme de manier d'autres outils. C'est la main qui rend l'usage d'outils possible.
Couplée à l'intelligence proprement humaine, la main est ce qui rend possible la technique. La technique se distingue ainsi de l'action comme activité de production. L'action poursuit un but, la technique réalise un objet. Elle se distingue aussi de la production naturelle car l'objet produit l'est artificiellement.
Ainsi, l'outil peut être vu comme un prolongement du corps de l'homme. Cependant, n'est-il pas aussi un prolongement de la pensée, une concrétisation de la réflexion humaine ?
La technique comme manifestation de l'intelligence humaine
Il est en effet courant de penser que l'Homo sapiens (homme savant) est avant tout un Homo faber, un être capable de fabriquer des outils. C'est l'idée du philosophe Henri Bergson.
En définitive, l'intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer les objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils, et d'en varier indéfiniment la fabrication.
Henri Bergson
L'Évolution créatrice, Paris, éd. Félix Alcan
1907
Pour Bergson, la capacité de fabriquer indéfiniment de nouveaux outils ainsi que la capacité de varier l'usage possible de chaque outil déjà créé sont la marque de l'intelligence proprement humaine.
L'ethnologue André Leroi-Gourhan montre aussi que l'utilisation de l'outil distingue l'homme des autres vivants. Selon lui, le premier grand tournant de l'histoire de l'humanité est le passage à la station verticale. En effet, en se dressant debout, l'homme a pu libérer ses mains, lui permettant alors de se saisir d'outils et de travailler. Si l'outil est propre à l'homme, c'est parce qu'il nécessite une anticipation mentale sur son usage. L'outil et la technique semblent donc être les fruits de la réflexion et de l'intelligence proprement humaines.
L'usage de la pierre taillée – incontestablement, un outil – précède de loin l'Homo sapiens. Il caractérise déjà nos ancêtres dits "homininés", l'Australopithèque, puis l'Homo habilis.
L'art, une activité créative
La définition de l'art
Si l'art s'approprie les applications rendues possibles par les découvertes scientifiques (notamment les lois physiques et mathématiques), il se distingue par sa finalité. La production technique vise de plus en plus la réalisation en plusieurs exemplaires d'un même type d'objet, tandis que l'œuvre d'art tend à devenir une production unique, originale, issue de l'imagination créatrice de l'artiste.
Ainsi, le savoir-faire et l'habileté jouent un rôle différent :
- Dans la technique, le savoir-faire permet la répétition d'un modèle grâce à l'application mécanique de règles de production définies.
- Dans la création artistique, le savoir-faire technique est certes nécessaire, mais il n'est pas suffisant. L'artiste est aussi celui qui met en œuvre son génie, qui possède un don.
La différence de finalité entre production et création
Il est ainsi possible de distinguer l'art de la technique en fonction de la finalité de chacun.
Le produit technique vise une utilisation de l'objet lui-même en vue d'une fin autre. En outre, l'objet technique s'inscrit dans l'espace ordinaire du quotidien : il est destiné à être remplacé dès lors qu'il ne remplit plus adéquatement la fin pour laquelle il a été pensé. À l'inverse, l'œuvre d'art est à elle-même sa propre fin. Destinée à la contemplation, l'œuvre d'art doit durer et s'inscrit dans un espace qui lui est propre (le socle de la statue, le cadre de la peinture, la scène, le musée). Cet espace est distinct de celui du quotidien.
On peut résumer ces deux finalités de la façon suivante :
- Une finalité externe : la finalité des objets techniques est dans leur utilité, leur usage. Les objets techniques sont des moyens en vue d'une fin qui leur est extérieure.
- Une finalité interne : la finalité de l'œuvre d'art n'est autre qu'elle-même. L'œuvre d'art est en elle-même une fin, et non un moyen en vue d'autre chose.
Cette différence de finalité s'illustre dans le rapport au temps de l'œuvre d'art et de l'objet technique. En effet, autant il y a une permanence des œuvres d'art, autant les techniques ont un caractère éphémère : une fois qu'une technique est tombée en désuétude, on ne l'utilise plus que par intérêt historique, folklorique ou encore écologique, pour revaloriser un métier artisanal ou artistique (ex : l'art des dentellières) ou éviter la pollution de l'environnement en utilisant une technique plus "propre" (ex : les carburants à base de végétaux). À l'inverse, l'œuvre d'art a quelque chose d'éternel : ainsi continue-t-on à admirer les peintures rupestres. Hannah Arendt met cette distinction en évidence dans La Crise de la culture.
[À] proprement parler, [les œuvres d'art] ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations. Non seulement elles ne sont pas consommées comme des biens de consommation, ni usées comme des objets d'usage : mais elles sont délibérément écartées des procès de consommation et d'utilisation, et isolées loin de la sphère des nécessités de la vie humaine.
Hannah Arendt
La Crise de la culture, (Between Past and Future), trad. Patrick Lévy, Paris, éd. Gallimard, coll. "Folio" (1972)
1961
Dans cette citation, Hannah Arendt met en évidence le fait que les objets techniques seraient plus éphémères que les œuvres d'art.
Les œuvres d'art, contrairement aux objets techniques, ne s'inscrivent donc pas dans la vie ordinaire : elles n'ont aucune fonction dans la société (ce qui les soustrait à la consommation et à l'usure). Les œuvres d'art existent pour le monde, c'est-à-dire qu'elles sont destinées à survivre aux générations.
L'œuvre d'art et la place de l'artiste
La nature de l'œuvre d'art
La singularité de l'œuvre d'art
Généralement, on désigne par la notion d'art les "beaux-arts", c'est-à-dire l'ensemble des activités tournées vers la production d'œuvres qui ont pour fonction de susciter une émotion liée à la beauté et à la contemplation.
Pourtant, parler de l'art en général semble problématique : de fait, il existe une pluralité d'arts (la peinture, la sculpture, la danse, le théâtre, la littérature, le cinéma, la musique).
L'emploi du singulier rend peut-être compte de deux choses :
- De l'idée qu'il y aurait une singularité propre à l'expérience de l'œuvre d'art.
- De l'idée qu'il serait possible de mettre en évidence quelque chose de commun à toutes les œuvres d'art.
Il faut donc s'interroger sur ce qui permet de parler d'art au singulier : est-ce le génie propre de l'artiste, la beauté de l'œuvre d'art ou bien le sentiment éprouvé par le spectateur face à une œuvre ?
C'est en s'interrogeant sur le statut de l'art qu'Hegel met en évidence que la spécificité d'une œuvre d'art tient au fait qu'elle rend sensible une idée. En effet, selon lui, l'œuvre d'art doit être comprise comme la traduction d'une idée spirituelle dans la matière. En ce sens, l'art ne peut plus être défini comme une belle imitation de la nature : l'œuvre d'art correspond à l'expression de l'homme, à la marque qu'il laisse de ses idées dans le monde. La beauté de l'œuvre d'art, en tant qu'incarnation sensible d'une idée spirituelle, ne peut être comparée à la beauté naturelle.
En outre, l'art est l'activité par laquelle l'homme, à travers son action de transformation du monde extérieur, prend conscience de lui-même.
L'œuvre d'art à l'ère de la reproductibilité
Pourtant, la forme que l'art contemporain a prise oblige à interroger cette distinction de l'art et de la technique en fonction du critère de l'originalité de l'œuvre artistique.
En effet, l'art contemporain remet en question l'originalité des œuvres d'art, c'est-à-dire leur caractère unique. Les œuvres d'art, comme les autres produits, peuvent être reproduites ou produites en série. C'est ce qu'illustre l'œuvre d'Andy Warhol, et plus généralement le mouvement du pop art, qui utilise la sérigraphie pour reproduire des photographies ou des dessins par dizaines.
Le philosophe Walter Benjamin s'est intéressé à cette question de la reproduction des œuvres d'art dans son texte L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1936). Il y montre en effet comment la reproduction technique ruine l'idée même d'authenticité de l'œuvre d'art, c'est-à-dire son caractère unique.
À l'époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l'œuvre d'art, c'est son aura.
Walter Benjamin
L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, (Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit), trad. Lionel Duvoy, Paris, éd. Allia (2011)
1955
Pour Benjamin, la possibilité de produire un nombre infini de reproductions de l'œuvre d'art lui fait perdre de son aura : son caractère particulier et unique s'appauvrit.
Pour Benjamin, ce qui a toujours caractérisé l'œuvre d'art est son "authenticité", ou encore son statut d'original. Un original, explique-t-il, est un objet physique unique et situé en un lieu et un temps précis (hic et nunc). Or, la reproduction transporte l'œuvre à domicile, et rapproche l'œuvre du spectateur. En s'intégrant à la culture de masse, l'œuvre d'art est désacralisée.
De ce fait, la distinction entre art et technique n'apparaît plus si tranchée, puisque l'art, colonisé par la technique, semble perdre une part de sa dimension sacrée.
La réception de l'œuvre d'art
La question du beau
Il semble que l'on puisse s'accorder à dire qu'une œuvre d'art est une œuvre qui répond au critère du beau.
Mais peut-on véritablement s'accorder sur les critères du beau ? Les adages populaires tels que "À chacun ses goûts", ou bien "Des goûts et des couleurs, on ne discute point", faisant du beau un jugement relatif et subjectif, illustrent au contraire une difficulté à s'accorder sur la catégorie du beau.
C'est pour répondre à cette difficulté qu'Emmanuel Kant distingue, dans la Critique de la faculté de juger, le beau de l'agréable. L'agréable se rapporte à l'effet que produit un objet sur les sens d'un individu : par exemple, le goût de tel vin des Canaries ou bien le son que produit un instrument sont agréables ou désagréables. Cela touche aux sens d'un individu, ce jugement est restreint à la sphère particulière des goûts de chacun.
Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. […] le principe "à chacun son goût" (s'agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable.
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger, (Kritik der Urteilskraft), trad. Alain Renault, Paris, Flammarion, Garnier Flammarion / Philosophie (2000)
1790
En revanche, il n'en va pas de même du jugement esthétique, c'est-à-dire du jugement qui affirme la beauté d'une chose. En effet, Kant souligne que dans le jugement esthétique qui s'exprime par l'exclamation "c'est beau !", le sujet n'exprime pas qu'un avis personnel, mais se prononce sur une qualité qu'il attribue à la chose même.
Lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une qualité de la chose.
Emmanuel Kant
Critique de la faculté de juger, (Kritik der Urteilskraft), trad. Alain Renault, Paris, Flammarion, Garnier Flammarion / Philosophie (2000)
1790
Kant souligne ici que l'homme affirmant qu'une œuvre est belle attend de tout homme qu'il reconnaisse comme belle la chose désignée.
C'est la particularité du jugement esthétique : bien que ne répondant à aucun concept, le beau est ce qui plaît universellement. C'est pourquoi Kant postule qu'il existe un accord entre les individus sur le beau.
L'éducation de l'œil du spectateur
Mais peut-on légitimement exiger de tout homme qu'il énonce les mêmes jugements que nous concernant la beauté des choses ?
À cette idée d'une universalité du beau, il est possible d'opposer l'idée que le jugement esthétique est bien davantage le produit d'un apprentissage. En ce sens, il est largement déterminé par la culture à laquelle un individu appartient.
Cette construction du jugement sur le beau est notamment mise en évidence par Pierre Bourdieu qui, dans La Distinction. Critique sociale du jugement, montre comment l'idée même d'une catégorie du beau existant universellement est en fait le résultat de l'histoire d'une civilisation particulière. Ainsi, apprendre à apprécier une œuvre d'art pour elle-même, pour ses qualités formelles, suppose déjà l'apprentissage d'une certaine conception de l'art, ainsi qu'une éducation du regard qu'il faut porter sur l'œuvre pour la juger adéquatement.
L'œil est un produit de l'histoire reproduit par l'éducation.
Pierre Bourdieu
La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. "Le sens commun"
1979
Ainsi, ce que l'on nomme le bon goût, c'est-à-dire précisément cette capacité à apprécier les œuvres d'art selon un ensemble de critères définis et transmis par l'éducation, est en fait l'expression de l'appartenance à une classe sociale déterminée. Discriminer entre le bon et le mauvais goût permet à la classe dominante d'affirmer sa domination. Bourdieu affirme que "le goût classe, et classe celui qui classe".
Le statut de l'artiste
La différence entre artiste et artisan
Il est possible de différencier l'œuvre d'art d'une production technique par le fait que l'activité de l'artiste, contrairement à celle de l'artisan, ne se soumettrait à aucune règle préalablement définie.
Alain, dans Système des beaux-arts, montre ainsi qu'il n'y a pas de commune mesure entre la façon de procéder de l'artisan, maître des règles qui le rendent compétent dans son métier, et la manière de créer de l'artiste. En effet, les artistes sont aussi des artisans dans la mesure où ils ont à apprendre les opérations nécessaires à la production d'œuvres techniquement maîtrisées.
La spécificité de la création artistique tient au débordement des règles par l'artiste. C'est par ce dépassement des règles que l'œuvre d'art prend forme au fur et à mesure, sous la main de l'artiste. Aucune règle ne préside, à l'avance, à l'apparition du beau.
Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. […] Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste.
Alain
Système des Beaux-Arts, Paris, éd. Gallimard, coll. "Tel" (1983)
1920
Alain montre ici que l'artiste ne possède pas une idée déterminée de l'œuvre qu'il réalise. C'est en réalisant son œuvre que la règle qui la détermine est rendue manifeste.
C'est donc bien cette absence préalable d'idée et de règle qui présiderait à la réalisation d'une œuvre artistique. C'est pourquoi l'œuvre d'art est toujours singulière, là où, à l'inverse, l'œuvre technique, suivant un procédé de réalisation prédéfini, peut être reproduite à l'infini.
L'artiste n'est donc pas seulement un artisan car il ne fabrique pas seulement, il crée.
Le mythe de l'artiste génial
Peut-être ne faut-il pas chercher la spécificité de l'art dans l'œuvre produite, en tant qu'elle se distingue des objets techniques, mais plutôt du côté de ce qui fait un artiste.
C'est ainsi que Kant, cherchant à comprendre l'origine de l'art, va être amené à souligner le talent particulier de l'artiste.
En effet, dans la Critique de la faculté de juger, il souligne que tout art, c'est-à-dire toute production d'objet, suppose des règles. Pourtant, les beaux-arts, s'ils utilisent des procédés techniques (par exemple la perspective), ne fournissent pas eux-mêmes les règles qui produisent la beauté de leurs œuvres. Kant en conclut donc que les règles des beaux-arts sont à chercher ailleurs : dans la nature. Plus précisément, selon lui, c'est la nature qui donne ses règles à l'art, par le biais du talent particulier des génies.
Le génie est donc celui qui, grâce à son talent, donne ses règles à l'art. Kant énonce trois caractéristiques du génie :
- L'originalité : le génie "consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée". Quand on peut donner une telle règle, l'œuvre qui s'y conforme ne relève pas des beaux-arts mais de la technique. Le génie n'est donc pas une qualité acquise, mais un talent inné.
- L'exemplarité : il ne suffit pas au génie d'être original, car "l'absurde aussi peut être original". Les œuvres d'art produites par le génie doivent être des modèles : l'œuvre géniale doit servir d'exemple du bon goût.
- L'inexplicable : le talent du génie est inné, ce qui signifie que le génie lui-même ne peut expliquer comment il parvient à réaliser ses œuvres.
Puisque le génie est un don naturel, il constitue pour Kant l'intermédiaire par lequel la nature donne ses règles à l'art. C'est en effet à partir de la perfection de son œuvre qu'il est possible de dégager de nouvelles règles de l'art.
Le travail réel de l'artiste
Si l'on peut soutenir que l'artiste possède un talent particulier, faut-il pour autant affirmer qu'il ne possède aucune maîtrise technique de sa création ?
L'art n'est-il vraiment qu'une affaire de génie ou de don naturel ? Ne suppose-t-il pas au contraire énormément de travail ?
Nietzsche affirme ainsi, au paragraphe 162 de Humain, trop humain, que la théorie du génie comme doué d'un talent naturel inné et inexplicable relève en réalité d'une mystification. En effet, Nietzsche conteste la singularité de l'activité artistique présupposée dans la définition traditionnelle des beaux-arts comme arts du génie. Cette théorie serait une illusion entretenue par les artistes eux-mêmes dans le but de se démarquer des artisans. En vérité, affirme Nietzsche, derrière l'acte de création se trouve un travail acharné et tout aussi méthodique que celui qui est développé dans l'artisanat. Ainsi, aucune œuvre, aucune création humaine, qu'elle soit scientifique, technique, militaire ou artistique, ne serait le produit d'un miracle.
En réalité, la différence entre l'artiste et l'artisan ne tient pas au processus de travail mis en œuvre par l'un et par l'autre, mais au rapport que nous entretenons avec son résultat : nous attendons de la technique des objets utiles, et de l'art de la beauté. On parlera alors de génie en face des œuvres qui suscitent du plaisir en nous.
Les beaux-arts s'offrent bien comme une expérience esthétique : ils plaisent par leur réussite formelle, qui rend sensible un contenu spirituel. Or, remarque Nietzsche, le plaisir esthétique ne veut pas être gâché par le poison de l'envie, c'est-à-dire la haine à l'endroit de celui qui possède ce dont on s'estime injustement privé : le talent. En attribuant au génie cette capacité de créer des œuvres belles de façon innée, on empêche ce sentiment : le sujet n'éprouve plus alors que de l'admiration pour le créateur de l'œuvre.
En fin de compte, c'est bien parce que l'œuvre n'est admirée que comme produit fini que l'on peut penser qu'elle est celle d'un génie. Dans la réussite finale, l'œuvre prend l'apparence d'une facilité naturelle, miraculeuse, qui masque le long travail d'élaboration dont elle n'est que l'accomplissement. La perfection sous laquelle se présente l'œuvre d'art fait donc oublier qu'elle est le résultat d'une patiente et difficile gestation.
Technique et art : la rupture contemporaine
La modernité et la foi en la technique
La foi dans le progrès
Avec l'avènement du capitalisme industriel au XIXe siècle, l'image des sociétés humaines a changé inexorablement : les villes se sont agrandies, les campagnes se sont dépeuplées petit à petit, les conditions de vie sont devenues bien meilleures, la vie plus simple, la technique omniprésente.
Ces nombreux changements ont alors conduit la majorité de l'humanité à avoir une forme de foi dans le progrès technique et les miracles qu'il pourrait accomplir. Aussi, le positivisme d'Auguste Comte et de Saint-Simon, qui pensent que la société et les phénomènes humains doivent être les prochains objets de la science afin de rendre la société meilleure, s'est propagé dans la culture populaire.
Depuis, il ne semble pas que cette foi dans le progrès se soit perdue. Bien au contraire, elle apparaît plus forte que jamais avec l'émergence par exemple de projets de géo-ingénierie pour réparer, paradoxalement, les dégâts causés par la technique sur le climat terrestre.
Un projet narcissique
La question qui se pose alors est la suivante : pourquoi l'homme continuerait-il à croire dans un progrès qui l'a conduit dans la situation écologique que l'on connaît aujourd'hui ?
Pour Rousseau, on doit douter de la bonne volonté de l'homme et tenter de comprendre ce qui peut le pousser à croire dans ce progrès technique. Or, si on le fait, on s'aperçoit que l'homme est en réalité mu par son ego, son "amour-propre".
[…] des abîmes comblés, des montagnes rasées, des rochers brisés, des fleuves rendus navigables, des terres défrichées, des lacs creusés, des marais desséchés, des bâtiments énormes élevés sur la terre, la mer couverte de Vaisseaux et de Matelots ; […] on ne peut qu'être frappé de l'étonnante disproportion qui règne entre ces choses, et déplorer l'aveuglement de l'homme qui, pour nourrir son fol orgueil et je ne sais quelle vaine admiration de lui-même, le fait courir avec ardeur après toutes les misères dont il est susceptible.
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, éd. GF Flammarion (2016)
1755
L'homme se rend malheureux en tentant de façonner le monde à sa gloire, il ne fait que travestir la nature dont Rousseau pense qu'elle est le meilleur en l'homme. En ce sens, le progrès technique qu'accomplit l'homme lui nuit car il n'est que le fruit de l'orgueil que l'homme développe en société.
Dans cette mesure, le progrès technique est une tentative désespérée de l'homme pour se rendre aussi grand qu'un dieu : il voudrait refaçonner le monde, voire lui-même, mais ce faisant il agit égoïstement et détruit tout ce qui est bon en lui.
Les dangers du règne technique
Aujourd'hui, la foi dans le progrès technique a conduit l'humanité dans une nouvelle ère sociétale selon Ulrich Beck : la société du risque.
Selon lui, le constat qui émerge de la fin du XXe siècle et qui deviendra le paradigme du XXIe, tient dans le fait que la société d'aujourd'hui doit être capable, pour survivre, de gérer les risques perpétuels qui émergent de la technique. Ainsi, nous passons d'une société qui répartissait les richesses à une société qui répartit et régule les risques engendrés par la technicisation de notre milieu de vie.
Les dangers humains
Jacques Ellul qualifie cette technicisation du milieu de vie humain par le terme de règne technique.
Selon lui, la technique en tant que moteur de notre société se révèle dangereuse car elle ne distingue pas l'homme d'un objet. Dans le règne technique, tout n'est que calcul et statistique au service du dogme de l'efficacité : il faut pouvoir tout catégoriser selon des critères techniques afin de pouvoir créer des connaissances et des technologies toujours plus efficaces.
En ce sens, la technique, en tant que moyen pour l'homme de prendre des décisions, finit par l'aliéner en lui dictant ce qu'il doit faire et comment. Ce dernier n'a alors plus qu'à laisser sa conscience et son intellect de côté pour devenir, à son tour, l'outil au service de l'efficacité technique.
C'est le critère technique d'efficacité qui a engendré les chaînes industrielles et les nombreux cas d'aliénation qui y ont été rattachés.
L'homme participe bien à l'économie, mais la technique l'y fait participer comme une chose.
Jacques Ellul
La Technique ou l'Enjeu du siècle, Paris, éd. Armand Colin
1954
Selon Ellul, la technique a pris, à partir du XIXe siècle, une forme qui réduit l'homme à des statistiques pour pouvoir définir son utilité. Dans cette mesure, l'homme ne participe à l'économie que comme une chose selon les critères techniques.
Les dangers politiques
Une autre idée émerge, celle selon laquelle il faudrait gouverner la société selon les critères de la technique : c'est la technocratie.
Technocratie
La technocratie peut avoir trois grands sens :
- Comme phénomène socio-historique, c'est une notion souvent utilisée de manière démagogique afin de définir une forme de domination politique incarnée par la classe sociale des experts.
- Comme phénomène politico-administratif, la technocratie représente le passage d'une société où le chef d'État est seul décisionnaire à une société où le pouvoir décisionnel réside largement dans les mains d'experts et de techniciens.
- En tant que courant de pensée, les technocrates sont des individus qui pensent qu'il est nécessaire que le pouvoir décisionnel soit dirigé par des connaissances objectives.
L'idée des technocrates est simple et semble implacable : la meilleure décision est toujours la décision prise en connaissance de cause. Néanmoins, ce faisant, les technocrates ont besoin d'une société qu'ils connaissent pleinement, c'est-à-dire d'une société parfaitement organisée où la sphère privée serait pratiquement inexistante. Aussi, ce faisant, ils aliènent l'homme.
Finalement, la société parfaite selon leur raisonnement serait une société où il n'y aurait plus aucune décision à prendre parce que tout choix serait conditionné par de savants calculs. L'œuvre qui se rapproche le plus de cette vision de la société serait probablement 1984 de George Orwell, soit une société soigneusement organisée et donc prévisible.
Nous n'avons plus rien à perdre et plus rien à gagner, nos plus profondes impulsions, nos plus secrets battements de cœur, nos plus intimes passions sont connues, publiées, analysées, utilisées. L'on y répond, l'on met à ma disposition exactement ce que j'attendais, et le suprême luxe de cette civilisation de la nécessité est de m'accorder le superflu d'une révolte stérile et d'un sourire consentant.
Jacques Ellul
La Technique ou l'Enjeu du siècle, Paris, éd. Armand Colin
1954
Ici, Ellul dessine avec une netteté étonnante des problèmes qui sont de plus en plus connus, notamment avec les nombreuses affaires juridiques de vente d'informations privées sur Internet. Il y a, dans la vision technocrate de la politique, un véritable danger pour l'être humain.
L'art contemporain : quand le message outrepasse la technique
Si l'art et la technique ne poursuivent pas les mêmes objectifs, les deux ont tout de même un passé commun. En effet, la notion de technique, en art, possède une place essentielle : ce qui est admiré dans les artistes d'autrefois, c'est notamment leur technique esthétique.
À une époque, les artistes s'efforçaient même d'appliquer une technique universelle à leurs œuvres afin de les rendre esthétiques : le nombre d'or, conférant les meilleures proportions possibles aux œuvres. À cette époque, le message artistique est encore camouflé par le concept du beau et la norme technique qui l'entoure.
La Naissance de Vénus de Botticelli et le nombre d'or
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Par opposition, l'art contemporain n'a que faire des notions d'esthétisme et de technique, il est largement centré sur les concepts que l'artiste veut mettre en valeur. Ainsi, l'art contemporain représente le refus des codes techniques archaïques et des représentations mythologiques. Il est un art nouveau, critique, et rebelle envers la technique et son règne. Il est un art qui met le message artistique au centre de la réflexion artistique, outrepassant les règles de la technique en esthétique.
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Marcel Duchamp fait contempler sa Fontaine qui n'est en réalité qu'un urinoir renversé.
Dans ce contexte, l'art contemporain se pose comme preuve de la capacité critique de l'homme à l'époque du règne technique : c'est un art qui redéfinit les critères artistiques en dehors des critères techniques.