Sommaire
IDéfinir la perceptionALa perception comme rapport au mondeBLa différence entre perception et sensationCLa perception comme forme de subjectivitéIILa perception et son rapport à la connaissanceALa perception est singulièreBLa perception repose sur l'illusion des sens, la connaissance sur la libération des illusionsCLa perception reste le seul moyen d'appréhender le monde extérieurIIIL'éducation de la perceptionALa possibilité d'éduquer la perceptionBL'entendement pour traduire la perceptionLa perception est avant tout à la base de toute connaissance, même si cela pose le problème de l'objectivité. En effet, le rapport est complexe entre perception et vérité : les perceptions peuvent tromper, et certains philosophes choisissent donc de s'en méfier. Finalement, on peut se demander s'il est possible d'éduquer la perception, notamment dans le domaine de l'art.
Définir la perception
La perception comme rapport au monde
Le terme "perception" a un sens assez large dans la langue française.
On pourra dire de quelqu'un qu'il est mal perçu, c'est-à-dire que l'on se fait une mauvaise opinion de lui, ou bien dire d'un discours qu'il n'a pas été perçu, c'est-à-dire qu'il n'a pas été compris. Si ces deux usages du terme "perception" ne signifient pas la même la chose, on remarquera qu'ils renvoient l'un et l'autre à l'idée de jugement ou de compréhension immédiate d'une chose.
En un sens plus déterminé, la notion de perception renvoie au fait, pour un individu, de connaître le monde qui l'entoure grâce aux informations transmises par ses organes sensoriels. C'est en ce sens qu'un médecin utilise cette notion lorsqu'il parle de troubles de la perception (comme par exemple ne pas se repérer dans l'espace ou ne pas distinguer les couleurs).
La notion de perception constitue donc le rapport premier qu'entretient l'homme avec le monde extérieur. Elle est le préalable à toute connaissance, voire même la première forme de connaissance possible. C'est d'ailleurs ce qu'indique son étymologie latine percipere, qui signifie "prendre ensemble". Percevoir consiste donc à recueillir les données qui proviennent des sens et qui nous informent sur le monde extérieur.
Perception
La perception correspond à la saisie par l'esprit de la réalité extérieure par l'intermédiaire de ses sens.
La différence entre perception et sensation
Il est important de distinguer la sensation et la perception.
La sensation, c'est l'impression brute reçue par l'un de nos cinq sens (la vue, le toucher, l'ouïe, l'odorat, le goût). C'est une information sensorielle transmise au cerveau par l'intermédiaire des nerfs. On peut ainsi avoir une sensation de chaud, de froid, de couleur ou de son.
La perception, elle, est l'étape qui arrive ensuite : c'est le jugement qu'un individu va produire sur une sensation. Pour qu'il y ait perception, il faut donc qu'il y ait un individu conscient, c'est-à-dire qui puisse faire retour sur ses sensations. Percevoir ne se réduit donc pas à accueillir passivement des sensations.
Sensation
La sensation est une impression produite par les objets extérieurs sur un organe des sens et transmise au cerveau par les nerfs. Dans la sensation, le sujet est passif.
Au moment de la perception, l'individu interprète la donnée de la sensation et identifie le plus souvent l'objet qui l'a provoquée. La perception fait donc intervenir le jugement.
La perception comme forme de subjectivité
Dans la mesure où la perception inclut une forme de jugement, elle pose la question de l'interprétation des données perçues.
En effet, la perception est une interprétation des sensations. Par exemple, les sensations de chaud ou de froid peuvent varier d'un individu à l'autre. Cela pose la question suivante : la perception changeant d'un individu à l'autre, permet-elle réellement de connaître le monde ou n'en est-elle qu'une représentation ?
La phénoménologie d'Edmund Husserl s'est intéressée à cette question. Husserl distingue :
- Les vécus de conscience : ce sont les représentations du monde que l'on a grâce à l'imagination ou au souvenir. Lorsque la conscience se représente un objet du monde, elle ne fait que rendre présent pour elle un objet absent. Autrement dit, l'imagination et le souvenir ne font que rendre à nouveau présent quelque chose qui est passé.
- Et l'acte de percevoir : il s'agit de la perception, qui est au contraire l'acte qui nous met directement en lien avec la chose au moment présent.
[Dans la perception] l'objet se tient là comme en chair et en os, il se tient là, à parler plus exactement encore, comme actuellement présent […]. Dans l'imagination, l'objet ne se tient pas là sur le mode de la présence en chair et en os […]. L'imaginé est simplement représenté.
Edmund Husserl
Chose et espace. Leçons de 1907, Paris, éd. PUF, coll. "Epiméthée" (1989)
1907
Une perception n'est pas une image ou une représentation des choses extérieures, mais elle donne accès à celles-ci "en chair et en os", c'est-à-dire à la chose elle-même. Autrement dit, les choses n'ont pas d'autre existence pour une conscience que celle qui est donnée dans la perception.
Ainsi, la perception est le seul moyen que l'homme a de connaître le monde. C'est pourquoi Maurice Merleau-Ponty affirme qu'il n'y a pas de sens à se demander si nos perceptions nous donnent vraiment accès au monde.
Il ne faut donc pas se demander si nous percevons vraiment un monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous percevons.
Maurice Merleau-Ponty
Phénoménologie de la perception, Paris, éd. Gallimard, coll. "Tel" (2005)
1945
Ce que met en évidence Maurice Merleau-Ponty dans cette citation, c'est bien le fait qu'il n'y a de monde que pour une conscience qui le perçoit.
La perception est donc cet acte spécifique de la conscience qui fait exister le monde pour un sujet. Elle n'existerait pas s'il n'y avait pas de conscience, donc s'il n'y avait pas de subjectivité. La perception est forcément subjective.
La perception et son rapport à la connaissance
La perception est singulière
La perception est constitutive du rapport que l'homme entretient au monde : elle est ce par quoi il y a monde pour un individu singulier.
Pourtant, il semble difficile de penser que la perception puisse se rapporter à un type de connaissance. En effet, si la perception construit la vision du monde d'un individu singulier, elle ne peut pas répondre au critère d'universalité qu'exige toute connaissance.
Universel
Est universel ce qui concerne tous les membres d'un ensemble sans tolérer d'exception.
Pour un triangle, le fait d'avoir la somme de ses angles égale à 180 degrés est un caractère universel. Tous les triangles, sans exception, répondent à ce critère.
Remarque
Cette propriété n'est universelle que dans la géométrie d'Euclide. Elle cesse de l'être dans les géométries "non-euclidiennes". Un triangle tracé à la surface de la terre, qui est ronde, ne "vaut" pas 180° si l'on fait la somme de ses angles.
Aristote souligne cette différence entre la connaissance et la perception, en mettant en évidence le caractère singulier mais aussi instable des perceptions. Alors que la connaissance doit être valable en permanence, la perception est dépendante du sujet qui perçoit quelque chose à un moment précis. La perception, contrairement à la connaissance, ne repose sur aucune démonstration.
La perception porte toujours sur une réalité singulière, c'est-à-dire sur une chose donnée ici et maintenant. À l'inverse, la connaissance est universelle : elle est prouvée par une démonstration qui repose également sur la raison. La connaissance est en outre éternelle : une fois qu'une chose est démontrée, elle est valable en tout temps et en tout lieu.
La perception porte nécessairement sur une réalité singulière, tandis que la science consiste dans le fait de connaître l'universel.
Aristote
Seconds analytiques, trad. Jules Tricot, Paris, éd. Vrin, coll. "Bibliothèque des Textes philosophiques" (1995)
IVe siècle av. J.-C.
La perception porte toujours sur une réalité singulière, c'est-à-dire sur une chose donnée ici et maintenant. À l'inverse, la connaissance est universelle : elle est prouvée par une démonstration qui repose également sur la raison. La connaissance est en outre éternelle : une fois qu'une chose est démontrée, elle est valable en tout temps et en tout lieu.
La perception repose sur l'illusion des sens, la connaissance sur la libération des illusions
La perception repose sur l'illusion des sens, alors que la connaissance repose sur la libération des illusions.
Les informations transmises par les sens ne sont pas toujours assurées. En effet, il existe de nombreuses situations où les sens nous trompent : lorsque, dans le désert, l'homme aperçoit des mirages, ou bien lorsque, regardant un bâton à moitié plongé dans l'eau, l'homme le voit brisé alors qu'il est toujours aussi droit. On voit ainsi que la perception ne répond pas non plus à un autre critère propre à la vérité : ce que la perception nous apprend n'est pas certain.
La philosophie de Platon insiste fortement sur cette distinction entre d'une part le monde sensible, perçu par les sens, et d'autre part la réalité du monde, ce qui est stable, que seule la raison peut constituer, et que l'on appelle généralement le monde intelligible.
Si l'homme veut accéder à la vérité, il doit justement parvenir à se libérer des illusions produites par ses sens et saisir la réalité à l'aide de sa raison. Il faut donc qu'il abandonne l'étude des phénomènes sensibles pour se concentrer sur les objets intelligibles. C'est ce qu'illustre l'allégorie de la caverne.
Dans cette allégorie, Platon décrit une caverne dans laquelle des hommes sont enchaînés. Ils ne peuvent pas bouger. Sur le mur en face d'eux sont projetées des ombres. Les hommes prisonniers pensent qu'il s'agit de la réalité puisque leurs yeux peuvent voir ces ombres. Ils sont trompés par leur sens.
Avec le passage de la sortie hors de la caverne, Platon décrit les étapes qui vont amener l'homme à s'affranchir de son asservissement à l'opinion pour le conduire vers la connaissance véritable, qui est connaissance des réalités intelligibles. Ce que met en évidence Platon, lorsqu'il souligne que ce chemin est douloureux, c'est la difficulté pour l'homme d'abandonner ses anciennes croyances. Cet accès à la connaissance ne peut se faire que par étapes : c'est l'objet d'un long apprentissage. À la fin de l'allégorie, l'homme libéré commencera par distinguer les reflets des choses dans l'eau avant de pouvoir contempler les objets réels. En ce sens, l'allégorie de la caverne est une image de la philosophie : parvenir à saisir les réalités intelligibles n'est possible qu'au terme d'un apprentissage rigoureux.
Voici des hommes dans une habitation souterraine en forme de grotte […] ils y sont depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder que vers l'avant, incapables qu'ils sont, à cause du lien, de tourner la tête ; leur parvient la lumière d'un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux ; et entre le feu et les hommes enchaînés, une route dans la hauteur, le long de laquelle voici qu'un muret a été élevé, de la même façon que les démonstrateurs de marionnettes disposent de cloisons qui les séparent des gens ; c'est par-dessus qu'ils montrent leurs merveilles. […] Chaque fois que l'un d'eux serait détaché, et serait contraint de se lever immédiatement, de retourner la tête, de marcher, et de regarder la lumière, à chacun de ces gestes il souffrirait, et l'éblouissement le rendrait incapable de distinguer les choses dont tout à l'heure il voyait les ombres. […] Et si on l'arrachait de là par la force, dis-je, en le faisant monter par la pente rocailleuse et raide, et si on ne le lâchait pas avant de l'avoir tiré dehors jusqu'à la lumière du soleil, n'en souffrirait-il pas, et ne s'indignerait-il pas d'être traîné de la sorte ? et lorsqu'il arriverait à la lumière, les yeux inondés de l'éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu'une seule des choses qu'à présent on lui dirait être vraies […] il aurait besoin d'accoutumance pour voir les choses de là-haut. Pour commencer ce seraient les ombres qu'il distinguerait plus facilement, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et celles des autres réalités qui s'y reflètent, et plus tard encore ces réalités elles-mêmes. À la suite de quoi il serait capable de contempler plus facilement, de nuit, les objets qui sont dans le ciel, et le ciel lui-même, en tournant les yeux vers la lumière des astres et de la lune, que de regarder, de jour, le soleil et la lumière du soleil. […] je crois que c'est seulement pour finir qu'il se montrerait capable de distinguer le soleil, non pas ses apparitions sur les eaux ou en un lieu qui n'est pas le sien, mais lui-même en lui-même, dans la région qui lui est propre, et de le contempler tel qu'il est.
Platon
La République, trad. Pierre Pachet, Paris, éd. Gallimard, Folio Essais (1993)
IVe siècle av. J.-C.
Dans cette allégorie, Platon décrit une caverne dans laquelle des hommes sont enchaînés. Ils ne peuvent pas bouger. Sur le mur en face d'eux sont projetées des ombres. Les hommes prisonniers pensent qu'il s'agit de la réalité puisque leurs yeux peuvent voir ces ombres. Ils sont trompés par leur sens.
Avec le passage de la sortie hors de la caverne, Platon décrit les étapes qui vont amener l'homme à s'affranchir de son asservissement à l'opinion pour le conduire vers la connaissance véritable, qui est connaissance des réalités intelligibles. Ce que met en évidence Platon, lorsqu'il souligne que ce chemin est douloureux, c'est la difficulté pour l'homme d'abandonner ses anciennes croyances. Cet accès à la connaissance ne peut se faire que par étapes : c'est l'objet d'un long apprentissage. À la fin de l'allégorie, l'homme libéré commencera par distinguer les reflets des choses dans l'eau avant de pouvoir contempler les objets réels. En ce sens, l'allégorie de la caverne est une image de la philosophie : parvenir à saisir les réalités intelligibles n'est possible qu'au terme d'un apprentissage rigoureux.
Allégorie de la caverne de Platon
On le voit, le premier pas vers la connaissance véritable repose sur un rejet absolu de tout ce que peuvent nous apprendre les sens, et plus généralement les apparences sensibles. En ce sens, la perception apparaît plus comme un obstacle à dépasser pour accéder à la connaissance que comme une première étape.
La perception reste le seul moyen d'appréhender le monde extérieur
Néanmoins, la perception reste le seul moyen d'appréhender le monde extérieur
En effet, certains philosophes poussent la réflexion jusqu'à affirmer que si la perception n'apprend rien de certain à l'individu sur le monde extérieur, alors celui-ci ne peut s'assurer avec certitude de son existence. C'est le cas des sceptiques.
Puisque tout dans le monde est changeant, puisqu'aucune des choses du monde n'est stable, il faut se défaire de l'idée que les perceptions renverraient à un objet extérieur réel, dont nous n'aurions qu'une représentation. Généralement, on considère qu'une perception (comme le chaud, le froid ou la lumière) a pour origine un objet extérieur (le soleil, le vent, etc.). On en conclut alors que cet objet existe dans le monde extérieur. C'est justement ce type de raisonnement qui tombe sous le coup de la critique sceptique. En effet, les sceptiques assurent que rien ne nous garantit qu'il existe véritablement dans le monde un objet correspondant à la perception que nous en avons.
Reprenant cette idée que les perceptions sont les seuls objets réels, l'immatérialisme de Berkeley va encore plus loin en niant l'existence du monde matériel. Pour lui, il n'est pas possible pour les réalités matérielles d'exister en dehors de la perception. En dehors des perceptions des choses et des idées que nous formons d'elles, celles-ci n'ont donc pas d'existence.
Ainsi, on se rend compte que même si la perception est subjective, elle a un lien très fort avec la connaissance puisque sans elle, l'homme ne pourrait pas connaître le monde. Celui-ci existe car il est perçu par un sujet. Le monde extérieur n'existe qu'à travers nos perceptions : nous ne pouvons affirmer qu'il existe indépendamment de ce que nous en percevons.
Lorsque George Berkeley affirme qu'exister c'est être perçu ou percevoir dans Principes de la connaissance humaine (1710), il veut dire que les réalités du monde n'existent qu'en tant qu'elles sont perçues par un sujet. Le monde extérieur n'existe qu'à travers nos perceptions : nous ne pouvons affirmer qu'il existe indépendamment de ce que nous en percevons.
Exister c'est être perçu ou percevoir.
George Berkeley
Principes de la connaissance humaine, (A Treatise Concerning the Principles of Human Knowledge), trad. Charles Renouvier, texte établi par André Lalande et Georges Beaulavon, Paris, éd. Armand Collin (1920)
1710
Lorsque George Berkeley affirme qu'exister c'est être perçu ou percevoir, il veut dire que les réalités du monde n'existent qu'en tant qu'elles sont perçues par un sujet. Le monde extérieur n'existe qu'à travers nos perceptions : nous ne pouvons affirmer qu'il existe indépendamment de ce que nous en percevons.
L'éducation de la perception
La possibilité d'éduquer la perception
Si l'on parle d'une éducation de la perception, c'est que, contrairement à la sensation qui relève d'un mécanisme entièrement corporel, la perception est liée à une certaine activité de l'esprit.
En ce sens, elle est le fruit d'une construction, d'une forme d'apprentissage. La perception n'est pas contraire à la raison et à l'intelligence puisqu'elle implique une activité du sujet.
C'est en ce sens qu'Alain utilise l'exemple de la perception d'un dé. Lorsque nous voyons un dé à six faces, nous n'en voyons jamais toutes les faces à la fois, et pourtant nous savons l'identifier comme étant un dé à six faces. C'est que nous avons déjà constaté qu'un cube blanc ayant une face comportant six points noirs est un dé. La perception a en ce sens reçu une forme d'apprentissage préalable : nous voyons trois faces, mais nous percevons un dé à six faces. À l'inverse, si nous percevions pour la première fois ce type de cube particulier qu'est le dé, nous aurions besoin d'étudier toutes les faces successivement pour parvenir à concevoir l'idée qu'il s'agit d'un cube à six faces. Il y a donc bien eu un apprentissage qui nous permet de conclure directement qu'il s'agit d'un dé.
Pour Diderot dans la "Lettre sur les aveugles", la perception se fonde au contraire sur la forme même du dé, perçue telle qu'elle est dans le "monde intelligible". Ce fait expliquerait, selon Diderot, qu'un aveugle puisse être géomètre : il voit avec "l'œil de l'esprit".
Il est possible d'éduquer la perception.
L'entendement pour traduire la perception
Plus fondamentalement, si la perception doit s'éduquer, c'est parce que le reproche qu'on lui adresse d'être la source d'illusions ne vient pas des sens mais de l'esprit.
René Descartes a notamment mis en évidence qu'il s'avère extrêmement difficile de distinguer l'acte de percevoir de l'acte par lequel la perception, comme contenu, est saisie et interprétée par l'esprit. En un sens, toute perception est toujours en même temps un acte de l'entendement.
Entendement
L'entendement est la faculté d'entendre, c'est-à-dire de comprendre et de connaître à l'aide de la raison.
Si par hasard je regarde d'une fenêtre des hommes qui passent dans la rue, je ne manque pas de dire que je vois des hommes. Et cependant que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ?
René Descartes
Méditations métaphysiques, dans Œuvres de Descartes, texte établi par Victor Cousin, éd. Levrault (1824)
1641
Descartes met en évidence le fait que le sujet interprète toujours ses perceptions : ainsi, bien que je ne voie que des chapeaux depuis ma fenêtre, j'en déduis qu'il s'agit d'hommes qui passent dans la rue.
La perception n'est donc pas une donnée brute : elle est toujours interprétée par l'entendement. Or, voir que la perception suppose toujours un acte de la raison permet en même temps de comprendre que l'erreur ne vient jamais de nos sens, mais de cet acte qui consiste à interpréter les informations transmises. Ainsi, les sens ne disent pas le faux lorsqu'ils montrent à un individu que la tour qu'il voit au loin est ronde, alors qu'elle est en réalité carrée : c'est lorsque l'individu tire de ces informations des sens la conclusion que la tour est ronde qu'il commet une erreur.
Il n'est donc pas pertinent d'évaluer les informations transmises par nos sens selon le critère du vrai et du faux, comme le souligne Emmanuel Kant.
Les informations transmises par les sens ne sont ni vraies ni fausses, et en ce sens elles ne peuvent donc pas constituer une forme de connaissance. En réalité, l'erreur ne peut provenir que du jugement que fait un sujet sur ses sensations.
Si l'on peut dire que les sens ne trompent pas, ce n'est point parce qu'ils jugent toujours juste mais qu'ils ne jugent point du tout.
Emmanuel Kant
Critique de la raison pure, (Kritik der reinen Vernunft), trad. A. Tremesaygues et C. Pacaud, Paris, éd. PUF (2012)
1781
Les informations transmises par les sens ne sont ni vraies ni fausses, et en ce sens elles ne peuvent donc pas constituer une forme de connaissance. En réalité, l'erreur ne peut provenir que du jugement que fait un sujet sur ses sensations.
Ainsi, c'est le jugement qui est susceptible de fausseté dans la perception. C'est pourquoi un travail d'éducation de la perception est essentiel afin d'éviter les illusions venant de l'esprit.
La perception peut donc être considérée comme une faculté utile aux hommes pour leur subsistance. C'est d'ailleurs ce que souligne Henri Bergson lorsqu'il dit que les individus sont le plus souvent dans un rapport purement utilitaire au monde.
Je regarde et je crois voir, j'écoute et je crois entendre, je m'étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j'entends du monde extérieur, c'est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moi-même, c'est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l'action.
Henri Bergson
Le Rire : essai sur la signification du comique, Paris, éd. Félix Alcan
1900
Le plus souvent, la perception est façonnée en vue de répondre aux exigences de l'action. En ce sens, elle ne permet qu'un rapport superficiel au monde et à soi-même.
Dans l'art, c'est justement de cette modalité de perception du monde qu'il s'agit de se défaire. En ce sens, il s'agirait presque de déconstruire la perception, de la détacher de son lien à l'action, à la subsistance. Et c'est bien ce que fait l'artiste : dans la pratique artistique, la perception n'est plus attachée au besoin, elle n'est plus dans un rapport utilitaire au monde. Pour Henri Bergson, ce que l'artiste nous donne à voir, c'est la réalité même, celle que nous ne percevons plus en raison d'une perception orientée vers l'action et l'utile.
L'art n'est sûrement qu'une vision plus directe de la réalité. Mais cette pureté de perception implique une rupture avec la convention utile, un désintéressement inné et spécialement localisé du sens ou de la conscience.
Henri Bergson
Le Rire : essai sur la signification du comique, Paris, éd. Félix Alcan
1900
C'est donc ce rapport direct au réel que le spectateur peut retrouver dans la contemplation des œuvres d'art : il ne s'agit plus alors d'apprendre à apprécier l'œuvre (sa précision, sa technique), mais de redécouvrir cette perception directe du monde que l'artiste nous propose.
Illustration
Ainsi, dans "L'Œil et l'esprit", Maurice Merleau-Ponty montre que la peinture de Cézanne est une véritable "école de la perception", qui nous apprend littéralement à voir le monde.