Sommaire
ILe besoin de justice : la nécessité d'un ordre socialALa justice pour apporter l'ordre : l'approche hobbesienneBLa justice comme recherche de l'ordre idéalIILes liens entre la justice et le droitALa justice contre le droit : l'ordre idéal contre l'ordre établi1La juste révolte contre un ordre injuste : Marx et la révolution2La désobéissance aux lois injustesBLa justice et le droit positif1Le positivisme juridique ou le relativisme des valeurs : l'approche de Kelsen2S'en tenir au droit en vigueurCLa justice comme forme de domination1La justice selon Nietzsche2La critique du système pénal par Michel FoucaultIIILes principes au fondement de la justiceAL'égalité et l'équité1Définitions2L'égalité et la justice : la justice corrective et la justice rétributive d'Aristote3L'équité et les discriminations positivesBLa liberté au fondement de la justice : le libéralisme1Le libéralisme2Le libéralisme égalitaire de John RawlsLa notion de justice renvoie tout d'abord à l'idée d'ordre. La justice doit garantir une certaine harmonie entre les humains d'une même cité ou d'un même groupe. Pourtant, le sentiment d'injustice est le moteur de contestations sociales à travers les époques. L'injustice est l'objet d'une dénonciation, et la justice est l'objet d'une revendication. Diverses conceptions de la justice s'opposent.
Peut-on définir la justice sans jugements de valeurs, c'est-à-dire parvenir à une définition véritablement objective et universelle de la justice ?
Le besoin de justice : la nécessité d'un ordre social
On peut d'abord définir la justice comme un « ordre » social, c'est-à-dire comme un ensemble d'institutions, de règles et de valeurs qui définissent et déterminent le cadre légitime de l'action pour les membres d'une société donnée. Toute société se définit par un certain « ordre », par une certaine « forme » ou une certaine « structure ». L'analyse du besoin de justice renvoie à une dimension profonde et primitive de l'être humain comme « animal politique » voué par nature à la vie de la cité et à l'institution d'un certain ordre social.
La justice pour apporter l'ordre : l'approche hobbesienne
Pour le philosophe Hobbes, la justice n'existe pas à l'état de nature. L'ordre de justice se met en place à partir du moment où l'être humain vit en société. Pour assurer la sécurité de cette société humaine, il est nécessaire que chacun obéisse aux lois de son pays, que chacun les respecte.
Il ne paraît pas possible de définir universellement la justice par son contenu. Sa définition est relative et varie selon les individus, les peuples ou les époques. Il semble néanmoins possible de la définir en tant que forme. Le besoin de justice peut donc se présenter de la manière suivante : l'être humain est un être vivant en société pour lequel il est nécessaire d'instituer un ordre de justice, quel que puisse être cet ordre.
Dans cette perspective, la justice ne correspond pas à l'institution de telle ou telle règle particulière : elle relève de la nécessité de l'institution d'une règle mais ne dépend pas du contenu de cette règle. Autrement dit, le principe de la justice comme « forme » s'énonce de la manière suivante : peu importe la règle pourvu qu'il y en ait une.
C'est l'approche développée par Thomas Hobbes dans le Léviathan. Pour Hobbes, la justice n'existe pas avant les lois : elle n'existe que par les lois, en vertu de l'existence des lois. Dans cette perspective, être juste revient à obéir aux lois de son pays. Pour comprendre l'approche de la justice chez Hobbes, il faut d'abord s'intéresser à sa conception de la souveraineté.
Pour penser la nature de la souveraineté, Hobbes s'appuie sur la fiction d'un état de nature préexistant à la genèse de l'ordre social. L'état de nature est présenté par Hobbes comme un état de liberté et de relative égalité entre les êtres humains, mais surtout comme un état où règnent l'insécurité et la guerre de tous contre tous. Cette guerre est rendue possible en l'absence de contrainte extérieure. L'état de nature selon Hobbes n'est donc pas un état dans lequel règne la justice. En effet, l'idée que « l'homme est un loup pour l'homme » se situe au fondement de la théorie politique hobbesienne. Pour lui, l'égalité naturelle est moins un facteur d'union que de discorde entre les êtres humains en raison des rapports permanents de rivalité qui les animent.
La souveraineté se définit donc à partir de l'état de nature. Ne pouvant supporter de vivre dans la crainte mutuelle des uns envers les autres, les êtres humains choisissent l'État, le souverain, aussi appelé Léviathan. Il accepte l'aliénation de leur liberté naturelle au profit d'une sécurité garantie par l'État.
Cette approche de la souveraineté conduit Hobbes à penser la justice et l'injustice en termes de « contrat social » : chaque partie prenante se détache de sa liberté première pour être gouvernée par une autorité souveraine et absolue. La justice correspond ici à l'aliénation des volontés individuelles dans la volonté du souverain, c'est-à-dire à un respect inconditionnel des lois souverainement instituées par l'État, lui-même choisi par le peuple. Ainsi, le peuple a besoin du souverain pour exister en tant que peuple.
Or, pour Hobbes, la justice ne réside pas précisément dans le contenu de ces lois, mais dans le simple fait de respecter la loi. De fait, l'état de nature est un état injuste puisqu'aucune loi n'y est instituée.
« De cette guerre de tout homme contre tout homme résulte aussi que rien ne peut être injuste. Les notions de bien et de mal, justice et injustice, n'ont pas leur place ici. Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice. La force et la ruse sont en temps de guerre les deux vertus cardinales. La justice et l'injustice ne sont aucunement des facultés du corps ou de l'esprit. Si elles l'étaient, elles pourraient se trouver en un homme qui serait seul dans le monde, aussi bien que ses sensations et ses passions. Ce sont des qualités relatives aux hommes en société, non dans la solitude. Il résulte aussi de ce même état qu'il ne s'y trouve pas de propriété, de domination, de distinction du mien et du tien, mais qu'il n'y a que ce que chaque homme peut obtenir, et aussi longtemps qu'il peut le conserver. »
Thomas Hobbes
Léviathan, I, chapitre XIII
1651
Les qualités morales (justice et injustice, bien et mal, etc.) ne sont pas des déterminations individuelles. Elles n'ont d'existence qu'à travers l'édification de sociétés fondées sur des lois communes : « Là où n'existe aucun pouvoir commun, il n'y a pas de loi. Là où n'existe pas de loi, il n'y a aucune injustice ». La justice n'existe pas à l'état de nature dans lequel la force et la ruse sont les seules qualités qui vaillent puisqu'elles sont mises au profit de la rivalité. La justice repose sur le respect inconditionnel de la loi instituée par le souverain pour assurer la sécurité de tous. Par exemple, Hobbes indique que l'existence du pouvoir souverain permet de garantir et de défendre la propriété privée tandis que l'état de nature ne connaît point la « distinction du mien et du tien ».
Ainsi, selon Hobbes, si l'institution de l'ordre est bel et bien nécessaire pour assurer la sécurité des humains, la nature et le contenu de cet ordre sont en revanche arbitraires. Être juste, c'est respecter la loi, car elle est l'expression du pouvoir institué. Le contenu de la loi lui-même n'indique rien du sens de la justice, seule importe la forme même de la loi.
La justice comme recherche de l'ordre idéal
Définir la justice en tant qu'ordre, cela revient à définir la justice soit comme pouvoir constituant (lorsque l'ordre en question n'est pas encore atteint), soit comme pouvoir constitué (lorsque l'ordre en question est atteint). Or, toutes les constitutions ne sont pas justes, et il peut être nécessaire pour qui recherche la justice de modifier la constitution de la cité. C'est l'idée développée par Platon dans La République, il pense que la justice est un ordre idéal.
Dans le livre IV de La République, Platon recherche la définition de la justice dans la cité et dans l'âme. Il pose donc la double question suivante :
- « Qu'est-ce qu'une cité juste ? »
- « Qu'est-ce qu'une âme juste ? »
La définition de la justice s'appuie sur un exposé des vertus de la cité et de l'âme.
- La première des vertus, c'est la sagesse (sophia), qui concerne les délibérations et le choix de l'action visant le bien. La sagesse suppose la connaissance du bien afin de guider l'action.
- La seconde vertu, c'est le courage comme science des choses qu'il faut craindre (exemple : la perte de la cité) et des choses qu'il ne faut pas craindre (exemple : la mort). Seuls les sages qui connaissent le bien définissent ce que les courageux doivent craindre ou ne pas craindre.
- La troisième vertu, c'est la modération qui consiste à être maître de ses désirs et à ne pas céder à l'intempérance. Elle s'appuie également sur l'exercice de la raison.
« Nous avons posé […] que chacun devait exercer une fonction particulière parmi celles qui concernent la cité, celle-là même en vue de laquelle la nature l'a fait le mieux doué. […] Et nous avons dit, de plus, que la justice consiste à s'occuper de ses tâches propres et à ne pas se disperser dans des tâches diverses […]. Eh bien, mon ami, cela même, ce fait de s'occuper de ses tâches propres, pour peu que cela en vienne à se produire selon une modalité particulière, c'est cela, la justice. Sais-tu comment j'en arrive à cette conclusion ? […] Il me semble que la vertu qui reste à découvrir parmi celles que nous avons considéré dans la cité – la modération, le courage et la sagesse – c'est celle-là : c'est elle, en effet, qui procure à toutes les autres le pouvoir qui les fait advenir, et, une fois advenues, elle leur procure la force de se maintenir aussi longtemps qu'elle subsiste au sein de la cité. »
Platon
La République, livre IV, 433a-c, trad. Luc Brisson
Parmi les quatre vertus cardinales (la sagesse, le courage, la modération et la justice), la justice est la plus importante car elle rend possible l'existence et la prospérité des trois autres. Elle correspond à la vertu qui permet l'institution d'un cadre favorable à la quête du Souverain Bien.
Concrètement, la justice dans la cité repose sur le développement des vertus individuelles, chacun devant agir selon sa nature :
- Les sages connaissent le bien et décident de la manière dont la cité doit agir pour le rechercher (délibèrent avec sagesse).
- Les braves assurent la protection de la cité contre ses ennemis intérieurs et extérieurs (agissent avec courage).
- Les individus ordinaires assurent la vie économique de la cité tout en étant maîtres de leurs désirs (agissent avec modération).
Pour Platon, le philosophe doit gouverner la cité car il est le seul à faire bon usage de sa raison. Il en va de même pour le gouvernement de soi : le souci de soi-même repose sur une soumission des désirs à la raison, donc sur l'institution d'une justice dans l'âme.
L'idée que défend Platon est celle d'un gouvernement des experts : ceux qui possèdent un certain savoir peuvent légitimement gouverner ceux qui ne possèdent pas ce savoir. Toutefois, le savoir dont il est ici question n'est pas selon Platon un savoir scientifique ou technique au sens contemporain : c'est un savoir « éthique », une connaissance du bien. En ce sens, la justice correspond à la vertu qui rend possible la recherche et l'institution du Souverain Bien en instituant un ordre, une harmonie entre les vertus fondée sur la supériorité de la sagesse. C'est la raison pour laquelle Platon considère d'ailleurs que seul un philosophe peut gouverner une cité juste.
Pourtant, on peut également constater que la nature du Souverain Bien est elle-même sujette à controverse et à débat. Les sceptiques antiques considéraient qu'il était difficile de déterminer qui était effectivement le sage dans la mesure où la plupart des hommes croient eux-mêmes détenir la sagesse. Dans cette perspective, la connaissance du bien n'est pas évidente. En l'absence de certitude à ce sujet, le risque d'instituer un ordre que l'on croit juste et qui se révèle injuste est grand. En d'autres termes, en étant dans l'ignorance du bien, on peut tout à fait croire faire le bien tout en faisant le mal. C'est ce que dit Socrate dans l'Alcibiade en parlant de « ceux qui croient savoir mais qui ignorent qu'ils ignorent ».
Les liens entre la justice et le droit
Penser la justice comme « ordre » implique d'interroger les liens entre la justice et le droit. En effet, le droit renvoie à un ordre établi et codifié par des règles, des conventions et des principes. Pourtant, une règle de droit peut également être perçue comme injuste par certains sujets auxquels elle s'applique. Il arrive que le droit soit lui-même contesté au nom de la justice. Dans ce cas, le droit en vigueur est désigné comme injuste et immoral. On peut toutefois s'interroger sur le fondement de telles contestations du droit positif (du droit établi, en vigueur).
La justice contre le droit : l'ordre idéal contre l'ordre établi
Dès lors que l'on considère la justice comme un ordre idéal, il devient juste de s'opposer à l'ordre établi à partir du moment où celui-ci est injuste. Contre un ordre établi injuste, on peut choisir la révolution comme la théorise Marx, ou bien la désobéissance civile décrite par le penseur américain Thoreau.
La juste révolte contre un ordre injuste : Marx et la révolution
Marx est souvent présenté comme le penseur de la révolution par excellence. Il estime que l'ordre du monde est injuste, puisqu'il repose sur l'exploitation d'une classe sociale par une autre. Il croit en la révolution qui permettra d'instaurer un ordre juste.
C'est aujourd'hui un lieu commun d'associer la notion de révolution chez Karl Marx à la lutte des classes opposant le prolétariat (la classe ouvrière) et une bourgeoisie industrielle ou d'affaire détentrice du capital et des moyens de production. Dans ce cadre, la révolution correspond au passage d'un ordre injuste, le régime de production des sociétés industrialisées et bourgeoises marqué par l'exploitation du prolétariat, à un ordre juste, le communisme, marqué par l'abolition de la propriété privée et l'avènement de la propriété collective des moyens de production.
Pour Marx, la société bourgeoise capitaliste est injuste à cause de son fonctionnement économique. Dans Le Capital, Marx indique que la bourgeoisie constitue la classe dominante qui possède le capital, c'est-à-dire les moyens destinés à la production économique (l'argent, les usines, les terres, les machines, etc.). À la différence de la classe bourgeoise, les prolétaires ne disposent que de leur force de travail qu'ils sont contraints de vendre pour subsister.
Cela conduit à une situation d'exploitation de la classe des travailleurs par la bourgeoisie capitaliste. En effet, Marx considère que le temps de travail du prolétaire est divisé en un temps de travail dit « nécessaire » et un temps de « surtravail ». Le temps de travail nécessaire désigne la quantité de travail requise pour permettre au travailleur d'assurer la reproduction de sa propre force de travail, c'est-à-dire pour assurer sa propre subsistance. Le surtravail désigne en revanche le travail « en plus » réalisé par le travailleur afin de servir l'objectif capitaliste d'accroissement du profit.
Or, Marx dénonce le fait que la classe capitaliste propriétaire des moyens de production extorque la valeur économique du surtravail (la plus-value) au prolétariat pour réaliser des profits. Cette injustice sert de motif à ce que Marx désigne comme la révolution du prolétariat, qui s'inscrit dans l'histoire de la lutte des classes.
Dans Manifeste du parti communiste, Marx indique que « l'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes ». En ce sens, la théorie marxiste de la révolution se comprend à partir de sa théorie de l'histoire. Il considère que l'histoire est essentiellement une histoire des luttes, et que les révolutions sont les périodes où ces luttes permettent de passer d'un mode de production à un autre (et d'un rapport de domination à l'autre, puisque pour Marx les rapports de production sont des rapports de domination).
En ce sens, Marx considère que l'avènement de la bourgeoisie résulte aussi d'une révolution. Dans Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, il décrit la Révolution française comme une révolution bourgeoise, déguisée sous les traits d'une révolte populaire, et marquant la victoire de la bourgeoisie contre les privilèges de l'aristocratie et le pouvoir de la monarchie absolue. En effet, Marx considère que la Révolution française a permis d'instituer des valeurs bourgeoises en les faisant passer pour des valeurs universelles.
Le droit de propriété, une valeur bourgeoise, est présenté par l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen comme « inviolable et sacré ».
Toutefois, la révolution prolétarienne occupe une place encore plus privilégiée dans la pensée marxiste : le mode de production capitaliste a précisément conduit à la création d'une classe révolutionnaire, le prolétariat. En effet, le développement du salariat est la condition nécessaire du développement du capital puisque le profit correspond à une part du salaire extorqué à la classe des travailleurs par la classe bourgeoise. Marx considère donc que la bourgeoisie travaille à sa propre ruine en créant les conditions de son propre dépassement, c'est-à-dire en participant à l'avènement d'une nouvelle classe prolétaire révolutionnaire.
Pour Marx, la révolution prolétarienne a ceci de particulier qu'elle sert les intérêts du prolétariat. Ces intérêts sont décrits par Marx comme étant similaires à ceux de la société tout entière puisque cette révolution doit finalement aboutir au communisme. Pour Marx, le communisme est une société sans classe marquée par la propriété collective des moyens de production, et venant mettre un terme à l'histoire de la lutte des classes.
La désobéissance aux lois injustes
À la différence d'une action révolutionnaire, qui vise à renverser un ordre jugé injuste, la désobéissance ne vise pas le renversement d'un tel ordre mais prône plutôt le refus de la soumission à celui-ci. Ainsi, l'action de désobéir peut correspondre au refus de se soumettre à une loi ou à la volonté d'un dirigeant dont on suppose que leur esprit n'est pas en accord avec l'idéal de la justice. Le philosophe américain Henry David Thoreau est l'un des penseurs qui se sont intéressés à la question de la désobéissance.
« Si la machine gouvernementale veut faire de nous l'instrument de l'injustice envers notre prochain, alors je vous le dis, enfreignez la loi. Que votre vie soit un contre-frottement pour stopper la machine. Il faut que je veille, en tout cas, à ne pas me prêter au mal que je condamne. »
Henry David Thoreau
La Désobéissance civile
1849
La désobéissance constitue une modalité active de lutte contre l'injustice. Elle repose sur l'idée qu'il ne faut absolument pas cautionner un système injuste en participant à ses rouages, car cela reviendrait à se rendre complice de l'injustice que l'on dénonce. Plus qu'une condamnation de la loi par les mots, Thoreau prône donc la résistance par les actes illégaux, et ces actes sont précisément ce qui constitue le fondement de la désobéissance civile.
Thoreau passe lui-même une nuit en prison en 1846 suite à son refus de payer l'impôt (source de financement d'un système injuste) dans le but de marquer son refus de l'esclavage.
Selon Thoreau, la désobéissance est un acte fondamentalement juste. Elle ne constitue pas un simple droit, elle est même un devoir moral : le devoir de désobéir à un pouvoir qui cautionne et institutionnalise l'injustice.
La désobéissance civile relève de l'action : elle est avant tout une praxis. Cela explique pourquoi les exemples de son application sont nombreux dans l'histoire récente.
Le boycott des bus de Montgomery dans l'Alabama en 1955, organisé par le mouvement des droits civiques aux États-Unis suite au refus par Rosa Parks de céder sa place à une personne de couleur blanche dans un bus, constitue une action concrète de désobéissance civile ayant par ailleurs contribué à l'arrêt de la ségrégation dans les lieux publics.
La contestation d'un ordre établi au nom d'un ordre idéal constitue le socle des luttes et des résistances revendiquant une justice authentique. Toutefois, il reste difficile de justifier le caractère universel de l'idéal de justice que ces luttes et ces résistances défendent. Par ailleurs, la notion de justice idéale est arbitraire, elle repose sur des appréciations subjectives. Dans le deuxième volume des Considérations inactuelles, Friedrich Nietzsche analyse ce qu'il nomme « l'histoire critique ». Selon lui, l'histoire critique correspond à une manière particulière de faire de l'histoire consistant à ériger des tribunaux afin de juger le passé pour mieux faire table rase de celui-ci. Cette histoire est au service des révoltés et des déçus qui veulent créer un ordre nouveau. Or, Nietzsche ne manque pas de rappeler que, si la critique d'aujourd'hui vise le temps présent, l'époque actuelle s'est également construite sur la critique du passé. Il faut donc se méfier des prétentions à atteindre un ordre idéal en renversant l'ordre établi, car l'ordre établi n'est peut-être que l'ordre idéal de l'époque précédente.
La justice et le droit positif
Il faut se méfier des prétentions à atteindre un ordre idéal en renversant l'ordre établi, car l'ordre établi n'est peut-être que l'ordre idéal de l'époque précédente. On peut ainsi se demander si l'idéal de la justice n'est qu'un idéal relatif à certains contextes et à certaines époques.
Le positivisme juridique ou le relativisme des valeurs : l'approche de Kelsen
Le positivisme juridique correspond à une approche conventionnelle de la justice : la justice n'est ici que le produit d'une convention, d'un accord explicite ou tacite entre les membres d'une communauté de droit (par exemple, entre les ressortissants d'un même État). C'est donc une approche relativiste de la justice, qui considère que ce qui est juste est toujours « relatif » à une société donnée et à son système de normes.
Le juriste positiviste Hans Kelsen considère, dans sa Théorie pure du droit, que le droit se limite à la stricte légalité, c'est-à-dire au droit tel qu'il est décrit dans les codes et dans la jurisprudence (l'ensemble des décisions antérieures des juridictions, qui est aussi une source du droit).
En d'autres termes, le positivisme juridique consiste à adopter une approche purement descriptive du droit, c'est-à-dire une approche du droit purifiée de toute dimension axiologique (libérée des jugements de valeurs et appréciations morales). En effet, dans la mesure où la définition de ce qui est juste est par nature sujette à controverse, les positivistes prennent le parti de ne pas s'intéresser au devoir-être du droit (à ce que le droit devrait être) mais simplement à son être-en-vigueur à un moment donné.
Dans sa Théorie pure du droit, Kelsen considère en ce sens que la définition de la justice est relative et qu'elle fait l'objet de conflits d'intérêts. Dans cette perspective, il convient de réduire ce qui est juste au droit en vigueur : la justice ne saurait être fondée par une morale naturelle et universelle, mais simplement par la forme pure du droit. Kelsen considère qu'il n'est point d'universalité du droit du point de vue du contenu, mais qu'il existe pourtant une forme universelle du droit. Cette forme universelle correspond à une structure normative hiérarchique.
« L'ordre juridique n'est pas un système de normes juridiques placées toutes au même rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide ou hiérarchie formée d'un certain nombre d'étages ou couches de normes juridiques. »
Hans Kelsen
Théorie pure du droit, 1re édition, trad. Henri Thévenaz, © La Baconnière, 1953, p. 258
1934
S'en tenir au droit en vigueur
Dans la lignée des sceptiques, Pascal considère que les prétendants à la connaissance de ce qui est juste sont en réalité des ignorants. Il estime qu'il faut s'en tenir au droit en vigueur et faire attention aux idées révolutionnaires qui prônent l'instauration d'un ordre plus juste et mènent en réalité au chaos.
Pour Blaise Pascal, la justice naturelle n'existe pas. Seule une justice conventionnelle portée par ce qu'il désigne « la coutume » existe, il la désigne comme « cette seconde nature qui détruit la première », poursuivant ironiquement : « j'ai grand'peur que cette nature ne soit elle-même une première coutume, comme la coutume est une seconde nature » (Pensées).
« Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner ? […] Sera-ce sur la justice ? Il l'ignore. Certainement, s'il la connaissait l'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. […] Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. […]
La coutume fait toute l'équité, par cette raison seule qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l'anéantit. Qui obéit [aux lois] parce qu'elles sont justes, obéit à la justice qu'il imagine, mais non à l'essence de la loi : elle est toute ramassée en soi ; elle est loi, et rien davantage […]. L'art de fronder, de bouleverser les États, est d'ébranler les coutumes établies, en sondant jusque dans leur source pour marquer leurs défauts d'autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l'État, qu'une coutume injuste a abolies. C'est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l'oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu'ils le reconnaissent […]. C'est pourquoi le plus sage des législateurs disait que, pour le bien des hommes, il faut souvent les piper ; et un autre, bon politique […]. »
Blaise Pascal
Pensées, fragments n° 92 et 93 de l'édition Brunschvicg, © Garnier-Flammarion, 1976, pp. 77-78
1669
L'idée centrale que développe ici Blaise Pascal, c'est que l'homme prétendant à instituer la justice n'a en réalité aucune légitimité à le faire puisque nul ne saurait se prévaloir d'une connaissance de ce qui est juste contre un voisin injuste. Par conséquent, il faut se méfier des idées révolutionnaires du peuple qui se laisse aisément séduire par les discours au sujet du juste et de l'injuste. En effet, une fronde ou une révolte ne peut pas aboutira à la restauration d'un ordre plus fondamental ou à l'institution d'une justice plus originaire ou plus naturelle. Au contraire, le risque d'une contestation du pouvoir en place risque bien plus simplement de conduire au chaos et à la guerre civile.
La pensée pascalienne de la justice conduit à promouvoir la conservation du pouvoir en place : en effet, puisque nul ne peut se prévaloir de connaître ce qui est juste, toutes les lois se valent et suffisent à garantir un certain ordre, simplement en tant qu'elles sont lois. De même, si le contenu d'une loi ne peut en être dit « plus juste » ou « injuste » que celui d'une autre, alors il n'est pas avantageux de contester le pouvoir en place. Bien au contraire, comme l'indique d'ailleurs Pascal, « c'est un jeu sûr pour tout perdre ».
Le philosophe considère par conséquent qu'il vaut mieux tromper le peuple au sujet de la nature des lois. En effet, le peuple ne respecte que les lois qu'il considère comme justes. Il est donc dangereux de révéler au peuple l'arbitraire – et donc l'injustice fondamentale – sur lequel se fondent les lois : bien au contraire, il est avantageux pour les gouvernants de duper le peuple en le laissant croire que la loi vaut par un contenu supérieur.
Pascal se fait ici le détracteur du droit naturel : il considère que les lois en place – le droit positif – seront toujours contingentes (elles échappent à la nécessité naturelle, de sorte qu'elles pourraient être tout autres). Par contre, le respect de l'ordre établi a le mérite de préserver la paix civile.
La justice comme forme de domination
L'approche de Pascal semble avoir pour conséquence de favoriser le règne du plus fort, c'est-à-dire du pouvoir ayant été en mesure d'imposer ou de faire valoir son droit. La justice risque alors d'être associée à une forme de domination légale. Nietzsche et Foucault traitent de cette question.
La justice selon Nietzsche
Pour Friedrich Nietzsche, la justice trouve ses racines dans les rapports de puissance entre les individus. À l'instar de Hobbes, Nietzsche considère que les rapports humains sont naturellement régis par la violence et la guerre. Les forts tendent à s'attribuer un dû plus important que les faibles.
L'entreprise nietzschéenne est une entreprise de renversement des valeurs morales : la conception de la justice chez Friedrich Nietzsche peut donc se comprendre comme le reflet inversé de l'idée traditionnelle de justice comme égalité. Au contraire, pour Nietzsche, si justice il y a, elle se fonde plutôt sur l'inégalité qui découle des rapports de force et sur les rapports d'appropriation et de domination qu'elle sous-tend.
Nietzche distingue deux acceptions de la justice :
- la justice en tant que rapport entre des individus d'une puissance égale ;
- la justice en tant que rapport entre des individus de puissance inégale.
La première forme de justice correspond à la justice des forts.
« La justice (l'équité) prend sa source parmi des hommes à peu près également puissants […] ; là où il n'y a pas de puissance clairement reconnue pour prédominante et où une lutte n'amènerait que des dommages réciproques sans résultat, naît l'idée de s'entendre et de négocier sur les prétentions de part et d'autre : le caractère de troc est le caractère initial de la justice. Chacun donne satisfaction à l'autre, en ce que chacun reçoit ce qu'il met à plus haut prix que l'autre. On donne à chacun ce qu'il veut avoir, comme étant désormais sien, et en échange on reçoit l'objet de son désir. Le justice est ainsi une compensation et un trop dans l'hypothèse d'une puissance à peu près égale : c'est ainsi qu'originairement la vengeance appartient au règne de la justice, elle est un échange. »
Friedrich Nietzsche
Humain trop humain, I, §92, « Origine de la justice », 1990, © Robert Laffont, pp. 488-489
1878
Selon Nietzsche, la justice naît à partir des rapports de puissance entre individus. La justice des forts est une justice égalitaire, car elle apparaît entre des individus disposant d'une puissance à peu près égale ayant plus à gagner à instaurer un rapport d'égalité qu'à rester dans un rapport de rivalité ou de lutte. En ce sens, la justice prend ici la forme d'un échange réciproque car nul n'a alors la possibilité de soumettre ou d'annihiler l'autre. Ainsi, dans un rapport d'égalité de puissance, la forme originaire de la justice est la forme du contrat réciproque, ce qui justifie le caractère juste de la vengeance car elle vise à réparer un dommage causé par une rupture de la réciprocité. En ce sens, la vengeance est juste en ce qu'elle correspond à un échange : un tort pour un tort.
Or, selon Nietzsche, la justice des forts n'est égalitaire qu'entre les individus d'une même puissance. Le philosophe considère que le propre de la puissance est de s'exprimer, et que les forts tendent naturellement à dominer et à asservir les faibles, à imposer des valeurs aux faibles.
En revanche, il existe aussi une justice des faibles, différente, qui s'élabore en réaction à celle des forts. La justice (Nietzsche parle plus généralement de « morale ») des faibles est notamment décrite dans la première partie de la Généalogie de la morale. Pour Nietzsche, les individus faibles font preuve de créativité en inventant une forme de justice dans laquelle tous les hommes seraient égaux.
C'est le cas de la justice chrétienne où tous les hommes sont égaux devant Dieu.
L'institution de valeurs prônant l'égalité entre tous les hommes relève d'une justice réactive à travers laquelle les faibles réagissent contre la justice des forts. Or, pour Nietzsche, cette justice universellement égalitaire n'est qu'un aveu d'impuissance masqué révélant chez le faible l'incapacité à se venger soi-même : c'est une justice qui tente de dissimuler l'inégalité originaire sous le voile de l'égalité universelle.
Pour Nietzsche, il n'y a ici pas de justice ou de bien en soi, qui auraient une valeur absolue pour tous. En ce sens, la justice est d'abord une qualité que l'on s'attribue : les forts instituent naturellement un ordre de justice qui leur est favorable et où ils dominent les faibles, mais les faibles se proclament également « justes » contre l'injustice des forts, quoique leur « justice » soit en fait l'expression de leur ressentiment.
Ainsi, pour Nietzsche, la justice découle originairement de rapports de force et de domination, et le sens qui lui est attribué varie justement au gré des évolutions de ces rapports de puissance et des valeurs qui leur sont liées.
La justice et le droit constituent donc à l'origine l'expression d'un pouvoir et non l'expression d'un principe transcendant comme le bien ou l'égalité.
La critique du système pénal par Michel Foucault
Une autre approche de la justice comme « pouvoir » a été développée par le philosophe Michel Foucault. Le travail du philosophe Michel Foucault peut être associé à une mise en lumière de formes instituées et discrètes de pouvoir. Qu'il s'agisse des cadres dédiés à la production de savoirs, des institutions politiques et pénales ou des normes codifiant le rapport au corps et à nous-mêmes, Foucault considère qu'aucune institution n'est neutre à l'égard du pouvoir.
Les institutions sont le lieu de formes de domination. Michel Foucault indique dans Le Sujet et le Pouvoir que « là où il y a pouvoir, il y a résistance ». Pourtant, le fait même qu'il y ait « institution » révèle l'existence d'asymétries dans les rapports de pouvoirs, ce qui caractérise la domination.
Dans Surveiller et punir, Foucault montre que les institutions pénales et le système judiciaire constituent un exemple de telles formes instituées de domination. La justice repose en effet sur un ensemble de dispositifs disciplinaires visant à transformer les subjectivités à travers une surveillance et un contrôle étroit des comportements et des corps. L'objectif est de conduire à une transformation des subjectivités déviantes, à un redressement voire à une « guérison » des individus.
Foucault considère que la déviance ou « l'anormalité » sont des notions à la frontière du domaine pénal et du domaine médical.
Pour Foucault, la justice est d'abord et avant tout un instrument de régulation et de contrôle social.
Le régime moderne des peines repose sur des mécanismes de dissuasion qui manipulent la rationalité des individus en établissant des peines légèrement supérieures aux bénéfices pouvant être retirés de la transgression ou des délits. Ainsi, l'adoucissement des peines à l'époque moderne, par contraste avec les supplices du Moyen Âge, ne relève pas pour Foucault d'un adoucissement des mœurs lié à la prospérité de valeurs humanistes, mais au développement d'un pouvoir de plus en plus subtil et rationnel ayant pour propriété de susciter de moins en moins d'opposition directe de la part des sujets dans la mesure où il s'appuie en partie sur leur rationalité propre.
De manière générale, Foucault considère donc que la justice n'existe pas en soi, mais qu'elle constitue un ensemble d'instruments et de dispositifs mis en place pour soutenir l'économie d'un pouvoir dominant. Cela se fait surtout avec la mise en place de formes de normalisation des individus, c'est-à-dire de procédés visant à transformer les identités des déviants pour les rendre conformes à certaines normes.
Les approches positivistes de la justice, comme les approches considérant la justice comme une forme de domination, ne proposent pas de définition en soi de la justice. La justice apparaît ici comme une forme d'ordre ou une forme de domination, mais non comme un contenu en elle-même. La justice serait en ce sens relative du point de vue de son contenu qui pourrait varier selon les lieux et les époques. Or, de telles approches semblent précisément manquer la dimension idéale de la justice.
Les principes au fondement de la justice
Afin de rechercher l'essence de la justice, il ne faut pas se contenter de sa définition comme ordre ou comme forme de domination, mais se mettre en quête des principes qui constituent son fondement propre. Ces principes sont l'égalité et l'équité, mais également la liberté.
L'égalité et l'équité
Définitions
L'égalité et l'équité sont des principes sur lesquels repose souvent l'idée de justice.
L'égalité compte parmi les premiers principes que l'on peut situer au fondement de la justice. Le premier article de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen lui est d'ailleurs consacré, au même titre que la liberté. Le principe d'équité vient généralement s'ajouter à celui d'égalité afin de répondre aux limites de ce dernier : l'équité permet en effet de rendre à chacun ce qui lui est dû en tenant compte des inégalités de situations entre les personnes. Elle consiste à corriger les inégalités de fait en instituant une inégalité de droit, une inégalité « juste » comme dans le cas des discriminations positives.
La question de l'égalité revient régulièrement sur le devant de la scène politique, notamment concernant les inégalités de revenus.
« Un certain degré d'inégalité économique est nécessaire pour l'innovation et la croissance (…) toutefois l'extrême concentration des richesses actuellement risque de priver des centaines de milliers de personnes du fruit de leur travail. »
Rapport Oxfam de 2014
En finir avec les inégalités extrêmes
Au sens le plus général, l'égalité implique un rapport d'identité entre deux choses ou entre deux êtres. Toutefois, la notion est davantage problématique sur le plan politique, dès lors que l'on s'interroge sur son rapport avec la notion de justice. Définir la justice comme l'égalité n'a en effet rien d'évident car on peut évoquer certains cas où il ne paraît pas souhaitable d'assimiler égalité et justice.
- L'égalité de droit n'est pas toujours équitable : elle ne prend pas en considération les différences de besoin ou de situation entre les individus.
- L'égalité absolue tend vers l'abolition de toutes les différences : elle tend à exercer une violence envers ce qui est différent, une violence du Même envers l'Autre.
À la différence de l'égalité, l'équité est un principe qui admet des inégalités justes.
Les politiques d'aide sociale ou des politiques de quotas permettent de corriger d'autres inégalités.
L'égalité et la justice : la justice corrective et la justice rétributive d'Aristote
Aristote place la question de la répartition des richesses au cœur de sa pensée politique. En un sens, sa philosophie politique se caractérise par un souci de la justice qui se traduit par une approche spécifique du concept d'égalité. Il distingue la justice corrective et la justice rétributive.
Pour Aristote, la justice relève du principe de l'égal, au-delà du droit. Le juste désigne l'égalité entre deux personnes dans leur rapport à certaines choses.
Aristote constate que la notion d'égalité n'est pas elle-même évidente, car elle peut renvoyer à plusieurs formes de justice. Dans le livre V de l'Éthique à Nicomaque, Aristote distingue justice corrective et la justice rétributive.
La justice corrective est une justice réparatrice. C'est une forme de justice particulière qui concerne les relations civiles et les relations d'échange (achats-ventes, contrats, etc.). Cette forme de justice correspond à une égalité réglée « suivant la proportion simplement arithmétique » qui établit une équivalence entre deux choses ou entre deux faits sans tenir compte de la situation des personnes. Concrètement, cette forme de justice renvoie à une arithmétique, à un calcul savant de ce qui est dû à chacun comme dans un échange marchand lors duquel il y a égalité entre la valeur de la marchandise et la somme d'argent échangées. De même, lorsqu'un délit est commis, le principe d'égalité stipule qu'une peine doit pouvoir compenser exactement le préjudice subi.
« Très peu importe en effet que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un citoyen obscur, ou que le citoyen obscur ait dépouillé l'homme de distinction […] ; la loi ne regarde qu'à la différence des délits ; et elle traite les personnes comme tout à fait égales. Elle recherche uniquement si l'un a été coupable, si l'autre a été victime ; si l'un a commis le dommage, et si l'autre l'a souffert. Par suite, le juge s'efforce d'égaliser cette injustice qui n'est qu'une inégalité ; car lorsque l'un a été frappé et que l'autre a porté les coups […], le dommage éprouvé d'une part et l'action produite de l'autre sont inégalement partagés ; et le juge, par la peine qu'il impose, essaie d'égaliser les choses, en ôtant à l'une des parties le profit qu'elle a fait. »
Aristote
Éthique à Nicomaque, livre V, chapitre IV
IVe siècle av. J.-C.
En un certain sens, la justice corrective peut être rapprochée de la loi du talion, formulée ainsi dans l'Ancien Testament : « œil pour œil, dent pour dent ». Cette « loi » porte en effet avec elle le principe d'équivalence : un œil pour la valeur d'un œil ; une dent pour la valeur d'une dent.
La justice corrective est aussi une justice qui règle les échanges : les personnes qui échangent sont dès le départ considérées comme égales, et la justice correspond au respect d'une équivalence entre les choses. C'est là encore une égalité arithmétique selon laquelle la valeur d'une chose A doit être équivalente à la valeur d'une chose B pour pouvoir être échangée avec elle, un échange juste correspondant à un échange de valeurs égales.
Pourtant, Aristote considère que la justice ne correspond pas toujours à une égalité stricte. La justice distributive se fonde en effet sur la notion de proportionnalité : la rétribution ou la distribution des biens et des honneurs ne doit pas ici être simplement « égale », mais bien plutôt réalisée proportionnellement à la valeur de chacun.
Pour Aristote, la répartition des honneurs et des charges dans la cité doit s'effectuer en fonction des mérites personnels de chaque citoyen.
En ce sens, la justice correspond à une égalité proportionnelle de traitement qui consiste à traiter inégalement des individus inégaux. Aristote précise ainsi cette approche de la justice :
« Si les personnes ne sont pas égales, elles ne devront pas non plus avoir des parts égales. Et de là les disputes et les réclamations, lorsque des prétendants égaux n'ont pas des parts égales ; ou lorsque n'étant pas égaux, ils reçoivent pourtant d'égales portions. Ceci même est de toute évidence, si, au lieu de regarder les choses, on regarde au mérite des personnes qui les reçoivent. Chacun s'accorde à reconnaître que dans les partages, le juste doit se mesurer au mérite relatif des rivaux. »
Aristote
Éthique à Nicomaque, livre V, chapitre III
IVe siècle av. J.-C.
L'équité et les discriminations positives
La notion d'équité permet d'apporter une correction à la notion d'égalité, jugée trop générale. Elle est proche de la notion de justice distributive car elle se caractérise par la prise en considération des situations particulières, et apporte ainsi une correction aux jugements et aux traitements rendus par les lois qui ont une portée générale et abstraite.
Dans le chapitre X du livre V de l'Éthique à Nicomaque, Aristote note que « ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable tout en étant juste, n'est pas le juste légal, le juste suivant la loi ; mais il est une heureuse rectification de la justice rigoureusement légale ». En effet, l'équité correspond à une prise en compte des cas particuliers dans l'application de la règle générale : elle a une portée pragmatique puisqu'elle concerne l'application précise de la règle générale à des situations concrètes non prises en compte par celle-ci.
La notion d'équité va donc au-delà de celle d'égalité : elle s'oppose à l'idée d'une égalité générale et abstraite, et défend l'existence d'inégalités justes venant compenser des déséquilibres liés à des situations particulières. Autrement dit, l'équité correspond à une égalité corrigée.
La notion d'équité révèle les ambiguïtés propres au concept d'égalité. L'égalité de droit désigne en effet une égalité générale et abstraite, qui ne tient pas compte des situations concrètes et peut être liée à une inégalité de fait (par exemple, les inégalités de revenu). L'équité est donc un principe qui promeut l'égalité de fait là où l'égalité de droit ne suffit pas.
Les discriminations positives correspondent à des mesures correctrices d'inégalités dans la mesure où elles tendent à favoriser certains groupes pour compenser une inégalité de fait (par exemple liée à une discrimination négative).
La sous-représentation des femmes dans certains milieux professionnels comme la haute fonction publique a conduit à l'adoption de lois sur la parité telle la loi tendant à favoriser l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives du 6 juin 2000 qui prévoit une égalité obligatoire des candidatures pour les scrutins de liste, les partis ne présentant pas 50 % de candidats de chaque sexe devant dès lors payer une amende.
En un certain sens, l'équité ne s'oppose donc pas à l'égalité mais correspond à une égalité plus précise, c'est-à-dire à une égalité de traitement tenant compte des situations particulières des personnes ou des groupes.
La liberté au fondement de la justice : le libéralisme
Le libéralisme
De manière générale, on peut définir le libéralisme politique comme un ensemble de doctrines visant à garantir des droits fondamentaux aux sujets contre une autorité considérée comme injuste.
Une des tendances de fond du libéralisme politique prend pour point de départ l'individu et sa liberté naturelle comme droit fondamental. Mais de manière plus large, c'est la recherche de droits naturels destinés à fonder la justice sociale qui a animé l'entreprise des penseurs libéraux. Ainsi, l'un des pères fondateurs du droit naturel, Hugo Grotius, entreprend de découvrir des « droits subjectifs » à partir de la mise au jour de « qualités morales naturelles » (Le Droit de la guerre et de la paix).
Les approches développées par les penseurs libéraux sont très différentes les unes des autres, mais il est possible de repérer certaines caractéristiques fondamentales de leur conception de la justice :
- La justice doit se fonder sur des lois naturelles définies à partir d'une analyse précise de la nature humaine.
- Pour autant, la justice n'est pas simplement naturelle : elle est instituée par une communauté politique. Toutefois, les règles instituées doivent être en accord avec la loi naturelle.
- La justice en tant que respect des droits fondamentaux est rendue nécessaire par le fait que les hommes et les sociétés n'ont jusqu'alors pas toujours respecté de tels droits : c'est en partant du constat de rapports conflictuels et de situations injustes de domination que les penseurs libéraux ont pensé un ordre de justice destiné à préserver les droits fondamentaux.
- Comme les droits fondamentaux découlent de la loi naturelle, les penseurs libéraux pensent que cette conception de la justice doit être universellement partagée puisqu'elle s'accorde avec une nature humaine universelle.
Les penseurs des droits fondamentaux ont conçu leurs doctrines par opposition à l'imposition d'une morale dominante par un pouvoir institué. Pour eux, seule la nature peut fonder la justice. Par conséquent, toute morale non naturelle risque d'imposer aux hommes une conception faussement universelle du bien (ce qui risquait d'être le cas dans l'approche de Platon, mais aussi de manière plus générale avec les religions dominantes). Les libéraux défendent la tolérance à l'égard des diverses conceptions du bien (c'est le cas chez Locke), et donc la liberté individuelle de poursuivre le bien que l'on considère comme propre, dès lors qu'il ne fait pas obstacle au droit naturel d'autrui.
Historiquement, on perçoit très clairement l'influence du libéralisme des droits fondamentaux sur la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen de 1789, avec entre autres :
- l'article premier, « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits […] », qui énonce comme principe la liberté et l'égalité naturelles chez les hommes ;
- l'article 17, « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé […] », qui énonce la dimension naturelle et sacrée du droit de propriété comme défense de ce qui appartient en propre à l'homme.
En France, la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen est aujourd'hui rattachée à la Constitution de la Ve République, ce qui la place dans ce que Kelsen désigne comme le « bloc de constitutionnalité » au sommet de la pyramide des normes. La différence essentielle entre l'approche du libéralisme des droits fondamentaux et le positivisme juridique réside en ce que la première défend l'idée d'une naturalité et d'une universalité des premiers principes du droit, ce qui n'est pas le cas de la seconde.
Le libéralisme égalitaire de John Rawls
Dans sa Théorie de la justice, Rawls tente de déterminer quels sont les principes pouvant servir de fondement à la mise en place d'une société juste. Pour lui, les principes de la justice sont l'égale liberté et des inégalités limitées.
La théorie de John Rawls vise à dépasser certaines tensions entre partisans de l'égalité et partisans de la liberté ; mais il s'en prend également à l'idéal utilitariste de la justice. Pour les utilitaristes, le juste se définit par sa finalité et cette finalité réside dans la maximisation de la somme totale de bien-être du plus grand nombre possible d'individus, soit dans un bonheur collectif équivalent à la somme des satisfactions individuelles.
Pour Rawls, cette approche utilitariste peut être très injuste envers les individus, en particulier envers les minorités, et conduire à une justice globale très approximative. Dans l'absolu, l'approche utilitariste peut même devenir sacrificielle dès lors que se pose la question de sacrifier un groupe pour l'utilité du plus grand nombre. Quoiqu'elle ne soit évidemment pas sans intérêt, Rawls montre qu'elle est contestable et qu'elle doit aussi susciter une certaine méfiance.
Face aux approches cherchant à fonder la justice sur l'égalité, la liberté ou le bonheur, Rawls développe une théorie originale de la justice qui tente de concilier libéralisme et justice sociale. Son ouvrage Théorie de la justice constitue l'exposé de son libéralisme égalitaire.
Afin de découvrir les principes idéaux sur lesquels fonder la justice, Rawls recourt à un artifice : il imagine une société fictive qu'il appelle la « position originelle » dans laquelle des individus débattraient des règles à choisir pour construire une société juste. Rawls note par ailleurs que ces individus doivent être placés derrière un voile d'ignorance. Le voile d'ignorance est un outil auquel recourt Rawls pour déterminer les principes au fondement de la justice parfaite.
Cet outil permet une opération d'abstraction : il consiste à s'imaginer ce à quoi ressemblerait une société idéale sans que nous ne sachions quelle position sociale nous y occuperions, ou bien quelles richesses nous serions amenés à y posséder. En d'autres termes, le voile d'ignorance permet de faire abstraction de toutes les situations concrètes pouvant advenir dans le monde social en isolant des principes fondamentaux destinés à fonder la justice. Le voile d'ignorance consiste en l'effacement, dans l'esprit des partenaires, de leur position sociale actuelle ou de la connaissance de leur favorisation future. Les hommes ne sont pas encore ici en mesure de se situer ou de se comparer les uns par rapport aux autres.
« L'idée de la position originelle est d'établir une procédure équitable de telle sorte que tous les principes sur lesquels un accord interviendrait soient justes […]. Nous devons, d'une façon ou d'une autre, invalider les effets des contingences particulières qui opposent les hommes les uns aux autres et leur inspirent la tentation d'utiliser les circonstances sociales et naturelles à leur avantage personnel. C'est pourquoi je pose que les partenaires sont situés derrière un voile d'ignorance. Ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales. »
John Rawls
Théorie de la justice, partie I, chapitre III, « La position originelle » , © Points, 2009, p. 168
1971
Rawls se demande quelle va être la réaction des partenaires dans cette situation. Partant du principe que l'homme fait par nature preuve d'aversion au risque (de crainte envers le risque), le philosophe pense que les individus ne feront pas le pari (risqué) de leur propre favorisation en fondant une société injuste. Au contraire, Rawls pense que les individus privilégieront le fait d'assurer la sécurité et la subsistance des plus démunis, à partir du moment où ils se situent eux-mêmes dans un contexte d'incertitude totale quant à leur situation future.
Pour assurer cette sécurité et cette subsistance aux plus démunis, Rawls considère que deux principes émergent à partir de la position originelle :
- Le premier principe correspond à un principe d'égale liberté. Il est nécessaire qu'un ensemble de libertés de base comme les libertés politiques et humaines fondamentales (vote, accès aux charges publiques, liberté d'opinion, d'expression, etc.) soient également accessibles à tous.
- Le deuxième principe repose sur l'existence d'inégalités : elle doit être « à l'avantage de chacun ». Pour Rawls, les inégalités sont légitimes si elles peuvent également contribuer à améliorer la situation des plus désavantagés, par exemple lorsque l'accroissement du revenu des uns se couple à une politique de redistribution proportionnelle des richesses. De plus, l'inégalité ne doit pas contrevenir au principe de l'égalité des chances qui constitue une garantie d'accès « à des positions et à des fonctions ouvertes à tous ». En ce sens, les inégalités ne doivent pas être telles qu'elles constituent un frein à la mobilité sociale.
« En premier lieu : chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres.
En second lieu : les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l'on puisse raisonnablement s'attendre à ce qu'elles soient à l'avantage de chacun et (b) qu'elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. »
John Rawls
Théorie de la justice, partie I, chapitre II, « Les principes de la justice » , © Points, 2009, p. 91
1971
La théorie rawlsienne de la justice constitue donc une forme de compromis entre égalité et liberté. Rawls n'est pas contre les inégalités et considère que l'égalité absolue serait liberticide. Toutefois, le système pensé par Rawls repose aussi sur l'existence d'une certaine solidarité entre ses membres.
Il a pu être reproché à Rawls, notamment par le prix Nobel d'économie Amartya Sen, de ne pas tenir compte des situations concrètes. À juste titre, il est vrai que la théorie rawlsienne ne propose pas de solution concrète pour passer de la société actuelle avec son lot d'injustices, à une société juste et idéale. La nature des principes fondateurs de la justice est sans doute elle-même discutable. Toutefois, l'artifice du voile d'ignorance a pour mérite, si ce n'est de proposer un modèle d'application concrète, de poser néanmoins le cadre abstrait dans lequel devient possible une authentique réflexion sur la nature de la justice à travers un geste fondamental consistant à faire table rase des déterminations extérieures à l'idée de justice elle-même.