Sommaire
IConnaître autruiALa définition du terme "autrui"BL'impossibilité de connaître parfaitement autrui1Une connaissance extérieure d'autrui2L'impossibilité d'accéder à une connaissance intérieure d'autruiCLa certitude de la conscience d'autruiIILa relation à autruiALe besoin d'autrui dans la construction de soiBLe conflit latent avec autruiCLe dialogue pour créer un lien et penser un monde communIIILes devoirs moraux envers autruiAL'identification à autrui comme fondement de la moraleBLe respect d'autrui comme impératif catégoriqueIl est évident que l'on a profondément besoin d'autrui, à la fois pour la conscience de soi et pour la connaissance de soi. D'une part, on a besoin du dialogue avec autrui pour sa construction intellectuelle. D'autre part, autrui est essentiel à la construction morale : les premiers devoirs qui incombent l'homme sont relatifs à son semblable.
Connaître autrui
La définition du terme "autrui"
Le mot "autrui" est un terme soutenu : il n'appartient pas au langage courant.
Néanmoins, il est utilisé dans certains adages de la langue courante, notamment dans le domaine de la morale.
Dans le précepte "Ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas que l'on te fasse", autrui ne désigne pas un ensemble d'individus indéterminé ou une foule. Autrui, c'est l'autre homme en tant que sujet moral conscient.
L'impossibilité de connaître parfaitement autrui
Une connaissance extérieure d'autrui
Il faut distinguer deux aspects de cette connaissance :
- Une connaissance extérieure, correspondant à ce qu'autrui me donne à voir de lui.
- Une connaissance intérieure, correspondant à la conscience d'autrui.
Parmi ces deux connaissances, force est de constater que seule une connaissance extérieure d'autrui est possible. Tout en sachant qu'autrui est, comme moi, un sujet conscient, il est pourtant impossible d'accéder directement à sa conscience.
C'est ce que souligne Blaise Pascal lorsqu'il énonce que, même pour ce qui est de l'amour, l'homme n'aime jamais d'autrui que des qualités physiques. En effet, Pascal souligne qu'il est impossible de saisir le moi d'autrui : tout ce à quoi l'homme a accès est l'extérieur.
Qu'est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non ; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps ou l'âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n'aime personne que pour des qualités empruntées.
Blaise Pascal
Pensées, publié dans Revue des deux Mondes
1669
Pascal souligne ici que lorsque l'on dit aimer une personne, nous n'aimons en réalité pas un moi, une autre conscience, mais seulement un ensemble de qualités, et principalement des qualités physiques.
Ainsi, on voit que le moi substantiel d'autrui nous est inaccessible : nous ne connaissons de lui que ce qui se donne extérieurement.
L'impossibilité d'accéder à une connaissance intérieure d'autrui
L'homme ne peut donc connaître que sa seule existence : il n'y a pas de preuves ni de saisie directe du moi ni de la conscience d'autrui.
C'est ce que montre René Descartes qui fait de l'existence d'autrui une réalité dont on peut douter. En effet, si un individu se poste à sa fenêtre et qu'il regarde les passants dans la rue, rien ne lui assure qu'il s'agit bien là d'autres consciences : il peut tout aussi bien imaginer qu'il ne s'agit que de mannequins qui défilent.
Pour Descartes, on peut mettre en doute l'existence d'autrui au même titre que les autres réalités extérieures à l'esprit du sujet, c'est-à-dire saisies par l'intermédiaire des sens. Ainsi, dans l'expérience du cogito, le sujet se saisit comme pensant, et pour cette raison sait qu'il existe. La conscience de soi est première et ne passe pas par l'autre, ce qui a pour conséquence qu'il n'y a pas d'expérience directe ou immédiate d'autrui comme alter ego, c'est-à-dire un autre je pensant.
Néanmoins, Descartes ne nie pas qu'il existe d'autres sujets pensants différents de moi. En effet, si je ne peux saisir de façon immédiate leur existence, des preuves indirectes me montrent qu'il ne s'agit pourtant pas de mannequins animés mais bien de sujets pensants. On doit à cet égard souligner l'importance du langage humain, qui fait que l'on distingue toujours un automate, même le plus perfectionné, d'un sujet humain pensant.
Un automate pourrait "parler". Mais il ne dépasserait pas le stade du perroquet, qui est, pour Descartes, une "machine parlante". Le langage humain nous permet de nous connaître, et de connaître autrui, dans la mesure où il traduit notre pensée.
La certitude de la conscience d'autrui
Si l'existence d'autrui ne se saisit qu'indirectement, par l'intermédiaire de ce que je saisis de lui extérieurement, cela ne signifie pas nécessairement que tout accès à sa conscience soit impossible.
En un sens, on peut, par une attention au corps d'autrui et à ses expressions, accéder à des manifestations de sa conscience. Un sourire ou des larmes permettent de comprendre les émotions de l'autre.
Edmund Husserl souligne qu'il est possible de penser le corps comme une manifestation de la conscience d'autrui. Par le corps de l'autre dont les mouvements, les gestes, sont analogues aux miens, je constate l'existence d'une vie psychique similaire à la mienne. La comparaison du corps d'autrui et du mien me permet donc d'affirmer qu'en lui, comme en moi, il y a une vie consciente.
Il est ainsi possible d'affirmer qu'autrui est, comme moi, un sujet pensant. Husserl affirme d'ailleurs dans la cinquième méditation des Méditations cartésiennes, publiées en 1931, que la conscience n'est jamais isolée. Au contraire, chaque conscience reconnaît l'existence d'autres consciences, dans ce que Husserl nomme un "sentiment originaire de coexistence", parfois appelé "intersubjectivité".
La relation à autrui
Le besoin d'autrui dans la construction de soi
Si je ne connais pas autrui directement, il n'en reste pas moins que l'autre semble nécessaire à mon existence en tant qu'être humain.
De fait, l'homme ne vit jamais isolé, mais toujours entouré de semblables : l'homme appartient toujours à une société, mais aussi à une famille.
Nous avons besoin d'autrui non seulement pour subvenir à nos besoins premiers, mais aussi pour développer nos facultés intellectuelles (comme le langage, le savoir, la connaissance) et nos facultés affectives. Aristote souligne d'ailleurs cette nécessité pour l'homme de vivre entouré de semblables au début de son œuvre La Politique : l'homme est par nature un être politique, c'est-à-dire un être qui vit parmi ses semblables à l'intérieur d'une cité. Ainsi, celui qui vit isolé est soit un être humain dégradé, soit un surhomme, c'est-à-dire un dieu.
Cette dépendance de l'homme à ses semblables est notamment illustrée par l'histoire de Robinson Crusoé. Le naufragé, qui se retrouve isolé sur une île déserte, s'empresse de reconstruire une altérité, en écrivant un journal et en perpétuant les habitudes sociales de l'Angleterre contemporaine. Par exemple, il ne travaille pas le dimanche et se consacre à la Bible.
Le livre montre que l'homme a besoin d'un système social et d'une altérité. Michel Tournier, qui reprend cette histoire dans Vendredi ou Les limbes du Pacifique, insiste tout particulièrement sur cet aspect. Le système mis en place par Robinson sur son île est bancal : on ne peut être à la fois prêtre et paroissien, gouverneur et gouverné. Le héros, privé d'une altérité, sombre dans la "souille" et voit sa propre personnalité désagrégée. Il ne se lave plus, ne se nourrit plus, passe son temps à dormir : sans autrui, l'homme perd jusqu'à son identité.
Autrui, pièce maîtresse de mon univers. Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon univers personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l'usage de la parole, et je combats de toute l'ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude.
Michel Tournier
Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Paris, éd. Gallimard, coll. "Blanche"
1967
La présence d'autrui se révèle indispensable pour se construire soi-même. À cet égard, le regard d'autrui, c'est-à-dire l'image que l'autre me renvoie de moi-même, est nécessaire pour la conscience de soi et pour la connaissance de soi. comme le souligne notamment Jean-Paul Sartre, autrui joue en quelque sorte le rôle d'un miroir pour la conscience.
Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre.
Jean-Paul Sartre
L'existentialisme est un humanisme, Paris, Éditions Nagel, coll. "Pensées"
1946
Sartre met ici en évidence que dans l'entreprise de connaissance de soi, il est nécessaire de passer par l'image qu'autrui se fait de moi.
Saisir la façon dont autrui me perçoit me permet en retour d'affiner la conscience que j'ai de moi-même et de ce que je suis.
Dans cette perspective, l'ami semble bien incarner la figure privilégiée de cette connaissance de soi par l'autre. En effet, l'ami, comme alter ego, joue un rôle décisif : bienveillant à notre égard, il est celui qui, nous connaissant parfaitement, nous aide à mieux nous connaître nous-même.
Par conséquent, à la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c'est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu'un ami est un autre soi-même.
Aristote
Éthique à Nicomaque, trad. Jules Tricot, Paris, éd. Vrin, coll. "Bibliothèque des Textes philosophiques" (1990) (1re éd. 1959)
IVe siècle av. J.-C.
Le conflit latent avec autrui
Le rapport à l'autre est donc essentiel à la constitution de la conscience de soi.
Pourtant, la relation à autrui n'est pas toujours vécue sur le mode de l'apaisement : bien souvent, ce rapport prend la forme de la lutte ou du conflit. Cette difficulté dans le rapport à l'autre s'explique en partie par le fait qu'autrui, autre conscience, peut faire de moi un objet.
En effet, par son regard, autrui me confère une existence objective : pour lui, je ne suis qu'un objet parmi les autres objets du monde. Il peut donc me nier comme sujet, et faire de moi autre chose que ce que je suis ou pense être. La violence de cette objectivation qu'autrui produit de moi tient probablement au fait qu'en faisant de moi un objet, il nie ma liberté de sujet. Lorsqu'autrui fait de moi un objet, il me renvoie une image de moi-même figée et réductrice.
Sartre, dans L'Être et le Néant, illustre cette relation ambivalente à autrui à travers l'exemple de la honte.
La honte, dans sa structure première, est honte devant quelqu'un. Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête ; quelqu'un était là et m'a vu. Je réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte...
Jean-Paul Sartre
L'Être et le Néant, Paris, éd. Gallimard, coll. "Bibliothèque des idées"
1943
Ici, Sartre souligne que le sentiment de honte est toujours honte par rapport à quelqu'un. Ainsi, un geste qui m'apparaît dénué de toute signification sera pour l'autre un geste vulgaire ou maladroit. Prenant conscience qu'autrui me voit alors comme un être maladroit, j'ai honte de cette image qu'autrui se fait de moi.
Plus généralement, Sartre souligne que chaque conscience saisit dans le monde des objets : c'est pourquoi, pour autrui, je deviens objet. Pourtant, cette expérience n'est pas entièrement négative : elle rend possible une distance à soi permettant de se saisir dans son extériorité. Cette reconnaissance de l'image qu'autrui se fait de moi se révèle indispensable à la construction de soi-même, bien qu'étant par nature ambivalente. En effet, l'image qu'autrui a de moi peut aussi bien venir renforcer une mauvaise estime de soi. C'est là toute l'ambivalence de la relation à autrui.
Le dialogue pour créer un lien et penser un monde commun
La rencontre avec autrui est décisive dans la construction commune du monde.
Il est possible de dire que c'est grâce à l'intersubjectivité, c'est-à-dire la rencontre de plusieurs subjectivités, que le monde possède une objectivité car cette dernière dépend du partage de connaissances pour pouvoir s'établir. Aussi, si les hommes n'avaient aucun moyen de communiquer leurs points de vue sur le monde, la science n'aurait pas pu voir le jour. Chacun se retrouverait enfermé dans sa subjectivité.
Si seul mon point de vue sur le monde m'était accessible, je me retrouverais enfermé dans ma subjectivité, sans objectivité possible sur la réalité extérieure.
Comme le souligne Maurice Merleau-Ponty, le dialogue avec l'autre est ce qui me permet de sortir de cet enfermement : autrui est bien celui qui, habitant le même monde que moi, le voit et le vit différemment. par le dialogue, l'autre peut me communiquer son expérience du monde, et par là même enrichir la mienne. le dialogue est ce qui donne au monde son épaisseur. Le dialogue constitue une forme essentielle du rapport à autrui : il me fait accéder à un univers de sens distinct du mien, mais qu'il m'est possible de comprendre.
Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur.
Maurice Merleau-Ponty
Phénoménologie de la perception, Paris, éd. Gallimard, coll. "Tel" (2005)
1945
Le dialogue constitue une forme essentielle du rapport à autrui : il me fait accéder à un univers de sens distinct du mien, mais qu'il m'est possible de comprendre.
Par le dialogue, la distance entre autrui et moi n'est certes pas abolie, mais un univers commun est créé.
Les devoirs moraux envers autrui
L'identification à autrui comme fondement de la morale
L'un des caractères essentiels de la relation à autrui tient à sa dimension morale : l'autre homme est celui envers qui j'ai des devoirs.
Cette exigence morale peut être expliquée par une compréhension naturelle et instinctive de l'autre. Dans cette perspective, deux sentiments doivent attirer notre attention :
- L'empathie, c'est-à-dire la capacité à se mettre à la place de l'autre qui souffre.
- La sympathie, c'est-à-dire la capacité de souffrir "avec" l'autre.
La dimension morale de la relation à autrui reposerait donc sur la compréhension naturelle des sensations et des sentiments de l'autre. Jean-Jacques Rousseau nomme "pitié" cette identification immédiate à la souffrance d'autrui : la pitié est naturelle et s'exprime sous la forme d'un sentiment et non d'un raisonnement.
Vertu d'autant plus universelle et d'autant plus utile à l'homme qu'elle précède en lui tout usage de la réflexion, et si naturelle que même les bêtes en donnent quelques fois des signes sensibles.
Jean-Jacques Rousseau
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, éd. GF Flammarion (2016)
1755
La pitié est un sentiment naturel chez l'homme, qui le pousse à compatir avec la souffrance des autres hommes. Ici, Rousseau souligne que cette identification à la souffrance n'est pas limitée aux autres hommes, puisque certains animaux semblent la ressentir aussi.
Le respect d'autrui comme impératif catégorique
L'exigence morale à l'égard d'autrui peut aussi se fonder sur la reconnaissance de l'autre comme être doué de raison, et donc comme étant mon égal.
En effet, si autrui n'est pas une chose mais un autre moi, il faut alors le traiter comme un égal. Chacun se doit de reconnaître l'existence d'autres subjectivités et d'autres libertés, ce qui implique que l'on ne peut traiter l'autre comme un objet ou comme un moyen. Autrui est avant tout un sujet que je dois reconnaître et respecter.
C'est notamment ce qu'exprime Emmanuel Kant.
Agis toujours de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais seulement comme un moyen.
Emmanuel Kant
Fondements de la métaphysique des mœurs, (Grundlegung zur Metaphysik der Sitten), trad. Victor Delbos, Paris, éd. Le Livre de Poche (1993)
1785
Il ne faut jamais traiter autrui comme un moyen en vue d'une fin que je voudrais atteindre. Autrui est, comme moi, un sujet doué de raison et libre : je dois donc le traiter comme une fin, c'est-à-dire comme un sujet.
Emmanuel Levinas va plus loin que Kant. Pour lui, l'expérience avec l'autre se fait par la rencontre avec le visage. Le visage désigne la vulnérabilité d'autrui, son expressivité, qui renvoie l'homme à sa responsabilité. La vision de Levinas est d'abord éthique : l'homme est investi d'une morale à l'égard d'autrui. Cette morale s'incarne dans le visage de l'autre, qui représente la faiblesse, la misère. Le visage est alors un commandement moral. L'homme est responsable d'autrui, même s'il ne l'a pas choisi.
Ainsi la raison m'apprend mon devoir d'agir moralement envers autrui.
Il y a toutefois une différence entre la morale kantienne, et l'éthique de Lévinas. La morale de Kant repose sur le devoir envers la personne humaine en général -soi comme l'autre. Lévinas insiste au contraire sur Autrui comme "fin" absolue.